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Mayotte, l’île de la mort : chronique d’un drame oublié, par Yves Guéchi

Publié par Yves Guéchi dans son blog Mediapart le 13 juillet 2025.
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Kwassa-kwassa comorien © Yves Guéchi

Dans l’imaginaire collectif français, Mayotte évoque rarement autre chose qu’un territoire lointain, exotique, insulaire, perdu dans l’océan Indien. Peu de métropolitains connaissent véritablement la réalité de cette île devenue département français en 2011. Pourtant, derrière les palmiers, les lagons et les images touristiques, se cache une tragédie humaine continue, que beaucoup préfèrent ignorer. Une tragédie tellement récurrente et meurtrière qu’un surnom glaçant lui a été donné : « l’île de la mort. » Mais que recouvre exactement cette appellation ? Pourquoi Mayotte, territoire français, porte-t-elle un nom aussi funèbre ? Cet article vous propose une plongée dans les eaux troubles d’une crise migratoire, politique, sociale et humaine.

Une île française dans l’archipel des Comores

Mayotte fait partie de l’archipel des Comores, situé entre le Mozambique et Madagascar, dans le canal du Mozambique. Elle est la seule des quatre grandes îles de l’archipel à avoir choisi de rester française après l’indépendance des Comores en 1975. Cette situation a créé un contentieux diplomatique persistant entre la France et l’Union des Comores, qui revendique toujours la souveraineté sur l’île.

En 2011, Mayotte devient officiellement un département d’outre-mer (DOM), et en 2014 une région ultrapériphérique de l’Union européenne. Elle devient alors un territoire de droit français en pleine Afrique de l’Est, avec toutes les conséquences que cela implique, notamment en matière de politiques sociales, de droit du sol, et de contrôle aux frontières.

Une frontière maritime aussi invisible que mortelle

Ce statut particulier fait de Mayotte une sorte d’eldorado pour des milliers de Comoriens qui fuient la misère, le chômage, le manque d’infrastructures et l’instabilité politique de leur pays. Le rêve de rejoindre Mayotte devient une obsession pour beaucoup, notamment ceux originaires de l’île voisine d’Anjouan, située à moins de 70 km de Mamoudzou, la capitale mahoraise.

Mais cette courte distance cache une traversée périlleuse. Chaque nuit ou presque, des dizaines de kwassa-kwassa, ces petites embarcations de fortune souvent surchargées, prennent la mer. Les passeurs ne reculent devant rien pour faire embarquer femmes enceintes, enfants, nourrissons et jeunes hommes. Le voyage est effectué sans gilets de sauvetage, sans lumières, souvent dans l’obscurité la plus totale pour échapper aux patrouilles de la gendarmerie maritime française.

Les drames sont fréquents. Un nombre incalculable de bateaux chavirent, se brisent sur les récifs, ou se perdent en mer. Des cadavres sont retrouvés sur les plages. D’autres ne sont jamais retrouvés. Les autorités estiment qu’au moins 10 000 personnes sont mortes en mer dans ces conditions au cours des deux dernières décennies. D’autres sources parlent de chiffres bien plus élevés. Ce n’est pas une mer qui sépare Anjouan de Mayotte, mais une tombe liquide.

Des naufrages passés sous silence

Contrairement aux drames de Lampedusa ou aux noyades en Méditerranée, les naufrages entre Anjouan et Mayotte suscitent peu d’émotion en métropole. Ils ne font pas la une des journaux. Ils ne provoquent pas de vagues de compassion sur les réseaux sociaux. Les morts de la route mahoraise sont des invisibles, souvent sans papiers, sans famille connue en France, sans tombe, sans nom.

Des collectifs locaux, comme le Gisti ou la Cimade, tentent de documenter ces naufrages, mais les témoignages sont rares, les survivants souvent terrorisés, et les autorités peu enclines à communiquer sur le sujet. Pourtant, chaque mois, des enfants disparaissent en mer, engloutis avec leurs parents dans des embarcations de misère.

