
Maroc, Algérie, Tunisie : des Juifs dans les luttes anticoloniales (1920-1962)
par Pierre-Jean Le Foll-Luciani
Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, de l’entre-deux-guerres aux indépendances, plus d’un millier de femmes et d’hommes juifs autochtones ont participé aux luttes anticoloniales. À l’image des autres acteurs des mouvements anticolonialistes maghrébins, ils remettent plus ou moins radicalement en cause l’ordre colonial : certains s’engagent pour l’égalité des droits, tandis que d’autres luttent pour l’autodétermination, voire pour l’indépendance nationale.
Ces militants constituent une petite minorité parmi les juifs d’Afrique du Nord. Toutefois, leurs trajectoires sont largement similaires dans les trois territoires, en dépit des différences de statut entre les juifs d’Algérie (majoritairement citoyens français depuis 1870), et les juifs du Maroc et de Tunisie (majoritairement soumis au statut d’« indigène »). Ces similarités indiquent que l’engagement anticolonialiste, aussi minoritaire soit-il, constitue l’un des possibles pour les juifs maghrébins au 20e siècle.
Ces engagements naissent lors de trois moments de renégociation des termes de la domination coloniale et de reconfiguration du champ politique franco-maghrébin : la sortie de la Première Guerre mondiale, le Front populaire, et la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ouvre l’ère de la décolonisation. Durant ces moments d’ouverture des possibles, les juifs sont interpelés en tant que groupe par plusieurs phénomènes.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils sont avant tout confrontés à la montée de l’antisémitisme en Europe et parmi les populations européennes du Maghreb. L’opposition au racisme et au fascisme entraîne alors une minorité active d’entre eux vers les partis socialiste et communiste, a fortiori après la mise en place de l’antisémitisme d’État sous Vichy. Par ailleurs, de la Tunisie en 1917 au Maroc en 1948 en passant par l’Algérie en 1934, cette période est marquée par des épisodes de violences meurtrières collectives antijuives menées par des musulmans, qui poussent une minorité de juifs et de musulmans au rapprochement politique. En outre, les débuts de la question de Palestine, le développement du sionisme, puis la création de l’État d’Israël en 1948, ont des retombées sur les relations judéo-musulmanes au Maghreb. Enfin, les mouvements nationalistes anticoloniaux, qui connaissent dans les trois pays une massification et une radicalisation rapides au cours des années 1930 à 1950, appellent parfois directement les juifs à se positionner sur la question coloniale.
Dans ce contexte, deux grands types d’engagements de juifs contre l’ordre colonial peuvent être distingués.
Pour l’égalité et contre le racisme : l’engagement des juifs « libéraux »
Le premier engagement est un engagement modéré, antiraciste et égalitariste. Il repose sur la revendication de l’égalité des droits entre tous les habitants du Maghreb, sans nécessairement remettre en cause la souveraineté française. Il implique essentiellement des hommes, membres des professions intellectuelles et libérales, parmi lesquels on compte d’importants notables communautaires, qui s’auto-définissent parfois comme des « libéraux ».
Durant l’entre-deux-guerres, une partie d’entre eux se mobilisent en tant que juifs aux côtés d’organisations musulmanes opposées à l’ordre colonial : le Destour tunisien – à la fondation duquel participent Élie Zirah et Élie Uzan en 1920 –, l’association des Oulémas musulmans algériens – qui invite Élie Gozlan et Marcel Loufrani à prononcer un discours de clôture lors d’un congrès en 1936 –, ou le Parti national marocain. À l’époque du Front populaire, ces acteurs musulmans et juifs organisent ensemble des événements publics sous le signe de la « fraternité judéo-musulmane », avec le soutien des partis socialiste et communiste et de sections locales d’organisations originaires de France comme la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA).

Elie Gozlan (1876-1964), figure de la « fraternité judéo-musulmane » en Algérie.
Dans le prolongement de ces expériences de l’entre-deux-guerres, des discussions privées entre acteurs du mouvement national et personnalités juives portant sur la possibilité d’une alliance politique judéo-musulmane ont lieu à l’issue de la période de Vichy. Ces rencontres s’accompagnent, chez les juifs qui y participent, de discours positifs sur le passé juif en terre d’islam, et d’éloges quant à l’attitude des musulmans à l’égard des juifs discriminés sous Vichy.
Même s’ils partagent des vues communes quant à la nécessité de mettre fin aux inégalités juridiques et de préserver un avenir commun pour les deux communautés, les juifs et les musulmans impliqués dans ces rencontres ont aussi des objectifs différenciés. Les acteurs juifs cherchent à prévenir une hostilité aux juifs au sein de la population musulmane, et à obtenir le soutien de leaders musulmans contre les mesures antijuives de Vichy. Les acteurs musulmans cherchent le soutien des juifs dans la lutte anticoloniale, quitte à passer sous silence les sujets qui peuvent conduire à des divisions : la question de Palestine, et la question de l’indépendance nationale des territoires.
