(Ken Loach, lors de la remise de son prix à Cannes pour son film sur la guerre en Irlande, Le vent se lève.)
Lois mémorielles ou abus de mémoire
par Bruno Etienne, article publié dans le numéro de septembre-octobre 2006 de la revue La pensée de midi1
Existe-t-il une causalité “magique”, comme l’indiquait Carl Gustav Jung ? C’est en tout cas l’impression que me donnent deux événements apparemment sans lien : le vote négatif au référendum européen et le débat sur les “lois mémorielles”.
Dans notre région PACA – sans doute à cause du pluralisme culturel et religieux de nos populations -, ces deux événements ont pris des formes exacerbées qui me font invoquer le terme utilisé par Jung : les hommes politiques, toutes tendances confondues, pratiquent une surenchère inquiétante du devoir de mémoire communautariste ; ils ont encouragé ou participé physiquement à une quantité exceptionnelle d’hommages et d’inaugurations de monuments au génocide arménien, qui a été, dans notre région, une des variables déterminantes du “non”.
A cette occasion, et à propos de la centaine de personnalités et d’enseignants-chercheurs qui ont signé la pétition “Liberté pour l’Histoire”, reprochant aux députés de nous dire comment il fallait écrire l’histoire et réclamant le droit de faire de l’histoire sans injonction du pouvoir politique, aussi légitime soit-il, on a entendu des phrases de ce type, tant du côté socialiste que de l’UMP : “On en a assez de ces intellos négationnistes et révisionnistes…”2
Il paraît évident que Monsieur Masse (co-auteur d’un projet de loi du PS aggravant la sanction légale) ou Monsieur Kert (co-auteur de la loi sur les bienfaits de la colonisation) sont compétents sur l’histoire de l’Empire ottoman, et que nos collègues Jean-Pierre Azéma, Gilles Manceron, Madeleine Rebérioux, Claude Liauzu3 et quelques autres – et même Réné Rémond – sont de dangereux “intellos”, puisqu’ils contestent le droit aux politiques de donner des leçons aux historiens 4 !
Reprenons le fil de ces événements : tout a commencé avec la loi Taubira sur la traite négrière et l’esclavagisme, et plus exactement – comme dans le cas de la loi du 23 février 2005 -, avec la contestation d’un article. Un collectif d’historiens ayant demandé “l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique”, une polémique s’ensuivit, qui opposa les chercheurs et les “communautaristes” tenants du devoir de mémoire mais chacun la sienne : en effet les « mémoristes » français juifs, arméniens, pieds-noirs et autres s’intéressent fort peu au génocide tibétain… non homologué…
Après la loi dite Gayssot du 13 juillet 1990 sur les crimes contre l’humanité, interdisant le négationnisme de la Shoah, la loi du 29 janvier 2001 reconnaissait le génocide arménien, puis celle du 21 mai 2001 (dite loi Taubira) qualifiait la traite négrière (atlantique) de crime contre l’humanité, et enfin celle de 2005 reconnaissait dans son article 4 les aspects positifs de la colonisation…
Le devoir de mémoire s’oppose-t-il au devoir d’histoire ? Voilà la question.
Elle en induit une autre : qui est compétent en la matière ?
La valeur d’un discours dépend du rapport de force qui s’établit concrètement entre les compétences et la légitimité des locuteurs, entendues à la fois comme capacité de production, d’appropriation et d’appréciation des critères les plus favorables aux « produits » qu’ils sont capables d’imposer. Il s’agit ici de capitaliser l’émotion suscitée par l’homologation ou pas d’un génocide permettant une stratégie clientéliste. La création d’un objet émotionnel a moins à voir avec la vérité historique ou la pertinence de son objet qu’avec son impact émotionnel.
Je précise que tous mes écrits5 et mon action démontrent que j’ai toujours été un militant anticolonialiste à ma mesure. Ma critique ne porte donc pas sur la négation des phénomènes qu’invoquent ces lois mais sur la compétence des élus de la nation en la matière. Le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique, nationale et ecclésiastique. Le seul exemple soviétique devrait nous suffire – à condition de ne pas chercher trop loin dans l’analyse de nos manuels scolaires, comme l’a fait si pertinemment Eric Savarèse à propos de la légitimation de la colonisation dans le Mallet-Isaac6… L’histoire républicaine et nationalisée fonctionne à l’amnésie et à l’amnistie !
