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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Madeleine Riffaud : cent ans, trois guerres, mille combats

par Alain Ruscio

Ce 23 août, Madeleine Riffaud – mais elle est, elle reste, pour des milliers de ses amis, Madeleine, tout simplement – a 100 ans. Elle n’a jamais aimé les anniversaires. Mais voilà une occasion pour chacun de la saluer, de lui dire combien elle a compté et compte pour la société française tout entière, et même pour l’humanité – ce nom du journal de Jaurès auquel elle a donné bien des titres de noblesse. 

Un jeune cinéaste franco-vietnamien, Philippe Rostan, avait réalisé en 2010 un film remarqué, Les trois guerres de Madeleine Riffaud  (Résistance, Algérie, Vietnam). Nous pourrions ajouter : … et tout le reste, alors ?

Elle a dix-huit ans lorsqu’elle établit le contact avec la Résistance à la Fac de Médecine de Paris. Elle y adopte le nom de guerre de Rainer (clin d’œil internationaliste au grand poète allemand Rainer Maria Rilke). Et son courage amène ses camarades de lutte à lui confier des missions de plus en plus périlleuses. En 1944, alors que la Wehrmacht est partout en recul, la Résistance décide de franchir un cran dans la lutte armée dans la capitale, avant l’arrivée des troupes alliées. « Nous voulions que Paris se libère elle-même », rappelle-t-elle (Les sept vies de Madeleine Riffaud, film de Jorge Amat en 2020). Elle est volontaire pour une mission périlleuse : abattre un officier allemand. Elle passe à l’acte sur le pont de Solferino.

« Neuf balles dans mon chargeur

Pour venger tous mes frères

Ça fait mal de tuer

C’est la première fois

Sept balles dans mon chargeur

C’était si simple

L’homme qui tirait l’autre nuit

C’était moi ».

Arrêtée par un milicien, livrée à la Gestapo, torturée, condamnée à mort, elle échappe in extremis au peloton d’exécution, grâce à un échange de prisonniers. Cela se passe le 19 août, au moment précis où commence l’ultime combat pour la libération de Paris. Madeleine, qui a rang d’officier FTP, rejoint son groupe, Saint-Just (quel plus beau nom trouver ?), dont elle prend le commandement. Le 23 août, ce groupe prend d’assaut et bloque un train blindé allemand, au tunnel des Buttes-Chaumont. 23 août 1944 ? Le jour de ses vingt ans. Mais pour elle, pas de trêve : le 25 elle est, toujours à la tête de ses compagnons, à l’assaut du tout dernier bastion allemand, la caserne de la place de la République. C’est ce jour-là que de Gaulle prononce sa célèbre phrase « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré !… ». Libéré par son peuple, oui. Mais à ce moment Michel Tagrine, jeune héros FTP de 22 ans, compagnon d’armes de Madeleine, vient d’être fauché, l’un des derniers martyrs de la Libération. Ce soir-là, raconte Madeleine, alors que tout Paris riait, nous, ses compagnons d’armes, pleurions comme des gosses… Cette première expérience exceptionnelle, cette Résistance d’une très jeune femme, sera plus tard contée par elle sous le titre On l’appelait Rainer (Julliard, 1994).

C’est ensuite, après la Libération, une nouvelle vie, le tourbillon un peu fou de la victoire, d’un début de célébrité. « Je suis tombée dans la légalité comme on plonge les fesses dans un seau d’eau froide », dit-elle (film Jorge Amat). Elle rencontre les dirigeants du PCF, fait la connaissance d’Eluard, de Picasso (qui fera plus tard son portrait), d’Aragon, de Vercors, à qui elle voue depuis une grande admiration. Elle devient l’épouse de Pierre Daix, un autre héros de la Résistance, dont elle se séparera dès 1947. Madeleine dit : « À cette époque, je ne savais que manipuler les armes ». Trop de modestie ! Il n’y a pas que cela : elle écrit. Des poèmes. Et magnifiquement. Son premier ouvrage, « Le poing fermé », est préfacé par Paul Eluard.