Ainsi, lorsque sont publiés les trois manifestes nationalistes maghrébins en 1943-1944, seul le plus modéré, celui du Front tunisien, recueille la signature d’un juif, Albert Bessis. En dépit des appels de nationalistes à leurs « compatriotes » juifs, la définition arabo-musulmane de la nation qui s’impose chez la majorité d’entre eux marginalise les juifs, dont même les plus radicalement anticolonialistes ne se considèrent pas comme des nationalistes. De plus, surtout après 1948, la question de Palestine fragilise les relations entre les « libéraux » juifs et les musulmans qui avaient œuvré à un rapprochement dans les années précédentes.
Toutefois, dans les années 1950, quelques personnalités juives marocaines et tunisiennes membres de professions intellectuelles et libérales sympathisent avec les nationalistes de l’Istiqlal et du Néo-Destour. C’est le cas, en Tunisie, de l’intellectuel Albert Memmi, tandis qu’au Maroc, des juifs membres ou proches de l’Istiqlal comme Meyer Toledano, Joseph Ohana, Félix Nataf, Haïm Zafrani, Marc Sabbah ou Albert Aflalo s’impliquent dans les mouvements Amitiés marocaines et Al Wifaq, qui tentent de rallier les juifs à la cause de l’indépendance. C’est parmi ces milieux que sont recrutés les ministres juifs des premiers gouvernements nationalistes au Maroc (Léon Benzaquen) et en Tunisie (Albert Bessis et André Barouch).
En Algérie, aucun juif n’adhère aux partis nationalistes de Ferhat Abbas et de Messali Hadj, et rares sont les juifs autres que communistes à soutenir le Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance. Les juifs sont toutefois surreprésentés au sein des mouvements dits « libéraux », qui s’engagent pour un cessez-le-feu, des négociations avec le FLN et l’autodétermination de l’Algérie. À Alger, le Comité des Juifs libéraux, animé en 1956-1957 par Roger Albou, Pierre Ruff, Bernard Chouraqui ou Jacques Laïk, affirme ainsi la vocation « libérale » des juifs d’Algérie, leur bonne entente avec les musulmans, et la nécessité d’une prise de position des institutions juives dans un sens « libéral ».

Alger, vers 1950. Roger Albou (à droite), futur dirigeant du Comité des Juifs libéraux.
Pour l’indépendance nationale et le socialisme : l’engagement des juifs communistes
Le second type d’engagement est l’engagement communiste. À la différence du premier, il concerne plusieurs centaines de femmes et d’hommes juifs de toutes conditions sociales.
À compter de la création des organisations communistes en 1920-1921, des juifs adhèrent aux sections locales du Parti communiste français (PCF), bientôt remplacées par les partis communistes tunisien (PCT, créé en 1934), algérien (PCA, créé en 1936), et marocain (PCM, créé en 1943 sous la direction d’un juif algérien, Léon Sultan). Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la majorité des juifs qui adhèrent aux PC le font avant tout par antifascisme, antiracisme et sensibilité sociale : jusqu’en 1946, en application de directives venues d’URSS et de France, les PC du Maghreb ne font qu’occasionnellement de l’anticolonialisme un combat prioritaire, et défendent à plusieurs reprises des positions hostiles aux nationalistes. Des dirigeants communistes juifs s’impliquent toutefois dans les luttes anticoloniales dès l’entre-deux-guerres, à l’image de Lucien Sportisse en Algérie et de Georges Adda en Tunisie, tous deux emprisonnés en 1935.
Le nombre d’adhérents juifs explose pendant et après la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet de l’antisémitisme d’État français et de l’aura antinazie de l’URSS. En Tunisie, les juifs, déjà fortement surreprésentés au sein du PCT dans les années 1930, forment plus de la moitié de la centaine de militants actifs du parti clandestin sous Vichy. Des dizaines de communistes juifs subissent la répression entre 1940 et 1942 pour leur engagement anticolonialiste et/ou antifasciste : internement dans des camps, emprisonnement, torture (comme Gilberte Chemouilli en Algérie ou Paul Sebag en Tunisie), condamnations à mort (comme Émile Touati en Algérie ou Maurice Nisard en Tunisie).
À partir de 1946, les PC du Maghreb font de l’anticolonialisme un combat prioritaire. Résolus à s’intégrer au mouvement national, ils défendent surtout à partir de 1950 le mot d’ordre d’indépendance nationale, et comptent progressivement dans leurs rangs une majorité de musulmans. Comme en témoigne la surreprésentation des juifs au sein des organisations de jeunesse et d’étudiants communistes, cette ligne « nationale » ne freine pas l’engagement de la minorité de jeunes juifs qui, après Vichy, remettent en cause l’horizon assimilationniste français et ne se satisfont pas de la solution sioniste. À l’université d’Alger, entre 1945 et 1955, sur une soixantaine d’étudiants communistes, une trentaine sont des juifs, parmi lesquels les dirigeants de cellule Paul Bouaziz, Albert Smadja et Daniel Timsit. À Paris, à partir de 1948, le PCF organise des « groupes de langue » d’étudiants issus des colonies sous la responsabilité de Jean Beckouche, juif algérien qui a grandi à Tunis. Les groupes de langue marocain, algérien et tunisien, qui participent à des organisations unitaires avec des étudiants nationalistes, sont majoritairement composés d’étudiants musulmans et juifs.
