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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
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Maurice Audin : une vie brève

Le dossier du ministère de la Défense sur la disparition de Maurice Audin, disparu, à Alger le 11 juin 1957, après avoir été arrêté par des militaires français, est désormais consultable, selon un arrêté paru au Journal officiel du 23 février 20131. Cet arrêté du 1er février, signé du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, est daté du jour où Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, a reçu une copie de ce dossier des mains du ministre, conformément à l'engagement de François Hollande. Peu de temps auparavant, Michèle Audin publiait Une vie brève, récit pudique consacré à son père.

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Michèle Audin, Une vie brève

Gallimard/L’arbalète. Décembre 2012. 182 p. 17,90 €

Une vie brève, Michèle Audin

par Léon-Marc Levy, La cause littéraire, le 16 février 2013

L’écueil – les écueils – étaient de taille. Ecrire à propos de Maurice Audin ça s’est beaucoup fait. Livres, études, articles, manifestes, et même plaques de noms de rues ou de places, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée. Maurice Audin est de ceux qui peuplent le martyrologe, particulièrement effroyable, du XXème siècle. Jeune mathématicien, torturé, assassiné à Alger en l’été 1957 par l’armée française. Pas une armée de nervis à la solde d’une dictature, non, de l’armée de la République Française.

Le nom de Maurice Audin a donc basculé à jamais dans l’ordre du symbolique : martyr, héros, figure de l’histoire sombre de la Guerre d’Algérie. Le défi de Michèle Audin est double : comment écrire autrement sur Maurice Audin ? Sur l’homme – il a vécu « une vie brève » mais une vie tout de même – sur le père, car Michèle est bien la fille de cet homme.

Les données sont posées d’entrée (Michèle Audin est mathématicienne !) :

« Ici vous n’apprendrez rien de nouveau sur cette affaire. Ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre.

C’est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n’ont pas disparu, que j’entends vous parler ici.
»

Les mathématiques sont sans cesse présentes dans ce récit. D’abord par l’évocation itérative des personnages et faits de la vie de Maurice Audin, ses maîtres, ses pairs, ses contemporains. Comme un écho à cette brève existence dans laquelle les maths ont été comme une lumière. Et même lumière posthume puisque la thèse de doctorat de Maurice Audin sera soutenue en décembre 1957, après sa mort. Et puis, les maths encore, par la méthode, le style, la passion audible de Michèle Audin pour cette discipline. Rien de trop, l’épure rigoureuse d’un constat, la démarche exigeante d’un esprit qui ne se satisfait que de la vérité attestée, la modestie du sujet parlant (« ça je ne sais pas », « je ne sais rien de plus » … ). La poésie simple et évidente de la mathématique court sans cesse dans ces pages.

La fille est partie sur les traces du père. Traces lointaines dans le temps, dans l’espace – on est en Tunisie, en Algérie dans les années 30, 40, 50 – donc traces fragiles, difficiles à dénicher, souvent incertaines. Quelques lettres, quelques photos, quelques documents administratifs et surtout, avec le lot d’incertitudes qui va avec, la tradition familiale orale.

« La tradition familiale à laquelle je fais parfois référence a une composante orale (ce que ma grand-mère racontait, ou plus exactement ce dont je me souviens que ma grand-mère le racontait, ce que ma mère m’a dit), une composante iconographique (les photographies) et une composante écrite (les souvenirs de Charlye). »

Et avec ce matériau finalement mince, Michèle Audin tisse un récit étonnant. Pas par les événements qu’il rapporte, justement non. Par les non événements. Un enfant, un adolescent, un jeune homme, un homme jeune, (« timide, fragile » disait de lui Laurent Schwartz). Le récit d’une vie jusqu’à l’amour rencontré en celle qu’il va épouser et qui va lui donner trois enfants. Et jusqu’à la fin, où l’histoire va mettre fin à son histoire. Le refus de l’hagiographie fait de ce livre un exercice remarquable. Michèle Audin traque son père dans tout ce qu’elle ne sait pas de lui, dans tout ce qu’elle aurait aimé savoir et qui s’est dissous un jour d’été 57.

« Aimait-il aider sa mère à faire des gâteaux en lui mesurant le sucre et la farine ou en séparant les jaunes et les blancs d’œufs, comme nous l’avons fait avec elle, plus tard ? »

« Je ne sais pas ce qui le faisait rire. Quel genre de blagues ? Les calembours ? »

Et puis viennent « les carnets de courses ». Une sorte d’inventaire de ce que cette petite famille de profs algérois consommait. L’inventaire est méticuleux, très complet sur au moins deux ans. Il en émane comme une mélopée d’existence ordinaire, simple, faite des choses de la vie. On est à l’opposé absolu de l’héroïsme. Le grand Raymond Carver nous a montré que la seule matière de l’héroïsme est la vie des hommes dans sa banalité. Ce livre en est une belle illustration.

Revient l’histoire bien sûr, inévitable, impitoyable. D’autant plus révoltante dans sa brutalité qu’elle vient clore une existence somme toute bien tranquille, hors l’engagement intellectuel contre le colonialisme. « Je sais que mon fils n’a pu fauter que par la pensée » écrit la mère de Maurice, la grand-mère de Michèle juste après l’assassinat de son fils. Le contraste est saisissant, le chemin hallucinant de la liste de courses à la salle de torture et à la mort.
Les historiens nous ont appris à voir mourir Maurice Audin. Sa fille, Michèle, dans ce beau livre, nous apprend à le voir vivre. Et c’est magnifique, bouleversant.

Leon-Marc Levy

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