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Édition du 1er au 15 décembre 2024

« L’histoire de Souleymane » ou 48 heures dans la vie d’un livreur sans-papiers

Nous nous sommes entretenus avec le réalisateur Boris Lojkine sur son œuvre cinématographique et sur ses projets.

Entretien avec Boris Lojkine, réalisateur du film « L’histoire de Souleymane »

par Alain Ruscio et Cheikh Sakho, le 14 octobre 2024 pour histoirecoloniale.net

À toute vitesse, Souleymane, jeune Guinéen en situation irrégulière, sillonne les rues Paris à vélo pour livrer des repas. L’urgence imposée par le rythme des livraisons s’accompagne de l’imminence de son entretien de demande d’asile pour lequel il peaufine le récit qu’il a appris par cœur. En le suivant dans ses courses trépidantes, le film nous plonge dans la vie quotidienne de ces livreurs à vélo et nous donne un aperçu de cette économie de plateforme qui ne saurait se passer de ces sans-papiers précaires. Après avoir vu le film, on se dit que la prochaine fois qu’on les croisera, notre regard ne sera plus le même.


Hco : Votre œuvre cinématographique est marquée par l’histoire et la mémoire post-coloniales. Quel est votre rapport personnel à ces thématiques ? 

Boris Lojkine : Pour moi, la première rencontre avec cette histoire a été un séjour au Vietnam en 1993-94, certes longtemps après la fin de la colonisation. En 2007, j’ai réalisé Les Âmes errantes, qui évoque le parcours douloureux d’anciens soldats vietnamiens partis à la recherche des dépouilles de leurs camarades morts au front. Je pense vraiment que le Vietnam a changé ma vie, ça a été pour moi l’occasion de sortir de mon milieu. En fait, mon année vietnamienne a été une année extraordinaire, je crois que c’est l’année la plus heureuse de ma vie. J’avais 25 ans et tout d’un coup, je pouvais vivre plein d’aventures. Et surtout faire ce qu’il est plus facile de faire loin de chez soi que près de chez soi. Rencontrer des gens de toutes sortes de milieux. J’avais un énorme plaisir à parler vietnamien, Je me souviens de moments dans la rue avec les mamies qui vendaient le thé, où je rencontrais aussi les ouvriers qui venaient construire la route, partager un repas avec les camionneurs, aller dormir chez des paysans… Je m’étais acheté une moto et circulais dans tout le pays. Après cela, pour moi, il était impossible d’aller me remettre dans les clous de mon parcours universitaire classique de philosophie. Ce n’était plus ce qui m’attirait. Vu comme j’étais programmé, on peut dire socialement, culturellement, cela a été plus facile d’avoir ces expériences humaines loin de chez moi que de les avoir en France. C’est pourquoi j’ai mis longtemps à réaliser un film français. Souleymane est mon premier film français bien que ce soit également un film africain.

On peut faire le constat d’un monde artistique et culturel qui semble s’emparer de plus en plus des questions liées à la migration sub-saharienne et aux sans-papiers, en témoignent le film Io capitano de Matteo Garrone, la pièce Passeport d’Alexis Michalik, ainsi que votre dernier film. Comment vous situez-vous dans cette récente évolution ?

Pour Io Capitano, j’ai ressenti une certaine gêne à cause de quelques clichés, comme dans la scène où des gens dansent au son des tam-tams ou celle avec un féticheur… Quand on fait ce genre de film pour raconter des choses qui sont loin de nous, il faut faire ça avec une honnêteté sans faille. Et c’est ce que j’ai toujours voulu faire, que ce soit dans mes documentaires au Vietnam, ou quand j’ai commencé à faire de la fiction et que j’ai fait mon premier film en Afrique, Hope. Il faut essayer de rentrer à l’intérieur et arriver à comprendre les dynamiques internes des communautés qu’on raconte. Et c’est pour cela que dans mes films, Hope ou Camille et de nouveau Souleymane, je ne me contente pas de la représentation d’un « migrant africain », non. Souleymane est Guinéen : ce n’est pas pareil qu’un Ivoirien. Un Ivoirien, ce n’est pas pareil qu’un Malien… Dans Souleymane on voit des Ivoiriens et des Guinéens qui se plaisantent avec cette manière très africaine de plaisanter – ça rappelle les parentés à plaisanterie[1] – et cette manière très africaine de plaisanter j’adore ça, ça me fait toujours rire et ça me donne le sentiment que je commence à un peu à passer de l’autre côté et à regarder, à essayer de regarder ces gens tels qu’ils se regardent eux-mêmes et ça c’est important. Donc, pour répondre à votre question, je suis très content qu’il y ait des films qui parlent de la migration, mais il faut le faire bien. Faire des films sur la migration, c’est d’abord faire des films sur des gens qui viennent de certains pays, qui ont certaines histoires en essayant de comprendre vraiment à la fois l’histoire de chaque pays et ce que les gens portent comme histoire, et aussi comprendre comment fonctionnent les milieux, les communautés au sein de la migration, comment elles s’articulent entre elles, les rapports de force, les rapports de pouvoir, les rapports d’argent. C’est très important de le faire avec un souci de vérité.