Et en ce qui me concerne, je n’aborderai pour illustrer mon propos que le sujet que je connais le moins mal : la colonisation française du Maghreb.
La France vit douloureusement son passé colonial, et de récents événements internes (les débats sur ce fameux article 4) et externes (les déclarations de M. Bouteflika) ont accentué l’ambiguïté d’un débat qui divise aussi les anciens colonisés, pas seulement les hommes politiques que je fustige.
Et l’histoire partagée – même mal – des relations entre la France et les Etats du Maghreb illustre parfaitement ce contentieux, qui s’est d’ailleurs inversé en miroir : le double regard des deux rives de la Méditerranée est à la fois différent sur le plan factuel et dans ses enjeux et exigences de vérité.
La comparaison des modes de colonisation7, de décolonisation et de leurs conséquences aujourd’hui même permettrait d’apporter quelques réponses méthodologiques en vue de l’écriture d’une histoire commune à quatre mains :
Comment je vois l’autre.
Comment l’autre me voit.
Comment je me vois.
Comment l’autre se voit.
Le succès du premier manuel scolaire franco-allemand paru cette année nous laisse espérer que cette aventure est possible… si les politiques ne s’en mêlent pas en caressant dans le sens du poil les “communautés” juives, harkis, pieds-noirs, arméniennes, kabyles, comoriennes, musulmanes, ad libitum… sans oublier la communauté gay et la communauté internationale.
Histoire versus mémoire : le cas du Maghreb
8Les Français ont toujours voulu croire que le modèle républicain transcenderait tous les clivages pour créer un citoyen idéal. Mais le racialisme et le racisme populaire sont toujours actifs, d’autant plus que les populations auxquelles la France a apporté la civilisation n’ont pas saisi tout l’intérêt qu’elles avaient à devenir “français radical-cassoulet”. Aussi la visibilité encombrante de l’islam de France est-elle insupportable aux yeux de nos compatriotes, car elle marque l’échec de la seule légitimation qu’avait la colonisation.
Que faire ?
D’abord, refuser l’émotionnel des témoins amnésiques et sélectionneurs de sentiments, et donc en rester aux faits sans juger moralement les méfaits ou les bienfaits. Certes, des deux côtés les blessures sont loin d’être refermées, mais seule la froideur de la distanciation historique peut permettre de diminuer les rancœurs – tout au moins tant que le survivants directs sont encore là. Ensuite, comme le démontre si bien Emmanuel Terray, les suivants n’ont pas à monnayer la douleur des victimes réelles ou supposées.
Ensuite, le travail doit être fait des deux côtés : par exemple, pour juger des conséquences éventuelles de la colonisation sur les changements sociaux ou structuraux9 qu’elle a produit, il faut d’abord être au clair avec l’état de la société avant la colonisation, ce qui est loin d’être fait10 – je pense ici aux archives turques que bien peu de nationalistes algériens consultent ; seul le professeur tunisien Temimi a exploré cette piste. Il faudrait aussi que le rapport au passé médiéval du Maghreb soit éclairci, et sur ce point le Maroc se trouve dans une situation complètement différente par rapport au reste du Maghreb, dominé par l’Empire ottoman. La société précoloniale n’était pas aussi idyllique que la décrivent certains, qui voient un continuum entre l’Algérie de l’émir Abdelkader et le pouvoir démocratique et populaire d’aujourd’hui …
Inversement, nous savons très bien que les raisons de la colonisation n’ont pas grand-chose à voir avec le fameux “coup d’éventail” et que la guerre de conquête de l’Algérie a été criminelle.
Une grande différence entre la colonisation africaine et celle du Maghreb tient au fait que la France (les colons) n’a pas eu besoin de recourir à l’esclavage en Afrique du Nord car elle avait à sa disposition une main d’œuvre pléthorique et l’arrivée massive d’Européens remplissant les tâches intermédiaires. Une autre grande différence tient au fait que le Maghreb, dans sa diversité, connaissait une remarquable unité linguistique et religieuse, ce qui n’était pas le cas de l’Afrique. Aussi la chrétienté s’est-elle implantée en Afrique “noire” alors qu’elle a été vécue comme un jihad par les Maghrébins.
Enfin, il faut encore que la colonisation française soit comparée au processus britannique dans les pays arabes. De même, il ne faut pas oublier non plus les pays qui n’ont pas été colonisés comme le Yemen par exemple.
