Torturée par l’armée française en Algérie, » Lila » recherche l’homme qui l’a sauvée
par Florence Beaugé, Le Monde, 19 juin 2000
» J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures, et les heures des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter. »
Quarante ans plus tard, elle en parle avec la voix blanche. Elle n’a jamais eu la force d’évoquer avec sa famille ces trois mois qui l’ont marquée à vie, physiquement et psychologiquement. Elle avait vingt ans. C’était en 1957, à Alger. Capturée par l’armée française le 28 septembre, après être tombée dans une embuscade avec son commando, elle avait été transférée, grièvement blessée, à l’état-major de la 10e division parachutiste de Massu, au Paradou Hydra. » Massu était brutal, infect. Bigeard n’était pas mieux, mais, le pire, c’était Graziani. Lui était innommable, c’était un pervers qui prenait plaisir à torturer. Ce n’était pas des êtres humains. J’ai souvent hurlé à Bigeard : “Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas !” Et lui me répondait en ricanant : “Pas encore, pas encore !” Pendant ces trois mois, je n’ai eu qu’un but : me suicider, mais, la pire des souffrances, c’est de vouloir à tout prix se supprimer et de ne pas en trouver les moyens. » Elle a tenu bon, de septembre à décembre 1957. Sa famille payait cher le prix de ses actes de » terrorisme « . » Ils ont arrêté mes parents et presque tous mes frères et soeurs. Maman a subi le supplice de la baignoire pendant trois semaines de suite. Un jour, ils ont amené devant elle le plus jeune de ses neuf enfants, mon petit frère de trois ans, et ils l’ont pendu… » L’enfant, ranimé in extremis, s’en est sorti. La mère, aujourd’hui une vieille dame
charmante et douce, n’avait pas parlé.
Sa fille aurait fini par mourir, dans un flot d’urine, de sang et
d’excréments, si un événement imprévu n’était intervenu. » Un soir où je me balançais la tête de droite à gauche, comme d’habitude, pour tenter de calmer mes souffrances, quelqu’un s’est approché de mon lit. Il était grand et devait avoir environ quarante-cinq ans. Il a soulevé ma couverture, et s’est écrié d’une voix horrifiée : “Mais, mon petit, on vous a torturée ! Qui a fait cela ? Qui ?” Je n’ai rien répondu. D’habitude, on ne me vouvoyait pas. J’étais sûre que cette phrase cachait un piège. » Ce n’était pas un piège. L’inconnu la fera transporter dans un hôpital d’Alger, soigner, puis transférer en prison. Ainsi, elle échappera aux griffes de Massu, Bigeard et Graziani. Louisette Ighilahriz, » Lila » de son nom de guerre, retrouvera la liberté cinq ans plus tard, avec l’indépendance de l’Algérie. Depuis, elle recherche désespérément son sauveur. Ce souhait est même devenu une idée fixe, une obsession. » J’ai tout essayé, envoyé des messages partout, avec de moins en moins d’espoir de le retrouver vivant. S’il l’est encore, il doit avoir à peu près quatre-vingt-cinq ans. Je ne veux qu’une chose : lui dire merci. »
Elle ne sait presque rien de Richaud, sinon son nom, pour l’avoir entendu – mais elle n’est même pas sûre de l’orthographe -, sa fonction probable médecin militaire, et son grade : commandant. A défaut de le revoir, Louisette Ighilahriz voudrait remercier sa fille : » Je me souviens qu’il m’avait dit : “Je n’ai pas vu ma fille depuis six mois, vous me faites terriblement penser à elle.” Alors, je la cherche, elle aussi. Je voudrais lui dire combien son père l’aimait et à quel point il pensait à elle, là-bas, en Algérie… »
Torture en Algérie : le remords du général Jacques Massu
» NON, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s’en passer. Quand je repense à l’Algérie, cela me désole, car cela faisait partie d’une certaine ambiance « .
par Florence Beaugé, Le Monde, mercredi 21 juin 2000
La torture est-elle indispensable en temps de guerre ? Non, répond le général Massu, qui aujourd’hui n’hésite pas à affirmer : » Quand je repense à l’Algérie, cela me désole, on aurait pu faire les choses différemment. » Ce qui provoque cette suprenante confidence du général Massu, c’est la publication, en première page du Monde du 20 juin, du témoignage d’une ancienne » fellagha « , Louisette Ighilaghiz.
