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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Marie-José Chombart de Lauwe : «attention danger !»

Engagée dans la Résistance à l'âge de 17 ans, arrêtée puis déportée à Ravensbrück et Mauthausen, Marie-José Chombart de Lauwe préside depuis treize ans la Fondation pour la mémoire de la déportation. Aujourd'hui elle condamne la politique menée envers les Roms. Dans sa déclaration1, Marie-José Chombart de Lauwe rappelle que Roms et Tziganes ont fait l'objet d'un génocide systématique de la part des nazis, « ce qui justifierait des égards […] comparables à ceux consentis à d'autres. » Et elle cite Jacques Sémelin, pour qui « le massacre est le résultat d'une démarche mentale créant un “imaginaire de l'ennemi opposé à l'imaginaire de soi”, instaurant une perception négative de l'Autre dans l'imaginaire collectif. »2

Attention danger !

L’Etat français est en charge de fonctions régaliennes, dont font partie la sécurité extérieure et la sécurité intérieure du pays, nul ne le conteste. L’histoire du XX° siècle marquée par les crimes de masse et les persécutions et génocides touchant les Juifs et les Tsiganes impose toutefois un regard rétrospectif dès lors que certains propos menacent l’âme du pays et sa cohésion.

L’instrumentalisation des thèmes sécuritaires dans le discours politique actuel doit être décryptée et dénoncée. Le général de Gaulle évoquait la nécessité de hisser sans cesse la France vers les sommets. Les déclarations récentes entendues aux plus hauts niveaux de l’Etat la tirent plutôt vers le bas.

Des vagues d’indésirables ?

La France a vécu des épisodes migratoires antérieurs. Elle n’en n’est pas morte…mais n’a pas non plus lieu de se glorifier de la manière dont elle les a accueillis et traités. Faut-il rappeler les réticences d’une grande partie de la population française à l’égard des Républicains espagnols réfugiés de la Retirada, ces « gens sales, illettrés, voleurs et paresseux qui venaient ajouter aux difficultés quotidiennes de la vie des bons Français et manger leur pain » ? C’était le discours repris par une certaine droite nationaliste, xénophobe et égoïste. Sans parler de l’embarras des pouvoirs publics totalement dépassés par un exode massif qu’ils s’étaient refusé à voir venir et qui déboucha sur la constitution des premiers grands camps d’internement.

L’on sait par la suite les pressions exercées pour contraindre cette population réfugiée à rentrer « volontairement » chez elle, où le régime fasciste de Franco l’attendait de pied ferme. Le rapprochement permet des doutes sérieux sur la notion de « retour volontaire ». A l’opposé de ce discours, la ferveur populaire d’une partie de la France, cette France là, anonyme et modeste, qui s’est mobilisée pour venir en aide aux réfugiés espagnols, a incarné l’honneur de la République.

Pas si indésirables…

Est-il nécessaire de rappeler la part courageuse et exemplaire prise à nos côtés dans la guerre contre l’Allemagne nazie par ces « gens sales, illettrés voleurs et paresseux » restés malgré tout en France, leur engagement dans la Résistance contre l’occupant après la défaite, celui héroïque de groupes espagnols dans les combats du plateau des Glières ou encore le prix très lourd payé par près de 7 000 autres, prisonniers de guerre, ignorés honteusement par le Régime de Vichy et abandonnés à l’Allemagne nazie qui les traita en « apatrides » et les déporta, principalement au camp de concentration de Mauthausen, dont la plupart ne sont jamais rentrés ?

Faut-il rappeler que des soldats de la 2ème Division blindée entrés les premiers à Paris avec la colonne Dronne, étaient des …Espagnols ? Ce seul exemple devrait inciter à la prudence et à la retenue dans le discours.