Dans le cas du Maghreb, il existe aussi une différence entre la colonisation directe et de peuplement et le Protectorat comme méthode améliorée au fil des expériences. Le cas du maréchal Lyautey est exemplaire : voilà un officier de droite qui fait l’objet d’une admiration sans bornes au Maroc alors qu’il a été le plus grand manipulateur du système colonial11. Il a fait ses classes en Indochine avec Gallieni, puis à Madagascar où la répression a été féroce, et enfin en Algérie, où il a dirigé les combats pour envelopper le Maroc pendant huit ans, avant d’être nommé gouverneur du Maroc “protégé”. Il a compris et mis à profit toutes les erreurs du système colonial dans le reste de l’Empire ; il a donc restauré la monarchie, car il fallait “gouverner avec le mandarin” – ce que la France n’a pas su faire avec Abdelkader en Algérie. Il a d’ailleurs été commissaire de l’exposition coloniale en 1931 !
Le double regard est vraiment indispensable…
Mais la grande règle, à mon sens, est de ne pas juger les rapports sociaux de l’époque en les transposant dans la grille normative contemporaine, car les acteurs d’alors ne savaient pas ce que nous savons aujourd’hui des conséquences de leurs choix. Il n’en reste pas moins que la population locale a vécue l’incursion coloniale comme un profond traumatisme… y compris ceux qui ont “collaboré”12. La violence réelle se doublait d’une violence symbolique imposée. Le désenchantement postcolonial n’en a été que plus grand… d’autant que les guérillas postcoloniales ont été gravissimes. Le manque à rêver est désormais dramatique, mais il est interdit de désespérer… et d’imposer le bonheur aux peuples sans les consulter !
Heureusement, de nombreux jeunes chercheurs maghrébins et franco-maghrébins travaillent actuellement, aux archives d’Aix-en-Provence en particulier, et sont en train de relire tout cet héritage. Il semblerait que, des deux côtés, par-delà le discours officiel, la recherche avance sans tenir compte des injonctions politiciennes.
Sans doute faudra-t-il attendre que notre génération (la mienne, en tout cas) rejoigne l’Orient éternel !
- Toutes les notes sont de l’auteur.
- Je cite Mme Joissains-Massini, député-maire d’Aix-en-Provence, ville qui a la chance d’avoir les archives coloniales et la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme et ses quelque 300 enseignants-chercheurs et techniciens spécialistes du monde méditerranéen.
- Cf. Marianne et les colonies, de Gilles Manceron (éd. La Découverte, 2003) et La colonisation, la loi et l’histoire (collectif sous la direction de Gilles Manceron et Claude Liauzu, éd. Stock, 2006).
- Quand l’Etat se mêle de l’histoire est le titre d’un essai passionnant de René Rémond paru aux éditions Stock en 2006.
- Cf. l’un des derniers parus : Le Choc colonial et l’islam (collectif sous la direction de Pierre-Jean Luizard, éd. La Découverte, 2006).
- Eric Savarese, L’Ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine (éd. L’Harmattan, 1998).
- Après les grands classiques d’Ageron et autres, il faut lire maintenant l’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial (éd. Fayard, 2006).
- Pour les autres parties de l’Empire, voir “Colonies, un débat français”, Le Monde 2, hors-série, mai-juin 2006.
- Un exemple extraordinaire de l’ambiguïté de l’architecture “musulmane” ou hispano-mauresque : à Casablanca existe un quartier construit par l’architecte Ecochard dans les années 1930 en style “andalous”. La plupart des jeunes Marocains croient que c’est l’ancienne ville authentique de Casablanca…
- Seul Jacques Berque s’y était sérieusement attaqué. Cf. un exemple exceptionnel et de qualité de Filali Kamel, “Charles Quint et sa politique nord-africaine dans les ‘écrits’ algériens” (Carlos V, “Los Moroscos y el islam”, université d’Alicante, 20-25 novembre 2000, disponible en français sur le site http://www.cervantesvirtual.com).
- Charles-André Julien et Daniel Rivet ont démonté le mythe, mais ma récente tournée au Maroc m’a prouvé que les Marocains n’en tenaient aucun compte !
- Voilà un sujet “tabou” : les archives sont pleines d’exemples de cette collaboration sans laquelle la colonisation n’aurait pas si bien fonctionné – et pas seulement dans le cas des “Harkis” qui, je le rappelle, étaient bien plus nombreux que les combattants de l’ALN.