par Gilles Manceron, pour histoirecoloniale.net
Les compromissions de la part d’une grande partie de la gauche française avec le projet colonial ne sont pas le seul sujet qui nécessite un réexamen critique par celle-ci de certaines de ses positions passées. La question de l’hésitation d’un courant important en son sein, au nom d’un « pacifisme intégral » et d’un esprit « munichois » totalement illusoire, conduisant, au nom de l’idée de « La guerre, plus jamais ça ! », et même de « La paix, même avec Hitler ! », à sous-estimer le caractère criminel du régime nazi, mérite, elle aussi, d’être réfléchie par la gauche d’aujourd’hui. Car dans les années qui ont suivi l’accession de Hitler au pouvoir en 1933, le peu d’attention aux persécutions antisémites en Allemagne demande, elle aussi, à être aujourd’hui examinée. En particulier, lors du premier massacre antisémite du « NovemberReichsPogrom » de novembre 1938, appelé par euphémisme en France la « Nuit de Cristal », l’indignation dans la société française, y compris à gauche, n’a pas été à la hauteur.
Le Front populaire, par ailleurs, n’a pas été le seul moment où la compromission d’une partie de la gauche française avec le projet colonial doit être questionnée (1). Dès la première moitié du XIXème siècle, dans la période où est né le mouvement socialiste en France et dans d’autres pays, les socialistes se sont divisés sur la légitimité de l’expansion coloniale. Cette division s’est poursuivie dans les années 1920 lors de la guerre du Rif au Maroc, puis, en 1931, lors de l’immense opération de propagande coloniale qu’a été l’Exposition coloniale internationale dans le bois de Vincennes. Une division qui s’est poursuivie de 1940 à 1944 au sein de la France Libre et de la Résistance intérieure, puisque les partisans de l’émancipation des colonies y étaient minoritaires et ceux du rétablissement de l’empire colonial français – éventuellement réformé – largement majoritaires, y compris à gauche. Et cette division est restée une réalité après la Seconde guerre mondiale, à l’époque où se sont propagés, de l’Indochine au Maghreb, les mouvements d’émancipation des peuples colonisés.
Mais le premier Front populaire doit être examiné du point de vue de sa politique coloniale, car il s’est trouvé confronté à l’émergence des premiers mouvements indépendantistes et d’importantes forces politiques de la gauche, lorsqu’il s’est agi de peuples non européens, n’ont pas su s’en tenir à un réel internationalisme à leur égard.
Le débat de 1931 au sein de la Ligue des droits de l’Homme
Des débats sur la question coloniale ont existé au sein de la LDH dès sa fondation en 1898 et en particulier en 1931, l’année de l’exposition coloniale, où la question coloniale été inscrite à son congrès et où une minorité d’un peu moins d’un tiers des délégués a maintenu une position anticolonialiste, contre celle de la majorité qui prônait une « colonisation démocratique », sans prendre en compte le droit collectif des peuples à disposer d’eux-mêmes. Forte de près de 200 000 adhérents et implantée dans toute la France et ses colonies, la LDH, bien qu’elle se refusait à participer à la vie politique à la manière des partis, était un acteur bien plus important qu’avec ses quelque 12 000 membres d’aujourd’hui de la gauche et de la société française.
Dans sa revue, les Cahiers des Droits de l’Homme, le problème colonial était fréquemment abordé et Victor Basch, son président, a publié en 1930 une longue réflexion intitulée Pour la liberté individuelle, comportant un chapitre sur les colonies dans lequel il s’élève notamment contre le régime judiciaire et les procédures d’expulsion. Ainsi, sa section de Hanoï dénonce la justice expéditive et les graves atteintes aux droits de la défense, et demandait la suppression de la Commission criminelle, juridiction d’exception instituée par le gouvernement général de l’Indochine en 1929. Elle publie une pétition en février 1930 dénonçant la condamnation le 11 octobre 1929 par le Tribunal provincial de Vinh (Annam) de 36 personnes lors d’un procès à huis clos, sans avocat, ainsi que des arrestations arbitraires, suivies de mauvais traitements et de supplices ; et une autre contre la condamnation, le 3 juillet 1929 à Hanoï, de 75 personnes au terme d’un procès dirigé contre le parti nationaliste d’Annam pour complot contre la sûreté de l’Etat.
