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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Madeleine Rebérioux, historienne de parole et d’acte

L'historienne et présidente d'honneur de la Ligue des droits de l'homme, Madeleine Rebérioux est morte chez elle, à Paris, boulevard Arago, lundi 7 février. Depuis près d'un an, elle souffrait d'une grave maladie qui l'empêchait de plus en plus d'être ce qu'elle avait toujours été, une femme savante et publique, "de parole et d'acte", pour répéter le titre d'un petit ouvrage qu'elle avait consacré en 1994 à Jaurès, inlassable objet d'étude et synthèse entre ses trois vies, d'enseignement, d'engagement et de recherche.

[LE MONDE du 9 février 2005]

Née le 8 septembre 1920 à Chambéry dans une famille savoyarde très laïque qui s’illustra par sa résistance au nazisme, élève en classe préparatoire au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, sévrienne à Paris sous l’Occupation, jeune enseignante au lycée de Mulhouse, Madeleine Amoudruz épousa un homme du Berry, Jean Rebérioux, militant communiste dont elle était fière. Ces dimensions privées doivent être ici rappelées tant les lieux, les appartenances, les identités comptèrent pour Madeleine Rebérioux, au moins autant que les convictions politiques et les positions académiques. Ses quatre enfants et ses passions militantes multiples ne l’empêchèrent pas non plus de réussir une carrière universitaire complète à une époque où l’accès des femmes à l’enseignement supérieur restait une exception.

Sa première vie est celle de l’enseignement. Agrégée d’histoire en 1945, elle enseigna près de quinze ans dans le secondaire. Mais c’est à l’université de Vincennes qu’elle exprima le mieux sa volonté de faire de l’enseignement de l’histoire contemporaine le principe d’une éducation intellectuelle.

L’histoire se prêtait particulièrement à cette ambition, à condition néanmoins de creuser les sillons d’un large XIXe siècle français et européen dont elle sut renouveler la connaissance, en direction du monde ouvrier et de l’engagement socialiste, des mouvements culturels et sociaux d’avant-garde, de l’internationalisme et de l’anticolonialisme, de la place des femmes et du développement du féminisme, etc. Elle eut ainsi de nombreux élèves, futurs chercheurs réputés et d’esprit anticonformiste, de Chantal Martinet-Georgel à Michèle Riot-Sarcey, de Patrick Fridenson à Gérard Noiriel, de Gilles Candar à Christophe Prochasso… En même temps, elle travailla avec les plus grands historiens de sa génération, Maurice Agulhon, Jean-Jacques Becker, Colette Chambelland, Georges Haupt, Jean-Marie Mayeur, Michelle Perrot, Rolande Trempé, Lucette Valensi, Pierre Vidal-Naquet… Elle les mobilisa pour la plupart, comme ses élèves, dans sa chère Société d’études jaurésiennes (SEJ) qu’elle avait cofondée et qu’elle présida à partir de 1982. Son séminaire de l’EHESS, qui fut aussi son dernier lieu d’enseignement au début des années 1990, témoigna de cette rencontre rare entre les personnes, les savoirs et l’histoire en train de se faire.

« DÉNIAISER » LE RÉEL

Cette intelligence des sujets découlait bien sûr de cette attention pour les êtres, mais aussi d’un parcours militant, très déterminé, non dénué de contradictions, et qui connut plusieurs phases. À la Libération, Madeleine Amoudruz adhéra au parti communiste. Contrairement à Annie Kriegel ou à François Furet, elle se résolut à assumer la contradiction définitive entre le militantisme dans un parti à caractère stalinien et l’exercice de la pratique intellectuelle, qui la rapprochait bien davantage de l’individualisme démocratique des dreyfusards de l’autre siècle. Son effort pour « déniaiser » le réel fut permanent, et lui coûta du reste son appartenance au PCF puisqu’elle en fut exclue en février 1969 pour avoir participé à la création de la revue « dissidente » Politique aujourd’hui.

La lutte contre la guerre d’Algérie eut chez Madeleine Rebérioux la place qu’occupa la Résistance chez nombre de ses contemporains. Elle s’y engagea très courageusement et avec une énergie inlassable, animant à partir de 1957 un Comité de défense des libertés contre la guerre d’Algérie, puis devenant la secrétaire générale du Comité Maurice-Audin, cofondant en 1960 Vérité-Liberté pour s’opposer à la censure d’Etat, signant l’Appel des 121 en faveur du refus de servir en Algérie, et prolongeant tous ces combats en direction de la lutte contre la guerre du Vietnam.

