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Mayotte, une île de l’archipel des Comores
en situation postcoloniale

Alors qu'à la mi-mai 2023 l'Etat français poursuit l'opération sécuritaire "Wuambushu" à Mayotte, un livre du sociologue Nicolas Roinsard, publié en 2022 aux éditions du CNRS, permet de mieux comprendre la situation dans ce département français. Dans Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges, après sept années de voyages d’étude de terrain réguliers à Mayotte, l'auteur revient sur "le récit mythifié" de la prise de possession française de Mayotte en 1841. Il analyse les effets concrets de la départementalisation sur la société mahoraise. Enfin, il décrit le parcours de ces mineurs isolés qui tombent dans la délinquance de rue et se considèrent, pour certains, comme "les enfants oubliés de la République". Nous publions ici la recension de ce livre dans Mediapart en août 2022 par Joseph Confavreux.

Vigilance

[/le 18 mai 2023/]
Après la décision en référé liberté du tribunal judiciaire suspendant les démolitions voulues par le ministre de l’Intérieur à Mayotte, le tribunal administratif de Mayotte est allé dans le sens contraire. Ci-dessous sa décision du 13 mai 2023 qui a autorisé en référé la démolition des bangas de Talus 2 à Mayotte, Un feu vert a été donné. Après vérification de la réalité du relogement, du stockage des biens et de la scolarisation des enfants, la démolition pourra être exécutée.

Il s’agit d’une décision politique.

Le juge a renoncé à effectuer le contrôle de légalité qui lui revient et renverse la charge de la preuve en exigeant des familles concernées d’apporter une preuve qui leur est impossible à apporter puisque le préfet, lui, n’a pas à justifier du caractère adapté des offres qu’il leur a faites. Il est incompréhensible que, d’un côté, on lève la suspension de la démolition et de l’autre le juge donne injonction à l’administration de faire inventaire des meubles et de les stocker au rectorat et aux mairies de scolariser les enfants dans les dix jours qui suivent le relogement effectif des familles. Pour le juge, le refus ou le silence des familles face aux offres de relogement constituerait une volonté d’obstruction à la démolition… L’opération Wuambushu peut démarrer. Il n’y a plus aucun garde fou juridique aux projets du ministre de l’Intérieur français, que l’extrême présente comme le modèle de ce qu’il faudra faire ensuite en France.

la decision du tribunal administratif de mayotte du 13 mai 2023

CNRS éditions, 26 €.
CNRS éditions, 26 €.

Présentation de l’éditeur


C’est à Mayotte, ancienne colonie (1841-1946) et dernier-né des départements français (2011), que le Rassemblement national réalise ses meilleurs scores électoraux. Et ce n’est pas le seul aspect en apparence contradictoire de cette société bantoue-islamique qui a fait, depuis le référendum de 1958, le choix de la France par souci d’indépendance vis-à-vis des Comores. De fait, Mayotte est un département « hors normes » à plus d’un titre : il est le plus jeune, le plus pauvre, le plus inégalitaire et le plus touché par l’immigration, en grande partie irrégulière. Lorsqu’il retient l’attention des médias, comme lors du long et dur mouvement social survenu en 2018, l’accent se trouve inévitablement porté sur ces différents traits sans pour autant interroger les logiques politiques et sociales qui les sous-tendent. Par contraste, cette enquête au long cours, attentive aux dynamiques historiques comme aux enjeux du quotidien, met en lumière les effets de l’intégration politique sur l’organisation sociale. En quoi la départementalisation, support d’une transformation des rapports de classe ou de genre, des relations entre générations ou entre nationaux et étrangers, remodèle-t-elle la société dans son ensemble ? Quel rôle joue-t-elle dans la construction des nouvelles formes de précarité et d’inégalités ? En quoi modifie-t-elle ou non les régimes de solidarité et les formes de régulation traditionnellement observées ? Appréhendée dans une comparaison constante avec les autres départements et collectivités d’Outre-mer, Mayotte pose en réalité la question de la gouvernance postcoloniale dans la France contemporaine.
Nicolas Roinsard, sociologue, maître de conférences à l’Université Clermont Auvergne et chercheur au sein du LESCORES, a notamment publié La Réunion face au chômage de masse (2007) et, en codirection avec Didier Le Gall, Chroniques d’une autre France : La Réunion (2010).