Autre exemple de la défense des libertés individuelles, lorsque les 25 et 26 avril 1930 s’est tenu le congrès interfédéral de l’Afrique du Nord, une proposition de loi est déposée par le groupe parlementaire de la LDH à la Chambre des députés « pour la suppression en Algérie de la mise en surveillance », sorte d’assignation à résidence sans jugement, « à l’encontre des indigènes non-citoyens, déclarés coupables de s’être livrés à des menées anti-françaises ou à des actes de piraterie agricole ». Mais sur la question de « la représentation des indigènes au Parlement », les comptes-rendus montrent la réticence des sections d’Afrique du Nord à l’idée d’un élargissement du droit de vote des indigènes, alors que les représentants de la LDH venus de métropole y sont favorables. Au terme d’un vif débat, le Congrès adopte le principe suivant : « si cette question de l’éligibilité risquait de retarder la réalisation d’une réforme nécessaire, il conviendrait d’accepter, comme première étape, que les indigènes fussent représentés par des citoyens français ».
Le 2 juin 1931, la LDH signale au ministre du Travail « les conditions particulièrement rigoureuses de travail du personnel de la Société des Parcs d’Attraction de l’Exposition Coloniale, allant à l’encontre des dispositions légales sur la journée de huit heures et le repos hebdomadaire ». Le 18 août 1931, la LDH intervient auprès du ministre des Colonies au sujet des canaques exhibés au Jardin d’acclimatation, attirant l’attention sur leurs conditions de séjour et la date imprécise de leur retour au pays.
En mai 1931, à Vichy, la Ligue des Droits de l’Homme tient son congrès consacré au thème « La colonisation et les Droits de l’Homme ». Deux thèses s’y opposent dans un affrontement souvent tumultueux. L’une, défendue par Félicien Challaye tend, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à une condamnation globale du fait colonial, la colonisation y étant définie comme « la mainmise d’un peuple économiquement et militairement fort sur un peuple d’une autre race économiquement et militairement faible ». L’autre thèse, soutenue à la fois par Albert Bayet et Maurice Viollette, tend au contraire à montrer que l’acceptation du principe colonial ne signifie en aucune façon une trahison à l’égard d’un idéal de progrès et de démocratie. « Sans doute, dans quelques-uns de ses aspects, la colonisation française est-elle entachée de graves abus, d’actes arbitraires et de tyrannie qu’il importe de dénoncer et de corriger. Sans doute une évolution progressive doit-elle amener à faire des peuples colonisés des associés et non plus des sujets ». Mais, déclare Albert Bayet, « de ce que l’action colonisatrice s’accompagne trop souvent d’abus, avons-nous le droit de conclure qu’elle en est inséparable ? Je ne le crois pas. Viciée, la colonisation est un danger pour le monde, purifiée, elle peut être un bienfait. »
Maurice Viollette, de la même façon, considère que même si la politique actuelle est indéfendable, notamment en Indochine, « abandonner les colonies, ce serait y organiser la ruine et la mort, les plonger presque toutes dans une anarchie terrible, et ce n’est pas une façon d’apporter une solution moralisatrice au problème colonial ».
S’opposant à l’argumentation d’Albert Bayet et Maurice Viollette, Félicien Challaye condamne dans la colonisation un « fait d’ordre économique » : le « déplacement » des richesses mondiales au profit des capitalistes européens. « Oui ou non, la Ligue des droits de l’homme estime-t-elle que la colonisation est conforme ou contraire au droit des peuples à dispose librement d’eux-mêmes ? Si vous refusez de condamner le principe de la colonisation, notre Ligue devra changer son titre, devenant la Ligue pour la défense des droits de l’homme blanc et du citoyen français ». Un délégué résume ainsi le débat : « Dirons-nous avec nos camarades ligueurs, MM. Basch et Challaye, que colonisation égale spoliation et, par conséquent, crime, ou avec nos amis MM. Bayet et [Charles] Gide que la colonisation est un devoir sous certaines conditions ».
Face à un congrès majoritairement acquis à cette seconde thèse, plusieurs délégués demandent une condamnation formelle de la colonisation. Un représentant du Pas-de-Calais : « La Ligue faillirait à son devoir si elle ne jugeait pas la colonisation ; si elle est mauvaise, elle doit avoir le courage de le dire, même si cela doit avoir pour elle quelques inconvénients. […] Il faut s’orienter vers la seule conclusion logique, c’est-à-dire l’évacuation ou, si vous préférez, la libération des colonies ». La minorité refuse tout compromis et maintient sa motion, qui demande « l’extension aux races dites de couleur du droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes » et recueillera près d’un tiers des voix lors d’un vote où, à une forte majorité (1 523 voix contre 634), le congrès « demande, qu’à la colonisation impérialiste soit substituée une colonisation démocratique, qui se donne invariablement pour but de répandre ce qu’il y a de meilleur dans notre effort scientifique, dans notre idéal rationaliste et démocratique, et d’habituer les peuples colonisés à se gouverner eux-mêmes et à être, non plus des sujets, mais des peuples libres ».
