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Édition du 1er au 15 octobre 2024

Maroc : dans l’Atlas,
un non-développement
qui remonte à la colonisation

Dans un entretien avec Mediapart, la géographe marocaine Fatima Gebrati, spécialiste du Haut Atlas, souligne l’insuffisance de l’aménagement du territoire dans les zones les plus violemment frappées par le très fort séisme de septembre 2023. Une marginalisation économique et politique qui remonte à la période coloniale. Le maréchal Lyautey qualifiait en effet de « Maroc inutile » les régions montagneuses qui résistèrent très longtemps à la conquête militaire française et la France développa à son profit le seul Maroc des plaines, notamment Atlantique. Ce non-développement fut perpétué dans le royaume indépendant. Il explique l'extrême lenteur des secours dans les douars isolés proches de l'épicentre du séisme.

Au Maroc, « la montagne a été trop longtemps marginalisée »



par Rachida El Azzouzi, publié par Mediapart le 11 septembre 2023.
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Recherche de survivants dans les décombres du village de Talat N'Yacoub, le 11 septembre 2023. © Photo Fadel Senna / AFP
Recherche de survivants dans les décombres du village de Talat N’Yacoub, le 11 septembre 2023. © Photo Fadel Senna / AFP

La géographe marocaine Fatima Gebrati, spécialiste du Haut Atlas de Marrakech, souligne l’insuffisance de l’aménagement du territoire dans les zones les plus violemment frappées par le séisme. Une marginalisation qui commence dès la période coloniale.

Autour d’elle, le décor est apocalyptique. Lundi 11 septembre, la géographe marocaine Fatima Gebrati roule en direction de Talat N’Yacoub, une commune de la province d’El-Haouz, pulvérisée par le séisme – même les bâtiments construits aux normes antisismiques. Elle y achemine de l’aide humanitaire aux victimes livrées à elles-mêmes.

Elle est aussi l’autrice d’une thèse sur la mobilisation territoriale des acteurs du développement local dans le Haut Atlas de Marrakech, soutenue en 2004. Un travail qu’elle a poursuivi depuis, à l’université Cadi Ayyad. Dans un entretien à Mediapart, elle déplore les efforts insuffisants de l’État marocain pour aménager les territoires de montagne, particulièrement meurtris par le séisme.

**Quelles leçons tirez-vous du séisme survenu vendredi 8 septembre ?

Il faut revoir l’aménagement du territoire au Maroc principalement dans les zones de montagne. L’État a fourni des efforts qui restent insuffisants. Ce séisme nous l’apprend encore de manière dramatique. J’espère qu’il va y avoir une prise de conscience et une vraie volonté au sein du gouvernement pour repenser les politiques publiques et l’aménagement du territoire.

La montagne a été trop longtemps marginalisée en matière d’aménagements du territoire. Les raisons sont multiples et la première a à voir avec la colonisation du Maroc par la France. Bien avant l’indépendance, dès la colonisation, l’État a concentré ses efforts de développements dans les plaines. Comme la Tunisie ou l’Algérie, le Maroc a constitué un laboratoire d’expérimentations. Des barrages ont été créés pour alimenter la France, « le territoire mère », en matière agricole, industrielle, pas pour les beaux yeux des Marocains.

Seul le « Maroc utile » et non « l’inutile » comptait pour la France, comme l’affirmait le maréchal Lyautey [le grand artisan de la colonisation française – ndlr]. Ce Maroc « inutile », c’était la montagne, la marge qui a une connotation politique. C’est dans les montagnes que la lutte contre la colonisation a été la plus farouche.

Après l’indépendance, l’État a fait des efforts dans plusieurs domaines mais les sédiments hérités de la colonisation demeurent très lourds, jusqu’à aujourd’hui. Malgré les nombreux programmes dédiés, on n’a pas réussi à combler le vide et les failles qui existent sur ces territoires.

Le plus grand déficit demeure l’aménagement du territoire. L’état des routes est catastrophique, il n’y a pas assez de routes, pas assez de connexions. Il faut renforcer le tissu routier, construire d’autres routes, désenclaver. Au niveau du bâti, les politiques ne sont pas à la hauteur. Des villages entiers se sont effondrés comme des châteaux de cartes.

On ne s’est jamais posé la question au Maroc de savoir comment construire les maisons en montagne. Faut-il le faire en béton et autres matériaux modernes ou inventer un modèle qui préserve la spécificité des zones montagneuses et les protège des catastrophes naturelles ? C’est d’autant plus invraisemblable que les montagnes du Haut Atlas de Marrakech sont un berceau de la civilisation marocaine à l’époque des Almoravides et des Almohades.

Comment expliquez-vous que ce soit la société civile qui pallie depuis des années au Maroc, tout particulièrement dans les zones les plus marginalisées, les défaillances de l’État jusqu’à l’électrification ou l’aménagement des routes ?

À la fin des années 1990, alors qu’émergeait la notion de développement durable, on a assisté à une certaine effervescence de la société civile, d’associations locales, et à une forte mobilisation d’ONG nationales et internationales. Elles ont commencé à intervenir dans le Haut Atlas. Dans certaines vallées, des développements touristiques ont vu le jour comme dans la vallée de Rheraya dans la province d’El-Haouz. Des microprojets locaux ont permis de ramener l’électricité avec un groupe électrogène, puis d’électrifier un douar [village – ndlr], comme Tachdirt, bien avant l’électrification menée par l’État.

De nombreuses études ont été réalisées pour comprendre la réalité de la montagne et orienter l’État. Malheureusement, les universitaires marocains n’ont pas l’oreille du gouvernement. Nos travaux de recherche sont restés dans les tiroirs de nos universités. Deux programmes essentiels ont été investis par l’État à partir des années 1990 – l’électrification du monde rural et l’accès à l’eau potable, deux nécessités vitales –, puis dans un autre temps, la scolarisation. Des efforts colossaux ont été réalisés mais ils restent insuffisants.

Ces régions rurales et montagneuses sont-elles marginalisées parce qu’elles sont berbères ou plutôt amazighes – « berbère » étant un terme colonial ?

C’est très difficile de vous répondre. Je considère que la marginalisation de ces territoires est plus économique que politique. Après l’indépendance, le Maroc s’est retrouvé considérablement affaibli. L’État colonial a tout pompé, volé, les caisses étaient vides.

Le Maroc s’est retrouvé sans ressources financières ou humaines puisque de nombreux hommes ont donné leur sang pour libérer le pays. Il fallait orienter l’économie du Maroc. Le choix s’est porté sur l’industrie et l’agriculture. Ce fut un échec. Puis le Maroc a ciblé l’essor économique par le tourisme. À la fin des années 60, les premières infrastructures ont été construites, des hôtels, des aéroports, des personnels ont été formés.

Mais ces piliers restent fragiles, l’agriculture, par exemple, est soumise aux précipitations. Si une saison est sèche, le Maroc souffre. Quant au tourisme, on a vu la fragilité du secteur avec le tourisme quand, notamment, Marrakech est devenue une ville fantôme pendant la pandémie de Covid-19. Il faut créer d’autres pôles économiques aux alentours des pôles régionaux, créer de l’infrastructure de base, renforcer le tissu économique pour limiter le taux de chômage, insérer les jeunes. Le tourisme en fait partie mais il ne doit pas être tout.

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