Capturée par l’armée française, le 28 septembre 1957, à Chebli, à environ 30 kilomètres d’Alger, seule femme présente au sein du commando de neuf personnes avec lequel elle opérait, cette jeune kabyle, âgée de vingt ans à l’époque des faits, expliquait qu’elle avait été transférée, grièvement blessée, à l’état-major de la 10e division parachutiste de Massu, au Paradou Hydra, un quartier de la capitale.
Louisette Ighilaghiz a passé là trois mois, » allongée nue, toujours nue « , et a été torturée pratiquement sans interruption de fin septembre à fin décembre 1957. Selon son témoignage recueilli par Le Monde à Alger, au cours de plusieurs rencontres échelonnées entre fin avril et début mai, la jeune fille a eu la vie sauve grâce à un inconnu qui, un soir de la fin décembre 1957, s’est approché de son lit de camp, l’a examinée et s’est écrié d’une voix horrifiée : » Mais mon petit, on vous a torturée ! Qui a fait cela ? Qui? »Après l’avoir fait transporter et soigner dans un hôpital d’Alger, cet homme l’a transférée en prison, la soustrayant ainsi à ses tortionnaires. De son sauveur, Louisette Ighilaghiz, âgée de soixante-quatre ans aujourd’hui, sait très peu de choses. Son nom, pour l’avoir entendu à plusieurs reprises : Richaud, – mais elle n’est même pas sûre de l’orthographe. Son grade : commandant. Et sa fonction probable : médecin militaire. Depuis quarante ans, elle le cherche. Ce souhait est devenu une idée fixe, une obsession. » J’ai envoyé des messages partout, avec de moins en moins d’espoir de le retrouver vivant, raconte-t-elle. Je ne veux qu’une chose : lui dire merci. » A défaut de le revoir, elle souhaiterait pouvoir remercier sa fille, car elle se souvient qu’il en avait une : » J’ai une fille qui doit avoir à peu près votre âge, lui avait-il dit. Vous me faites terriblement
penser à elle. »
Handicapée à vie
Psychologue de formation et de métier, Louisette Ighilaghiz a sa carte de résistante algérienne et a été décorée à plusieurs reprises par les plus hautes autorités de son pays pour sa participation à l’indépendance de l’Algérie. Déclarée handicapée motrice à la suite de ses blessures et des tortures qu’elle a subies, et percevant à ce titre une pension, outre sa retraite de psychologue, elle est très ferme et très claire dans ses déclarations. Elle cite nommément trois personnes dans le récit de son calvaire, mais n’en met en cause qu’une seule comme son tortionnaire direct : il s’agit du capitaine Graziani, mort ensuite dans un accrochage en Kabylie en 1959.
Les deux autres sont le général Massu et le général – colonel à l’époque – Bigeard, qui, précise-t-elle, lui rendaient des visites à intervalles réguliers, » à tour de rôle, jamais ensemble, mais toujours accompagnés de Graziani « . A cette occasion, affirme-t-elle, ils donnaient des consignes à leurs subordonnés : » Eux deux se contentaient de me lancer des insultes et des grossièretés avant de donner des ordres par gestes, comme s’il existait un code muet établi. Graziani, lui, faisait les travaux pratiques. Massu et Bigeard ne s’attardaient pas en règle générale. »
Interrogé sur les propos de Louisette Ighilaghiz, le général Massu, qui, avec constance depuis 1971, a toujours reconnu publiquement l’usage de la torture en Algérie, répond qu’il ne se souvient pas de cette histoire particulière. « Personnellement, dit-il, je n’y ai pas été mêlé directement. » Il accorde cependant du crédit à un récit témoignant d’une réalité qui » faisait partie d’une certaine ambiance à Alger « , et qu’aujourd’hui il regrette. Le général Massu ajoute qu’il a très bien connu le commandant Richaud, » un homme de grande qualité et un humaniste « , et propose d’aider la résistante algérienne à retrouver les proches de ce dernier.