Mayotte, un archipel en « situation postcoloniale »


par Joseph Confavreux, publié par Mediapart, le 23 août 2022. Source En juin 2017, Emmanuel Macron, tout juste élu pour un premier quinquennat, se fendait d’une blague méprisante, en jugeant que « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien ». Une référence à ces frêles embarcations de l’océan Indien grâce auxquelles certain·es habitant·es des Comores tentent de rejoindre Mayotte. À l’orée d’un deuxième quinquennat qui demeure dans le brouillard politique, Gérald Darmanin, lors de son déplacement de trois jours sur l’archipel, de dimanche à mardi, a emboîté le pas du président, dans un genre moins douteux mais conjuguant le ton martial et le registre paternaliste souvent propre au double maroquin ministériel de l’intérieur et de l’Outre-Mer qu’il tient dans le gouvernement d’Élisabeth Borne. Appelant à « lutter contre l’attractivité sociale et administrative » du territoire insulaire, c’est-à-dire à freiner l’immigration clandestine en provenance des Comores voisines, il a notamment souhaité que, pour qu’un enfant né à Mayotte bénéficie du droit du sol, au moins un de ses parents ait résidé régulièrement sur l’archipel depuis au moins un an, contre trois mois actuellement. Cette entorse au droit commun vient rappeler que le « 101e département » français, ainsi qu’il est rituellement désigné depuis l’accession de Mayotte à ce statut en 2011, n’en est pas vraiment un. Sur cet archipel de l’océan Indien, on parle d’ailleurs de département tzouaou (« faux ») et on souhaite devenir un département mouakaka (« vrai »). Ce sentiment de ne pas être un territoire français comme les autres n’est pas seulement lié à la situation socio-démographique de Mayotte, qui détonne avec le profil national : âge médian de la population de 17,5 ans contre 40 pour l’ensemble de la France ; proportion d’étrangers de 48 % à mettre en regard des 6,2 % au niveau national ; taux de population vivant en dessous du seuil de pauvreté de 77 % contre 14 % en France métropolitaine… Sans même parler du fait que 95 % des Mahorais sont de confession musulmane ou que la population française de Mayotte y est en grande partie non francophone, puisque beaucoup des habitant·es ne parlent que le shimaoré d’origine bantoue ou le kibouchi, dérivé du malgache sakalave.

Mascarade administrative et politique

Mais si le 101e département français ressemble souvent à une mascarade administrative et politique, c’est surtout parce qu’il est le territoire d’une « situation postcoloniale », pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Nicolas Roinsard que les éditions du CNRS publient jeudi 25 août. Sous-titré Mayotte ou le gouvernement des marges, l’ouvrage constitue à la fois une enquête sociologique roborative dans cet archipel de l’océan Indien, une analyse à rebrousse-poil des effets de la départementalisation dans les Outre-Mer et une démonstration convaincante de l’intérêt d’études précises de situations postcoloniales qui dépassent les déconstructions généralisantes ou les raccourcis idéologiques de certains pans des postcolonial studies, cette « rivière aux multiples affluents », pour reprendre les termes du politiste Jean-François Bayart. L’aspect le plus original du livre est de s’en prendre à la « représentation mythifiée de la départementalisation » qui empêche d’en « interroger les effets sociaux ». Ce mythe est d’autant plus difficile à remettre en cause qu’il est largement le produit d’une lutte de plusieurs décennies des élites politiques de l’archipel, dont l’aboutissement formel en 2011 a pu donner le sentiment qu’il s’agissait d’un combat victorieux. À « la quête statutaire qui a mobilisé les esprits pendant plus de cinquante ans, écrit Nicolas Roinsard, succède aujourd’hui la quête de l’égalité nationale. Ainsi, la représentation mythifiée du département est sauve : le désordre est ponctuel, on attend de la France qu’elle poursuive le processus d’intégration. En aucun cas n’est posée la question de la trajectoire politique de Mayotte et d’une décolonisation qui place la France dans une position de force quant au devenir de la société. » Le chercheur rappelle pourtant que le « oui à la France », régulièrement exprimé depuis le référendum de 1958 qui invitait les populations des départements et territoires d’Outre-Mer à se prononcer sur leur avenir institutionnel, a toujours exprimé à Mayotte « d’abord et avant tout un “non aux Comores” » et que la demande de départementalisation n’y est donc pas « solidaire, à l’origine, d’une volonté d’assimilation au modèle français ».