Simultanément, elle choisit la carrière journalistique. Elle entre à Ce Soir, alors l’un des grands quotidiens progressistes français, dirigé par Aragon. Elle y croise une grande, grande dame, qui sera d’une influence déterminante sur le cours de sa vie : Andrée Viollis, naguère auteure de SOS Indochine (1935). Andrée Viollis lui présente alors Ho Chi Minh, en visite officielle en France pour tenter d’éviter le déclenchement de la guerre d’Indochine – ce qu’il ne parviendra pas à faire. Madeleine a gardé un souvenir ému de cette première rencontre (il y en eut tant d’autres !). L’oncle Ho lui dit : « Ma fille, le journalisme est un métier. Apprends, apprends, puis ensuite viens me voir dans mon pays ». Ce qu’elle fit dix ans plus tard. Entre temps, de Ce Soir, elle est passée à La Vie ouvrière, où elle participe, par la plume, aux campagnes de la CGT (appel de Stockholm, luttes contre la guerre d’Indochine, notamment lors de l’affaire Henri Martin). Elle trouve pourtant, toujours, le temps de poursuivre une carrière littéraire (Le courage d’aimer, recueil de poésies, Les baguettes de jade, récit romancé des rencontres faites avec la délégation vietnamienne, notamment du poète Nguyen Dinh Thi, lors du Festival de Berlin, en 1951).

La guerre « française » d’Indochine, justement, s’achève. Madeleine avait été de celles et ceux qui, depuis le début, avaient soutenu l’indépendance du Vietnam, avaient prédit les impasses tragiques de la politique française. Dien Bien Phu leur donna raison. Madeleine est volontaire pour partir, toujours pour la VO, couvrir les tout premiers temps de l’existence du nouvel État indépendant vietnamien, installé à Hanoi. Mais aussi pour retrouver Nguyen Dinh Thi. Elle passera là, sans doute, les plus belles années de sa vie, au milieu de ce peuple qui alors commence la reconstruction, croyant éviter une seconde guerre, contre les États-Unis cette fois. Sa proximité avec Ho Chi Minh est une chose connue de tous. Pour beaucoup, à Hanoi, Madeleine est un peu « la fille française de l’Oncle ». Épisode heureux, épisode trop court. « Ta place est en France, pour y éclairer ton peuple, pour y participer aux luttes », lui dit alors Ho. Grandeurs et douleurs de l’engagement…  

Nous sommes alors en 1956. Depuis deux ans, une nouvelle épreuve vient de commencer. L’aveuglement colonialiste, qui n’a aucune limite, amène les dirigeants français à engager le pays dans une nouvelle guerre, en Algérie. C’est pour L’Humanité, cette fois, que Madeleine va reprendre le combat. Elle intègre l’équipe prestigieuse de la rubrique internationale, dirigée par Pierre Courtade, où elle se fera des amitiés définitives, Yves Moreau, Robert Lambotte, Jean-Émile Vidal, François Lescure, tous Résistants, certains anciens déportés… Madeleine va partager tous les combats de ce journal. De Paris, elle écrit des pages émouvantes (qui a pu oublier son « Adieu aux martyrs de Charonne » ? ses polémiques, elle l’ancienne Résistante, avec l’ex collabo Papon, devenu préfet de police ?).

Elle s’est distinguée dès le début des années 1950 au sein de la rédaction de l’Humanité par sa solidarité avec les indépendantistes algériens. Lorsque le 1er mai 1951, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) défile à Paris avec pour mot d’ordre : « L’Algérie aux Algériens », elle signe un reportage titré « Un 1er Mai historique ». Elle couvre la manifestation du 14 juillet 1953 victime des tirs de la police sur le cortège du MTLD faisant sept morts et prélude au massacre du 17 octobre 1961. Elle fréquente le « collectif des avocats du FLN » à l’origine du livre « La Gangrène », réunissant cinq plaintes d’étudiants et deux témoignages dénonçant la torture et elle écrit le 7 mars 1961 pour L’Humanité une page entière sur les tortures pratiquées dans le commissariat de la Goutte-d’or dans le XVIIIe arrondissement de Paris, finalement censurée et publiée presque entièrement blanche. Mais ce diable de femme n’aime que le terrain. Avec l’accord de son journal, elle part, clandestinement, en Algérie, avec les dangers encourus que l’on imagine, en cette période où les ultras de l’Algérie française haïssent les journalistes de métropole et tout ce qui ressemble à la gauche. Alors, une journaliste communiste… Elle échappe d’ailleurs miraculeusement à un attentat de l’OAS mais est gravement blessée.