Une extermination que l’on occulte un peu vite

Les populations Sintis, Roms, Manouches, Gitans, qualifiées globalement de Zigeuner (Tsiganes) par le régime nazi et classées dans la catégorie la plus basse des « sous-hommes », ont fait l’objet d’un génocide tout aussi systématique en Allemagne et en Europe centrale occupée, que celui des Juifs et ont subi des expérimentations médicales d’une cruauté qui font encore frémir la mémoire des survivants. En France elles furent visées surtout par la honte et la misère de l’internement administratif. On en parle moins, voire pas du tout, cette population étant discrète, effacée et peu prolixe. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Qui a évoqué ce martyre passé ? A lui seul pourtant ce rappel justifierait des égards, marques de considération et de soutien, voire réparations, comparables à ceux consentis à d’autres. Qui y songe ?

Le cycle des violences de masse en marche ?

Jacques Sémelin, auteur d’une encyclopédie sur les violences de masse, insiste sur le rôle des représentations, qu’il situe en amont de ce processus. Pour lui, le massacre est le résultat d’une démarche mentale créant un « imaginaire de l’ennemi opposé à l’imaginaire de soi », instaurant une perception négative de l’Autre dans l’imaginaire collectif. Chaque être humain peut avoir des fantasmes de destruction de l’autre. Dans le cas du crime de masse ces fantasmes basculent dans la réalité collective. Il tente en conséquence d’analyser l’articulation entre imaginaire et réel, où l’exploitation de la peur et de l’inquiétude facilite la définition d’entités mythiques à partir desquelles se construisent en interaction un « Eux », figuratif de l’ennemi et un Nous, censé incarner le bien. Il place à l’origine du processus le discours des leaders d’opinion (politiques, intellectuels, médiatiques ou religieux) proposant chacun leur lecture de la situation, comme par exemple : le pays ne va pas bien, mais si nous commencions par nous débarrasser de ces gens là ça irait beaucoup mieux.

Un discours globalisant et accusateur irrecevable

C’est ce discours là, aménagé, mais emprunté à l’extrême droite française, qui tend aujourd’hui à s’imposer dans l’appareil d’Etat et qu’il faut dénoncer. En désignant dans un même discours, les « gens du voyage et les Roms » comme facteurs d’insécurité, le Chef de l’Etat divise la collectivité nationale, crée des entités négatives jugées « indésirables » opposées à des entités positives imaginaires. Il flatte les égoïsmes et exacerbe les crispations identitaires qui s’opposent, bref dresse les Uns contre les Autres. Lorsqu’il parlait de la « racaille » (entité mythique sans consistance, auquel chacun donne le contenu qu’il veut bien selon ses fantasmes) il « la » livrait déjà à la vindicte populaire. Il eût été plus noble de mobiliser la collectivité nationale pour trouver les voies et moyens possibles d’une intégration économique et psychologique réussie, en tout cas d’une insertion dans la vie active. Cela n’exclut nullement les poursuites pénales individuelles, exercées sous l’autorité du pouvoir judiciaire et non de l’exécutif, dès lors qu’elles sont justifiées, ni la recherche de solutions à l’échelle européenne. Mais que la France, souvent prompte à donner des leçons, donne d’abord l’exemple en l’Europe, à l’heure où les ultranationalismes refont surface un peu partout, avec tous les dangers dont sont potentiellement porteurs leurs égoïsmes et leur violence.

La France n’a pas les moyens ?

S’exprimant il y a quelques semaines sur France Culture, le ministre des affaires européennes, Pierre Lellouche, ancien Haut-représentant de la France en Afghanistan, tenait un discours à deux vitesses, dont la distorsion entre des propos constructifs à l’égard de l’Afghanistan, justifiant la présence française, une pédagogie à développer à l’égard du peuple Afghan, décrivant les menaces que cette région fait peser sur la sécurité du monde et l’aide indispensable à apporter à l’armée nationale afghane etc., contrastaient avec les propos soudainement raidis, brutaux et accusateurs visant les quelques Roms installés dans sa circonscription électorale du 3ème arrondissement de Paris. Il n’était soudain plus question de pédagogie : seulement d’opprobre, de dénonciation collective et d’exclusion. Exigences d’un certain électorat qui tendrait à se dérober ? Ainsi donc la France aurait les moyens de soutenir une guerre lointaine à l’issue bien incertaine en faveur du peuple Afghan et serait incapable de dégager quelques moyens humains, financiers et citoyens autres que sa Police, en faveur de quelque 15 000 Roms ?