» Je suis formelle «
En revanche, le général Bigeard dément tout en bloc et parle de » tissu de mensonges » . Il déclare que le but de ce témoignage est » de démolir tout ce qu’il y a de propre en France « . Le nom du commandant Richaud ne lui dit rien. Michel Enaud, président de l’Association des anciens combattants parachutistes d’Algérie, fait aussi savoir son désaccord » avec le témoignage paru dans Le Monde du 20 juin. Bigeard était un homme d’honneur, et les parachutistes, dans leur ensemble, n’ont pas torturé. C’est vrai qu’il y a eu des exactions, mais elles n’étaient pas planifiées. C’était confié à des services spéciaux qui n’avaient rien à voir avec les parachutistes. »
Tant d’années après, comment Louisette Ighilaghiz peut-elle affirmer que les deux hommes qui accompagnaient à tour de rôle le capitaine Graziani étaient bien les généraux Massu et Bigeard ? » Je connaissais leurs visages qui avaient souvent été publiés dans la presse, surtout au moment de la bataille d’Alger, répond-elle. D’autre part, il arrivait au personnel du baraquement où j’ai passé les trois mois de les appeler par leurs noms. Je suis formelle, en aucun cas je n’aurais pu les confondre avec d’autres. »
Marcel Bigeard, général du cadre de réserve
» Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Tout est faux, c’est une manoeuvre «
Propos recueillis par Florence Baugé, Le Monde, 21 juin 2000
- Comment réagissez-vous au témoignage de Louisette Ighilahriz, publié par Le Monde ?
Ce papier est malvenu. Bigeard reste un modèle pour la France. Vous faites mal à un type qui vit pour son pays. Je continue de recevoir des centaines de lettres se référant à Bigeard, reconnaissant sa valeur et me disant : « Heureusement que vous êtes là, dans une période où toutes les valeurs sont parties en fumée. » Un jour, vous allez voir, vous aurez des explosions dans les banlieues. » Je n’étais pas au PC de Massu, mon régiment était ailleurs dans Alger, et le capitaine Graziani n’était pas chez moi. Il était chez Massu. Graziani était un excellent combattant. Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Il n’y a jamais eu de femme prise à mon PC. Il s’agit de démolir tout ce qu’il y a de propre en France. Bigeard en train de pratiquement violer une femme avec Massu, c’est inimaginable ! Massu, qui est un type très
croyant, doit en être malade de lire ça. Tout est faux, c’est une manoeuvre. Avant d’écrire quelque chose comme ça, il faut vérifier. D’ailleurs, le 28 septembre 1957, Bigeard n’était pas là, il avait quitté sa base de Sidi Ferruch, et était parti pour la Kabylie.
- Louisette Ighilahriz dit que vous faisiez des allers et retours, pendant les trois mois de sa détention, et que vous vous rendiez régulièrement au PC de Massu.
Je n’étais pas là. Après la première et la deuxième batailles d’Alger, je suis parti, et jamais revenu. J’étais en Kabylie. Il m’est arrivé de revenir quelquefois à ma base de Sidi Ferruch. Plusieurs officiers m’ont téléphoné [après avoir lu l’article du Monde ] et m’ont dit : « Ça, ça n’est pas Bigeard. » C’est affreux de dire cela, et surtout sur une femme. Je ne l’ai jamais vue. Elle dit que cet homme qui l’a libérée est venu, un jour, a soulevé sa couverture et l’a sauvée ! Comme si un homme pouvait, comme ça, entrer, sortir et la faire évacuer de cet endroit. Ça ne ressemble à rien. De même,
comme si on ne pouvait pas retrouver un médecin militaire commandant au bout de quarante-trois ans !
- Donc, le nom du commandant Richaud ne vous dit rien ?
Non, ça ne me dit rien du tout. Et s’il existait vraiment, on aurait pu le retrouver. Surtout pendant quarante-trois ans. Mais bousiller un homme comme Bigeard !
- Le général Massu déclare au Monde qu’il vous a vu pratiquer personnellement la gégène.
Ah non ! Non ! Je n’aurais même pas pu regarder ça.
- Il l’a même écrit dans l’un de ses livres, Le Soldat méconnu, publié en 1993 aux éditions Mame.
Oui, oui, je le sais. On parlait plus de Massu que de Bigeard. Je sais que vous allez encore troubler les cartes avec Massu. Vous êtes en train de mettre un coup de poing au coeur d’un homme de quatre-vingt-quatre ans. Il y a de quoi se flinguer. Cela me fiche un sacré coup. Mais dites-vous bien que le vieux, à quatre-vingt-quatre ans, il est battant, et qu’il sait mordre encore… »