Cela paraît très nettement dans le film et c’est une découverte pour le public.

C’est vrai que dans Souleymane, quand j’ai commencé à effectuer ces recherches sur les livreurs, j’ai été tout de suite passionné par les histoires de titulaires de compte. Le fait est là : la majorité des livreurs parisiens sont sans-papiers, ils n’ont donc pas le droit de travailler, d’ouvrir un compte Uber Eats ou un compte Deliveroo. S’ils veulent travailler il faut qu’ils louent le compte de quelqu’un d’autre, donc il y a des rapports de force, de pouvoir, d’argent entre le livreur et son titulaire de compte, et ce sont des rapports le plus souvent intracommunautaires. J’ai trouvé ça d’emblée passionnant. À la fin de chaque projection il y a des gens qui m’interrogent et qui disent : « Ah mais quand même, vous donnez une représentation très négative de ce qu’il se passe au sein des communautés ». Ou bien les gens qui parlent du personnage du titulaire de compte de Souleymane, Emmanuel en disant : « Ben, lui, il est vraiment atrocement méchant ! ». Je dis non, on ne peut regarder ça avec des jugements extérieurs qu’on plaque sur la réalité. Pour moi c’est très important quand je fais du cinéma de ne pas arriver avec des jugements, des préjugés. Et c’est très important pour moi de me dire : regardons les rapports sociaux tels qu’ils sont vécus par les acteurs sociaux eux-mêmes.

Au-delà des questions d’immigration et de l’exploitation des minorités raciales, le film s’attaque aux brutalités d’un capitalisme des plateformes impersonnelles et au consumérisme qu’il induit dans tous les milieux sociaux. Pourquoi avez-vous tenu à introduire quand même le facteur humain qui vient nuancer le propos comme dans la scène entre Souleymane et le vieux Monsieur pour lequel son fils a commandé une pizza ?

Il y a un peu deux questions dans votre question. Quand j’ai choisi de m’intéresser à un livreur plutôt qu’à une autre figure de migrant, c’est parce que ce que je trouve passionnant chez ces livreurs sans-papier parisiens, c’est qu’ils sont à la croisée de ces deux questions, ces deux phénomènes sociaux qui sont d’un côté la migration et de l’autre, ce nouveau capitalisme ubérisé, et ce n’est pas un hasard qu’ils se rencontrent dans la figure du livreur.

L’exploitation propre au capitalisme ubérisé isole les individus et les prive de tout collectif, en fait, parce qu’ils sont tout seuls face à un patron, il y n’a plus même plus de patron en fait, l’application est une sorte de déité absente. Donc il n’y a plus de patrons, plus de collectif, ils sont totalement isolés. Et cela se marie extrêmement bien avec l’isolement des personnes exilées. Et donc ce n’est pas du tout un hasard que dans l’économie uberisée, on trouve beaucoup, beaucoup de gens qui viennent de l’immigration. Je trouvais ça passionnant justement de sortir de la représentation et de la manière de questionner la migration généralement dans le cinéma. Travailler sur le quotidien d’un livreur, c’est une question qui est plus contemporaine, qui pose des questions plus aiguës sur notre monde social. Quant à la deuxième partie de la question, pourquoi le facteur humain ? Mais là, c’est davantage une question de cinéma. Si je vous fais un tableau du monde entièrement négatif, où tout est horrible, au fond, au bout d’un moment, le spectateur va mettre l’objet à distance parce que c’est insupportable, parce que tout est moche. Pour que le spectateur ressente des choses, il faut qu’il y ait du relief. C’est pareil avec le son, si vous mettez tout le temps le son au maximum, au bout d’un moment, le spectateur se bouche les oreilles.