Les signaux de l’histoire

Le chef de l’Etat pourrait méditer d’autres signaux de l’histoire. Pétain s’était voulu lui aussi recours et « référence » d’une France abasourdie par sa défaite militaire et privée de repères et de perspectives. Il a alors élaboré le concept d’anti-France. Après avoir bénéficié quelque temps de la confiance des Français, il la perdit lorsque leurs yeux se sont enfin ouverts sur les grandes rafles de Juifs. Une vague réprobatrice monta alors « de la France d’en bas ».
Le haut-le-cœur des consciences d’aujourd’hui contre la chasse aux Roms et les mesures touchant « les gens du voyage », exécutées sans état d’âme par des fonctionnaires disciplinés, marque le début d’un réveil des consciences. Il prouve que notre pays a encore un cœur et des tripes. Soyons en fiers. C’est aussi cela l’âme de la France ! Appeler les Français à la solidarité pour aider et encadrer les Roms aurait une autre tenue et une autre valeur symbolique. L’ethnologue, ancienne déportée, Germaine Tillion ne disait-elle pas dans un de ses derniers entretiens que le désespoir faisait le lit des terroristes en puissance ? Sémelin l’exprime autrement en mettant en garde contre les représentations négatives qui font de gens ordinaires des assassins en puissance.

Où est passée la devise de la République ?

La désobéissance civique comme forme de résistance à de telles dérives pourrait bien devenir l’ultime recours des consciences qui restent lucides dans la tourmente.

Marie José Chombart de Lauwe

Résistante déportée

Grand officier de la Légion d’Honneur

Directeur de recherche honoraire du CNRS

Présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation

Communiqué du 10 août 2010 de l’AFMD

L’Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation

  • Salue l’annonce du classement comme monument historique, des vestiges du camp de Montreuil-Bellay par la direction régionale des affaires culturelles des Pays de Loire, lieu d’internement de Tsiganes de novembre 1941 à janvier 1945.

Dans les circonstances actuelles,

  • Elle tient à affirmer sa solidarité avec tous ceux et celles qui, étrangers, Roms ou gens du voyage de nationalité française depuis plusieurs générations, sont stigmatisés par un discours public les désignant collectivement comme fauteurs d’insécurité, voire comme délinquants.
  • Elle réaffirme que la République ne reconnaît qu’une seule catégorie de citoyens, conformément à la Constitution.
  • Elle rappelle que l’Europe et la France ont souffert de la xénophobie érigée en politique d’Etat, conduisant à l’exclusion sociale et civique, en particulier par les dénaturalisations en nombre décrétées par Pétain, à l’internement et la déportation, aux génocides des juifs, des Tziganes et aux massacres de masse des Slaves.
  • Elle souligne également qu’en droit français, nul ne peut être condamné pour des faits commis par d’autres, fussent-ils leurs ascendants, et que les exécutions d’otages par l’occupant nazi, avec la complicité du régime de Vichy, furent fondées sur la remise en cause de ce principe fondamental. Elle n’acceptera jamais que le nécessaire respect de l’ordre public soit utilisé pour désigner des boucs émissaires voire briser le pacte républicain.

C’est pourquoi elle soutient le rassemblement du 4 septembre, jour anniversaire du rétablissement de la République en 1870, sur la place du même nom à Paris, aux côtés de cinquante associations réunies autour de la Ligue des droits de l’Homme « pour dire ensemble notre attachement à la liberté, à l’égalité et à la fraternité qui sont et qui resteront notre bien commun »

Le bureau de l’AFMD, le 10 août 2010

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