De nouvelles divisions sociales et régionales

Mais Nicolas Roinsard montre surtout que le récit inébranlable des avantages de la départementalisation, rejoué ces derniers jours par Gérald Darmanin, ne tient guère. En premier lieu parce que les promesses de développement économique et d’égalité nationale demeurent pendantes. « La mise aux normes françaises de la société locale profite d’abord à une minorité de la population en mesure d’occuper les nouveaux emplois qualifiés – en l’occurrence des métropolitains “expatriés” et une fraction diplômée de la population mahoraise », écrit ainsi le chercheur. À l’encontre d’une approche de la « départementalisation » trop souvent réduite à des termes techniques relatifs au développement économique et à la transformation des institutions juridiques, politiques et administratives, l’auteur relie ainsi deux éléments souvent pensés de manière indépendante : la gouvernance outre-mer et l’observation d’une société fragmentée. Il constate alors que c’est le processus d’intégration administrative et politique lui-même qui « accentue sensiblement les inégalités », en particulier en fonction de l’accès ou non à la condition salariale, à la fonction publique et à la citoyenneté française. En second lieu, parce que cette départementalisation constitue, pour Nicolas Roinsard, l’espace d’une « gouvernance postcoloniale qui (re)produit ici sa part de violence en dessinant de nouvelles divisions sociales et régionales, et qui provoque des discontinuités brutales sous l’effet d’une mise aux normes françaises de la société locale ». Pour le chercheur, la série de réformes juridiques engagées à partir des années 2000 pour rapprocher l’archipel du droit commun a eu des effets massifs dans « une société bantoue islamique régie jusqu’alors selon d’autres normes sociales, juridiques et culturelles ». Mais ce qu’il nomme le « dogme départementaliste » a empêché d’en prendre la mesure et les directions.

Une étude ethnographique documentée

La force du livre est alors de ne pas se contenter d’une mise en cause abstraite des effets ou méfaits de l’universalisme républicain propre à la politique française dans ses colonies et ex-colonies, mais de proposer une étude ethnographique documentée de cette rencontre asymétrique entre l’État français et un territoire d’Outre-Mer, centrée sur trois champs d’études. Le premier s’intéresse à la manière dont les mesures d’assimilation mises en œuvre à Mayotte au cours des deux dernières décennies ont participé d’une transformation des rapports de genre. L’auteur note que « l’accès prolongé des filles à la scolarisation, l’égalité juridique hommes-femmes, l’accroissement de l’égalité féminine et l’introduction de droits inédits ont bousculé les rapports traditionnels de dépendance ». Mais il souligne aussi que « ces perspectives d’émancipation féminine sont cependant très inégales en fonction des générations et du milieu social observé ». La monétarisation croissante des échanges a même accru le risque de pauvreté des mères non diplômées, qui assument en grande majorité les obligations alimentaires lorsque le père a quitté le foyer. Le deuxième terrain parcouru par le livre est celui des frontières et des politiques migratoires et permet de montrer que « l’intégration de Mayotte à la République française est allée de pair avec une production plus prononcée de la frontière, de la clandestinité et de l’altérité à l’endroit des ressortissants comoriens ». Il s’est ainsi produit un « processus d’altérisation » et de différenciation accrue, alors même que les Mahorais et les étrangers comoriens partagent une même base linguistique, une même culture, une même religion au fondement des normes morales et sociales, mais aussi des logiques d’alliances matrimoniales où le critère national n’est que secondaire.

La jeunesse mahoraise, un groupe hétérogène

Le dernier volet de l’enquête sociologique de Nicolas Roinsard porte sur la question brûlante des déviances et délinquances juvéniles à Mayotte. Là encore, le chercheur montre les effets complexes, ambigus et loin d’être tous positifs de l’intégration croissante de Mayotte à l’espace de la République française, lorsque l’assimilation « fragmente le corps social et bouscule les règles de l’organisation sociale traditionnelle ». La jeunesse mahoraise, souvent décrite comme un ensemble aussi massif qu’anomique, constitue en réalité un groupe social très hétérogène et inégalitaire, parcouru de deux principes de division majeurs. Le premier, écrit le sociologue, « s’appuie sur la nationalité et les effets sociaux des politiques migratoires répressives ». Il conduit les enfants d’immigrés et de sans-papiers à des pratiques déviantes et délinquantes déterminées à l’origine par un enjeu de survie économique mais de plus en plus redimensionnées en un « retournement de violence vis-à-vis d’une société et d’une nation jugées hostiles ». Le second principe de division renvoie aux politiques éducatives et de mobilité mises en œuvre par l’État et creusant l’écart entre les « jeunes qui partent » pour étudier ou travailler dans d’autres départements français et ceux qui restent et partagent une expérience de chômage et de galère. Pour le chercheur, on assiste de ce fait au « passage d’une société communautaire à une société d’individus » avec une juxtaposition de deux systèmes institutionnels qui cohabitent, se confrontent, se combinent ou s’opposent selon les scènes sociales. Dans ce processus, « les règles endogènes qui organisaient la socialisation juvénile et les rapports entre classes d’âge ont perdu de leur force, tandis que les nouvelles institutions exogènes liées à l’assimilation sont inégalement intégrées. Ainsi se dessine le tableau d’une société dépossédée de ses règles et de son organisation, et dont la déviance juvénile semble être l’un des symptômes les plus prégnants ». Alors que le rattachement à la France n’avait été présenté que sous l’angle d’un bénéfice économique et d’un avantage politique consistant à se séparer des Comores, on prend désormais la mesure, écrit Nicolas Roinsard, des « effets déstructurants et inégalitaires de l’assimilation et d’une relation de pouvoir qui place Mayotte sous tutelle ». Dans ce cadre, « si la représentation mythifiée d’une France protectrice a occulté la nature coloniale du lien politique qui a fondé l’intégration de l’île à la nation, le dogme départementaliste a occulté, à son tour, la question postcoloniale » qui se trouvait pourtant alors au cœur des débats politiques dans les quatre DOM historiques de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane. Certains observateurs avaient pu être surpris, note Nicolas Roinsard, de « voir les Mahorais voter pour le statut de département en 2009, au moment même où les quatre DOM historiques en appelaient à davantage de reconnaissance et d’autonomie au sein de la République ».