Exclue du PCF, elle retrouva l’engagement au sein de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, à laquelle elle avait adhéré dès 1964 et dont elle devint présidente de 1991 à 1995. Si elle renoua, comme le dit Alain Monchablon, avec « une ancienne tradition de direction universitaire de cette association » fondée notamment par des historiens dreyfusards, elle contribua d’abord à réorienter la Ligue vers des problématiques politiques. Elle fut notamment à l’initiative du concept de « citoyenneté sociale » qui rappelait en ces temps de fort chômage combien l’exercice des droits civiques est déterminé par les conditions de vie et les positions dans la société. Elle engagea aussi la Ligue dans un combat contre une extrême droite en pleine ascension.

COMBAT POUR LA PAIX

Son dernier combat fut pour la paix entre les Israéliens et les Palestiniens. On put lui reprocher d’être très critique pour les uns, moins sévère pour les autres. Madeleine Rebérioux disait clairement les choses au risque de choquer, mais selon l’idée exigeante qu’elle se faisait de la vérité. Militant en 1991 contre la guerre du Golfe, elle fit publier par la SEJ de nouveaux textes de Jaurès avec une introduction qu’elle conclut par ces mots : « L’histoire ne se répète pas. Jaurès ne vit plus parmi nous, nul ne peut le remplacer. Mais nous pouvons méditer sur sa pensée sinon militer pour elle : au reste, milite-t-on pour une pensée ? Insoluble problème. Pour un projet, peut-être ? »

Le parcours scientifique de Madeleine Rebérioux commence, très classiquement par une inscription en thèse auprès d’Ernest Labrousse. Son maître, militant et penseur socialiste, en délicatesse aussi bien avec le PCF qu’avec la SFIO de Guy Mollet, la conforta dans ses choix. Elle privilégia les sujets les plus novateurs. Elle y était encouragée par une autre personnalité inclassable, Jean Maitron, âme du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et maître d’œuvre de la revue Le Mouvement social. Elle contribua au premier par de très nombreuses notices. Quant à Mouvement social, elle en fut la directrice de 1971 à 1982. Madeleine Rebérioux fut pleinement de ces entreprises scientifiques comme elle ne cessa de nourrir la partie invisible de la recherche faite de comptes rendus, d’articles monographiques… L’initiative des éditions Belin de réunir en 1999 une trentaine de ses textes d’histoire politique et sociale, et celle à venir de Plon-Perrin pour les études d’histoire intellectuelle et culturelle sont à cet égard tout à fait fondamentales.

La France républicaine constitua particulièrement le laboratoire où Madeleine Rebérioux démontra combien le socialisme ouvrier pouvait devenir le moteur de la démocratisation et de la justice sociale et, pour ce faire, elle se fit l’historienne critique de cette époque de référence, offrant en 1975 une magistrale synthèse publiée au Seuil, La République radicale ? 1898-1914.

Comme le centre de toutes ces vies, se tenait Jaurès dont elle épousa la passion et la postérité. Si elle ne réussit pas à terminer la grande biographie critique qu’elle envisageait, elle construisit les éléments les plus décisifs du « vaste monde » qui s’ouvrait avec lui, et elle parvint en 2000 avec Gilles Candar à lancer l’édition de ses Œuvres en dix-huit volumes que Fayard assume désormais. « Il est fini en effet le temps où, seuls, des militants chevronnés questionnaient Jaurès. Autour de lui se pressent aujourd’hui des chercheurs venus de toutes les sciences humaines », écrivait-elle dans l’introduction générale. Sa conviction était bien que le travail de l’historien ouvert aux autres sciences sociales demeurait la meilleure façon de rester engagée, intellectuellement et même politiquement. Elle a ainsi montré que la citoyenneté républicaine était une notion vivante, à construire, et que le tournant du XIXe siècle restait notre modernité, à travers ses avancées, ses rêves et ses échecs dont celui de la colonisation.

Avec la mort de Madeleine Rebérioux, le monde est désormais plus difficile à penser, elle qui voulait tant lui donner un sens et qui se battait pour cette ambition.

Vincent Duclert

Professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

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