En 2018, Emmanuel Macron, alors président, déclenche un tollé en déclarant que « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien ». Une phrase jugée méprisante et déshumanisante, qui choque jusqu’aux Mahorais eux-mêmes. Ce cynisme résume tristement le regard que porte une partie de la classe politique française sur ce drame.

Une situation migratoire explosive

Mayotte est aujourd’hui le département français le plus jeune et le plus pauvre. Plus de 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon l’Insee. Près de la moitié des habitants n’a pas la nationalité française, et environ un tiers est en situation irrégulière. Les bidonvilles se multiplient, les services publics sont saturés, les écoles débordent, les hôpitaux sont surchargés.

Cette situation alimente une tension sociale croissante, avec des manifestations régulières des Mahorais qui dénoncent un « chaos migratoire » et une « dépossession de leur territoire ». Ils réclament plus de contrôles, plus de moyens, plus d’expulsions. Les politiques migratoires se durcissent. Les expulsions vers les Comores battent des records chaque année, avec des milliers de reconduites à la frontière.

Mais ces expulsions ne règlent rien. Elles alimentent un cycle sans fin : les migrants renvoyés tentent à nouveau la traversée quelques jours plus tard. La logique de la clandestinité et du danger devient une norme pour des familles entières. La mer est devenue une frontière sanglante, sans barbelés, mais avec des vagues qui tuent.

Le droit du sol contesté et les enfants fantômes

Un des enjeux majeurs à Mayotte est celui du droit du sol. Jusqu’en 2018, tout enfant né à Mayotte de parents étrangers pouvait, sous certaines conditions, obtenir la nationalité française à sa majorité. Cela a conduit de nombreuses femmes comoriennes enceintes à risquer leur vie pour accoucher sur le sol français, espérant un avenir meilleur pour leur enfant.

Mais cette logique a été massivement remise en cause. En 2018, la loi Asile et Immigration a introduit un régime dérogatoire à Mayotte, supprimant l’automaticité de l’acquisition de la nationalité. Cela a créé une catégorie d’enfants « fantômes », nés sur le sol français, mais sans existence légale, sans papiers, sans droits, vivant dans des conditions précaires.

Ces enfants grandissent dans l’ombre. Ils sont parfois exploités, sans accès à la santé, à l’école ou à un logement stable. Ce sont les victimes silencieuses d’un système à la fois répressif, inhumain, et bureaucratiquement aveugle.

Une crise humanitaire et morale

La réalité mahoraise est complexe, mais elle révèle un angle mort du modèle républicain. Comment un territoire français peut-il à ce point concentrer pauvreté, précarité, violence et déni de droits ? Comment peut-on accepter qu’autant de personnes meurent chaque année en tentant de rejoindre un département de la République ?

Mayotte est à la croisée de plusieurs logiques contradictoires :

  • une logique de souveraineté territoriale affirmée par l’État français ;
  • une logique de survie migratoire pour les Comoriens ;
  • une logique de colère sociale des Mahorais ;
  • une logique de silence politique en métropole.

Il s’agit bien d’une crise humanitaire, mais aussi d’une crise morale. Le surnom « l’île de la mort » n’est pas une exagération médiatique. Il est l’écho d’un chant funèbre, de mères qui pleurent leurs enfants noyés, de passeurs cyniques, de politiques aveugles, et d’une mer qui devient cimetière.

Quel avenir pour Mayotte ?

Il est difficile d’imaginer une solution simple à une situation aussi enracinée.

Mais quelques pistes existent :

  • Une coopération renforcée avec les Comores, pour améliorer les conditions de vie dans l’archipel et réduire les flux migratoires ;
  • Un accueil digne des enfants nés sur le sol français, quelle que soit la nationalité des parents ;
  • Une réforme profonde des politiques migratoires, fondée non seulement sur la sécurité mais aussi sur la dignité ;
  • Une meilleure intégration économique et sociale de Mayotte, avec des investissements massifs dans l’éducation, la santé, l’habitat, et la formation.

Mayotte ne peut pas rester cette zone grise de la République, à la fois française et marginalisée, riche de droits sur le papier, mais vidée de sens dans la réalité. Redonner un avenir à Mayotte, c’est aussi redonner un sens à l’idéal républicain.

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