À travers leurs luttes syndicales et politiques, ces centaines de communistes juifs transgressent les frontières de la société coloniale : fréquentant des quartiers qui leur étaient jusqu’ici tacitement fermés, ils nouent souvent au sein des PC leurs premières amitiés en-dehors de leur communauté d’origine. Des amours naissent même dans le militantisme entre des hommes musulmans et des femmes juives, parmi lesquelles Huguette Timsit et Colette Chouraqui en Algérie, ou Suzanne Meïmon et Gilda Saada en Tunisie.

Un couple communiste « mixte » en Algérie : Colette Chouraqui et Boualem Khalfa.
Enthousiasmés par ces sociabilités transgressives et s’identifiant à la « nation » non exclusive défendue par leur parti, des militants juifs se présentent publiquement comme des « patriotes ». C’est le cas de William Sportisse en Algérie ou d’Edmond Amram El Maleh au Maroc, qui s’expriment tous deux en arabe, leur langue maternelle, lors de meetings. Des intellectuels comme Béatrice Slama en Tunisie, Albert Ayache au Maroc ou Rolland Doukhan en Algérie se passionnent pour l’histoire de cette « patrie » ou la célèbrent dans des textes littéraires. Dans ce cadre, certains d’entre eux s’expriment en tant que juifs : d’une part, pour s’opposer au sionisme et affirmer que l’avenir des juifs se trouve dans leur pays de naissance ; d’autre part, pour tenter de mobiliser d’autres juifs dans les luttes anticoloniales en insistant notamment sur l’analogie entre racisme colonial et racisme antijuif, ainsi qu’entre colonialisme et fascisme.
Certes, l’hégémonie de la définition arabo-musulmane de la nation, conjuguée à un anticommunisme répandu dans les rangs nationalistes, freine la reconnaissance de ces juifs communistes comme des « patriotes » par les partis nationalistes dominants. Cependant, au début des années 1950, lorsque les nationalistes radicalisent leurs moyens d’action, des dizaines de communistes ou sympathisants juifs poursuivent leur militantisme et sont torturés, emprisonnés, internés ou expulsés vers la France. Parmi d’autres, en 1952, Évelyne et Abraham Serfaty sont expulsés du Maroc, tandis que Georges Adda et Maurice Nisard sont internés en Tunisie.
Du fait du déclenchement de l’insurrection nationaliste par le FLN en 1954, ce sont les communistes juifs d’Algérie qui sont les plus nombreux à s’engager dans la clandestinité et à subir la répression. À partir de 1955, des dizaines de juifs participent aux réseaux du PCA clandestin. D’autres, en Algérie, en France ou à l’étranger, se mettent au service du FLN en lui apportant un soutien matériel, juridique ou médical. Seule une poignée de juifs rejoint directement la lutte armée au sein du FLN ou du PCA, parmi lesquels Émile Schecroun, Daniel Timsit, Giorgio Arbib, Marylise Benhaïm ou Pierre Ghenassia – mort au maquis en 1957. S’ils disent avant tout s’engager en tant qu’Algériens et/ou en tant que communistes, quelques militants, comme Simone Ben Amara, André Beckouche ou Claude Sixou, s’expriment en tant que juifs dans des publications clandestines afin d’affirmer l’appartenance des juifs et des musulmans à un même peuple et d’inviter les juifs à se reconnaître comme Algériens.

Prague, 1961. Des militants du Parti communiste algérien. Assis de gauche à droite : Tassadit et Larbi Bouhali, André Courounet, Henri Alleg, Simone Ben Amara. Debout : Arlette Bourgel, André Beckouche et Abdelhamid Boudiaf.
Progressivement marginalisés politiquement et socialement dans les États nouvellement indépendants, la majorité des juifs qui avaient participé aux luttes anticoloniales quittent les trois pays du Maghreb dans les années 1960 et 1970.
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Notes :
– une première version de cet article a paru sous le titre « Les juifs du Maghreb dans les luttes anticoloniales », dans l’Encyclopédie de la colonisation française. G-K dirigée par Alain Ruscio (Paris, Les Indes Savantes, 2022, p. 368-370).
– pour plus de précisions sur ces engagements, se reporter à : Alma Rachel Heckman, The Sultan’s Communists : Moroccan Jews and the Politics of Belonging, Stanford, Stanford University Press, 2020, 344 p. ; Habib Kazdaghli, « L’engagement des juifs tunisiens dans l’anticolonialisme 1919-1956 », in Histoire communautaire, histoire plurielle. La communauté juive de Tunisie, Tunis, Centre de publication universitaire, 1999, p. 217-238 ; Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 541 p.