La guerre d’Algérie se terminant comme la précédente par l’accès à l’indépendance du peuple colonisé, Madeleine est de retour à Paris. Pas pour longtemps. Le cycle infernal des guerres menées par l’Occident contre la liberté des peuples ne cessant pas, c’est de nouveau sur le Vietnam que l’actualité braque ses projecteurs. Là, les États-Unis prenant le relais de la France coloniale – c’est l’époque où le monde ne voit que le beau sourire de Kennedy, oubliant un peu vite l’impérialisme américain –, ont décidé d’ériger une barrière « contre le communisme », en fait d’interdire au peuple vietnamien de s’unir et de choisir son destin. Madeleine, qui a évidemment gardé le Vietnam au cœur, y repart, toujours pour L’Humanité. Ce journal aura alors sur place un tandem d’exception : Charles Fourniau, historien devenu un temps journaliste, pour les analyses de fond, les éclairages indispensables, Madeleine Riffaud pour le vécu, la sensibilité. Madeleine l’intrépide est sur le terrain, parmi ses sœurs et ses frères vietnamiens, au sud Dans les maquis Vietcong (titre d’un ouvrage paru en 1965 reprenant ses reportages) ou Au Nord-Vietnam : écrit sous les bombes (autre ouvrage, 1967). Ses reportages d’ailleurs dépassent largement le lectorat habituel de L’Huma. Ses textes sont traduits dans plusieurs langues, les micros se tendent vers elle à chaque nouvelle étape de la lutte du peuple vietnamien. Enfin, Madeleine ne sait pas seulement écrire : elle parle. Tous ceux (une génération entière !) qui sont venus l’écouter à la Mutualité raconter, toujours avec des détails choisis, significatifs, teintés souvent d’humour, le quotidien de la résistance du Vietnam, n’ont pu oublier la sensation de cette femme, apparemment frêle, à l’héroïsme (elle n’aime pas, mais pas du tout, le mot) tranquille, parlant simplement des dangers encourus.  

Cette phase américaine de la guerre du Vietnam s’achève en 1975. Madeleine, à sa place, celle d’une journaliste-écrivain-témoin d’exception, y a contribué. Les trois guerres de Madeleine Riffaud s’achèvent. On pourrait plus précisément dire les trois victoires partagées… 

Madeleine continue ensuite ses combats humanistes de mille manières. L’une d’entre elle est de se couler incognito, durant plusieurs mois, dans la peau d’une aide-soignante, de connaître là encore de l’intérieur le travail, les luttes, les espoirs et parfois les désespoirs du personnel hospitalier. Au terme de cette expérience naîtra un livre-choc, lu encore aujourd’hui, sur la vie quotidienne de ces autres héroïnes, Les linges de la nuit.

Même si les années ont passé, elle est encore et toujours active. L’un des derniers témoins de la Libération de Paris, elle est très sollicitée. Dans les années 2020, elle est co-auteur d’une trilogie en bande dessinée Madeleine résistante[1] qui, comme son titre l’indique, raconte son passé de résistante, depuis son engagement à 18 ans jusqu’à la torture en 1944. Le dernier tome de cette très belle série paraîtra début septembre, un beau cadeau d’anniversaire.

Et le Vietnam, toujours, la taraude… On l’a vue il y a quelques années, sur le parvis des Droits de l’Homme, aux côtés d’Henri Martin, dénoncer les effets terribles de l’Agent orange, aujourd’hui encore, sur les enfants de ce pays.


[1] Bertail, Morvan, Riffaud, Madeleine résistante, tome1  La rose dégoupillée (2021), t.2 L’édredon rouge (2023), t.3 Les nouilles à la tomate (2024), Editions Dupuis, coll. Aire libre.


Voir aussi la notice Madeleine Riffaud dans Le Maitron

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