Cette résolution, qualifiée de « jésuitique » par les surréalistes qui dénoncent vigoureusement l’Exposition coloniale, montre qu’à l’époque du premier Front populaire, la LDH n’était pas majoritairement anti-colonialiste. Attentive aux violations des droits des individus dans l’espace colonial, et même si une minorité en son sein défendait le droit collectif des peuples à disposer d’eux-mêmes, sa majorité ne le reconnaissait pas aux peuples extra-européens. Son universalisme n’était ni effectif, ni conséquent.
Les rapports de l’Etoile nord-africaine avec le PCF et le Front populaire
Le courant communiste a été incontestablement en France, de 1920 jusqu’au XXIème siècle, le courant idéologique le plus porteur d’une critique du colonialisme et d’un refus des formes de racisme dont il s’est nourri. Mais il a connu des périodes diverses, des moments où il a mené de grandes batailles symboliques et d’autres où ses positions ont été nettement moins en accord avec l’internationalisme auquel il se référait.
Le premier mouvement d’indépendance des peuples du Maghreb, l’Etoile nord-africaine (ENA), a été soutenue à sa fondation en 1925 par le parti communiste français, puis combattue ensuite par lui. En 1935, l’ENA a fait partie des signataires du Pacte du Rassemblement populaire qui a servi de base au Front populaire. Puis, en janvier 1937, elle a été dissoute par un décret du gouvernement de Front populaire. Ce qui a provoqué à deux reprises dans les colonnes de la revue de la LDH, les Cahiers des droits de l’Homme, des protestations de Félicien Challaye, celui qui avait conduit, on l’a vu, le combat anticolonialiste minoritaire au sein de l’association en 1931. Ses protestations ont été ignorées par les instances de cette association, dans un moment où, il est vrai, le combat contre le nazisme était devenu légitimement leur préoccupation principale.
Devant le Sénat, en 1937, alors que quelques élus du Front populaire s’étonnaient de la dissolution de l’Etoile nord-africaine, le ministre de l’Intérieur a même affirmé qu’elle avait été réclamée par le parti communiste français. Si son anticommunisme l’a probablement conduit à exagérer le rôle du PCF dans cette dissolution, qui n’a pas été faite « à la demande » du PCF, mais de ce même ministre de l’Intérieur, avec l’accord, ou même « à la demande », du « Monsieur Colonies » de la SFIO, Marius Moutet., il est incontestable qu’elle a été faite avec le soutien et l’approbation du PCF. Il n’est qu’à se reporter aux articles de l’Humanité qui traitent les militants de l’Etoile nord-africaine interpellés de provocateurs trotskistes et d’agents nazis.
Le « pacte Laval-Staline »
L’influence de l’Union soviétique sur le parti communiste français doit être sur ce sujet soulignée. Staline, recevant Pierre Laval à Moscou en 1935 et recherchant le soutien des démocraties occidentales face au péril nazi a reconnu à la France la possession de son empire colonial français. Rompant avec l’anticolonialisme prôné par l’Union soviétique depuis ses débuts, qui s’était exprimé notamment lors du Congrès de Bakou des peuples d’Orient et qui s’était retrouvée dans les conditions d’adhésion imposées aux partis socialistes à l’Internationale communiste (IC ou Komintern). Ce tournant a eu des conséquences sur la ligne du PCF qui, de 1925 à 1935, a épousé l’orientation anticolonialiste du Komintern, puis, à partir du Front populaire, a soutenu le Plan dit Blum-Viollette, très réformiste, et s’est opposé à l’idée d’une Assemblée algérienne.
Ce fut le début d’une divergence du PCF avec l’alliance des courants algériens favorables à l’indépendance qui ont constituée les Amis du Manifeste et des libertés (AML), autour de Ferhat Abbas, désormais acquis, à partir de 1943, à l’idée d’indépendance, de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj et du courant culturel et religieux des Ouléma. Et aussi le début d’une divergence entre le parti communiste français et les communistes algériens, qui, dans les années 1950, sont devenus de plus en plus favorables à l’indépendance algérienne. Et qui, à la différence du PCF, soutiendront en novembre 1954 l’insurrection lancée par le FLN et s’efforceront d’y participer, y compris en lui fournissant des armes, tout en cherchant à créer leurs propres maquis, à mener la lutte armée sans abandonner la lutte politique et à faire des actions militaires, dont des attentats, selon leurs propres principes.