De trop fortes inégalités

En 1946, au lendemain de la départementalisation des quatre « vieilles colonies », Aimé Césaire posait déjà cette question : « Pouvons-nous être égaux sans être semblables ? » Pour le poète et maire de Fort-de-France, l’intégration et la départementalisation ont vite pris l’apparence d’une « espérance trahie », régulièrement exprimée à travers des épisodes de colère sociale et politique. Mayotte se place aujourd’hui largement dans les pas des autres DOM, où, écrit Nicolas Roinsard, « la départementalisation est à la fois un aboutissement (la réponse à une revendication ancienne d’égalité politique) et un processus (une égalité de droits différée dans le temps) ». À Mayotte, comme en Martinique ou en Guadeloupe, juge ainsi le chercheur, « les politiques économiques, éducatives et migratoires mises en œuvre dans les DOM ont contribué au maintien d’une structure sociale fortement inégalitaire, avec, en bas de l’échelle, une masse de chômeurs, d’inactifs et de salariés des classes populaires ». Contrairement à une idée reçue de « danseuses qui coûtent cher » que leur prêtait l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, les dépenses de l’État dans les DOM n’ont jamais été à la hauteur de celles engagées en France métropolitaine. La loi sur l’égalité réelle Outre-Mer votée en février 2017 a ainsi visé à corriger le tir en prévoyant un alignement total du droit et des dépenses publiques outre-mer sur le niveau national d’ici 2030 à 2040. Mais Mayotte semble encore plus loin de cette égalité réelle que les autres DOM, travaillée plus encore que les autres territoires ultramarins par des mouvements contradictoires de progrès social, d’amélioration des infrastructures, d’accès plus large à la consommation, mais combinés à un vif questionnement identitaire, un creusement des inégalités sociales et une absence de perspectives pour les jeunes. Des tensions d’autant plus urgentes qu’à « l’inverse des générations précédentes, longtemps suspendues au devenir statutaire de l’île, écrit l’auteur, les nouvelles n’ont aucun doute sur leur appartenance à la France. Leurs attentes sont différentes (l’enjeu du séparatisme politique avec les Comores est dépassé) et les risques de désillusions, plus grands. On en perçoit déjà les signes dans les mouvements sociaux contemporains et la critique plus directement adressée à l’État, chose impensable il y a encore quelques années ». Et des tensions qui ne pourront trouver de résolution qu’à la condition de penser les différents aspects de la « situation postcoloniale » de Mayotte. Sur ce dernier point encore, l’ouvrage fait œuvre d’une précision salutaire, dans un contexte où le terme « postcolonial » demeure l’objet de polémiques récurrentes et de controverses souvent plus accablantes qu’édifiantes. À partir de l’hétérogénéité des situations postcoloniales liée au fait qu’il existe historiquement plusieurs types de colonisation, de décolonisation et de réactions à la domination, Nicolas Roinsard juge que l’enjeu est de « dépasser l’horizon déconstructionniste de la pensée postcoloniale pour engager un travail d’objectivation sociologique de cet héritage ». Afin de ne pas se contenter de la critique des dispositifs qui irriguent les représentations, les langages et les imaginaires, mais de saisir comment le postcolonial se matérialise dans « les structures sociales, les habitus, les institutions, les rapports sociaux et le politique ». Dans cette perspective, Mayotte constitue un cas d’école, d’autant plus intéressant que, comme l’écrit Nicolas Roinsard, « les départements et collectivités d’Outre-Mer – soit 2,5 millions de citoyens – sont les grands absents du débat sur le postcolonial en France ».

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