Le traité d’indépendance de la Syrie signé par Léon Blum
Dans l’anticolonialisme au sein de la gauche française lors du premier Front populaire, il faut aussi souligner le rôle de certains courants non communistes, notamment dans des milieux chrétiens proches des éditions du Seuil et de la revue Esprit. Il faut souligner aussi le rôle de courants d’extrême gauche, trotskistes, libertaires, avec en particulier Daniel Guérin. Et aussi le rôle de Pierre Viénot, socialiste, nommé en 1936 secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères au sein du gouvernement Blum, qui n’avait pas la même ligne en matière de politique coloniale que Marius Moutet, le « Monsieur colonies de la SFIO ». C’est Pierre Viénot qui a préparé un traité d’indépendance de la Syrie, alors sous mandat français, que Léon Blum a signé, mais qui, en raison de l’opposition du « lobby colonial », ne sera jamais ratifié. Un traité sur lequel un certain nombre d’historiens font silence, et pour qui, dans la gauche française, seuls les communistes auraient été anticolonialistes.
Les inconséquences du Front populaire se retrouveront à la Libération
La question de la légitimité de la volonté d’indépendance des peuples coloniaux continuera à faire débat dans la France Libre, comme dans la Résistance intérieure, puis ensuite à la Libération. Le rôle notamment d’Andrée Viénot – l’épouse de Pierre Viénot, mort en 1944 – et celui d’André Philip, tous deux socialistes et anticolonialistes mérite alors d’être souligné. André Philip faisait partie en 1931 de la minorité anticolonialiste de la LDH, mais, à la différence de Félicien Challaye dont le « pacifisme intégral », s’ajoutant à une volonté de dénonciation des Procès de Moscou plus vigoureuse que ne l’a fait la LDH, préoccupé avant tout par l’unité contre le nazisme, l’a conduit à adhérer à l’« esprit munichois », et à avoir une conduite hostile à la Résistance sous l’occupation allemande. En effet, André Philip a rejoint la France Libre à Londres dès 1940. Et, lors de la guerre d’Algérie, sa fille s’engagera avec les opposants à la politique de Guy Mollet qui fonderont le PSU, puis deviendra la compagne de Francis Jeanson, responsable du réseau français de soutien au FLN. Tandis qu’Albert Bayet, quant à lui, fera partie, trente ans après le congrès LDH de 1931, des derniers partisans à gauche de l’Algérie française, en particulier au sein de la Ligue de l’enseignement.
Le Nouveau Front populaire fera-t-il preuve d’un universalisme plus authentique ?
L’histoire a parlé. Au moment historique marqué, du XVIIème au XXème siècle, par le phénomène général de l’expansion coloniale européenne a succédé celui de l’émancipation des colonies. Le contexte idéologique du monde d’aujourd’hui se distingue de celui du premier Front populaire. Du point de vue géopolitique, le monde se définit aujourd’hui par sa multipolarité et l’émergence d’un « Sud global ». Sur la planète et dans l’enceinte des Nations Unies, le colonialisme a fait l’objet de condamnations de principe de plus en plus explicites, et, à la différence des années 1930, des secteurs importants de la société française ont désormais sur lui un jugement sévère. Mais son héritage idéologique n’a pas disparu des mentalités. Il constitue même, à l’heure des derniers sursauts de l’entreprise coloniale française, à Mayotte ou en Kanaky, à l’heure du démantèlement inexorable de la Françafrique, un terreau important pour l’« européocentrisme tardif » qui sert de base à l’extrême droite.
Le Nouveau Front populaire saura-t-il s’en démarquer clairement ?
(1) Gilles Manceron, Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France (La Découverte, 2003), et 1885, le tournant colonial de la République, Jules Ferry contre Georges Clemenceau et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale (La Découverte, 2006).
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• Dans cet extrait de son Front Populaire, révolution manquée (1963), Daniel Guérin relate son expérience de la Commission coloniale de la SFIO « On ne tient pas parole aux colonisés » : le témoignage de Daniel Guérin
• Dès la première moitié du XIXème siècle, les socialistes se sont divisés sur la légitimité de l’expansion coloniale Ligue des droits de l’Homme, socialistes et communistes et la question coloniale lors du premier Front populaire