Ce que vous faites admirablement bien, la bande son est un véritable personnage et vous montrez bien cette rupture à la fin, lorsque le son disparaît totalement lors du générique de fin.

J’ai fait ce film avec la volonté que le film donne une sensation forte aux spectateurs. Pour que le spectateur ressente l’injustice du monde, il est important aussi qu’il y ait des figures humaines, qu’on ne soit pas dans une caricature. C’était important pour moi qu’il n’y ait pas de « méchants » dans le film : Emmanuel n’est pas un méchant, Barry n’est pas un méchant. Les flics ne sont pas très sympathiques, mais ce ne sont pas des horribles méchants. Il y a un restaurateur qui n’est pas très sympathique non plus, mais il n’y a pas de grande figure de méchant, et pas notamment l’agente de l’OFPRA[2] qui est jouée par Nina Meurisse. C’était très important pour moi de donner une représentation assez humaine (qui n’est pas irréaliste) de cette agente. Je suis allé à l’OFPRA, j’ai vu des gens de toutes sortes, j’ai vu des gens très désagréables, j’ai vu des gens très courtois, tout est possible. Finalement cette agente de l’OFPRA devient comme la représentante du spectateur à l’écran. Je trouvais intéressant le fait qu’elle soit comme cela, déchirée entre son empathie pour Souleymane et le fait qu’elle représente une institution qui a ses règles, ses quotas. Elle a les mains liées, en fait, et il était important que le spectateur puisse s’identifier à elle, et se retrouver lui-même dans le dilemme de ce personnage.

Vous n’avez pas fait le choix d’un acteur professionnel. À travers la performance d’Abou Sangaré, vous semblez aller plus loin que les principes de l’Actors Studio[3]. Votre acteur ne fait pas que jouer le rôle d’un migrant et sans-papiers, est-ce pour cela que vous avez choisi un acteur qui n’est pas de la profession ?

Dès le début, c’était le choix de faire appel à un casting largement de non-professionnels. J’aime beaucoup le travail avec les non-professionnels. On ne les choisit pas parce qu’ils auraient du métier, de l’expérience, des qualités d’acteur. On les choisit souvent à cause d’une forme de proximité avec le rôle. Et pour moi c’est important, sachant que je représente des vies qui sont très loin de la mienne. Ces acteurs non-professionnels sont des gens qui arrivent avec une forme de connaissance de ce que je raconte. C’est comme un garde-fou pour moi, pour que je puisse raconter les choses de manière juste. Si je prenais des acteurs uniquement parce qu’ils ont du métier, alors qu’ils sont complètement loin de ce monde-là, alors c’est moi qui devrais leur enseigner comment c’est d’être un livreur, comment c’est de se parler entre Guinéens et Ivoiriens, comment c’est de vivre dans un centre d’hébergement d’urgence, etc.  Des choses très éloignées de mon vécu. Travailler avec des acteurs non-professionnels est plus riche pour moi et permet d’aller plus dans le sens de la justesse et de la vérité.

Quels sont vos projets après ce film ?

En ce moment, j’écris une série avec Arte, une série de fiction qui se passe dans les années 1980-1990 au Brésil, en Amazonie. Elle raconte la colonisation des terres amazoniennes par les Brésiliens eux-mêmes et le conflit pour les terres avec les populations indigènes. Dans certaines parties du Brésil, il y a vraiment des centaines de milliers de personnes qui sont allées conquérir ces terres parce qu’on leur avait dit, selon le slogan à l’époque de la dictature militaire, à la fin des années 1970, que « c’était une terre sans homme pour des hommes sans terre »… Premièrement, il y avait quand même des hommes sur ces terres-là, les indigènes… Et deuxièmement, ceux qui ont bénéficié de ce grand mouvement de colonisation à la fin, ce sont les grands propriétaires terriens, bien plus que les petits paysans.

Pour revenir à la France, dans le champ des luttes sociales, la jonction entre travailleurs migrants et travailleurs dits français semble toujours difficile. Au moment de la guerre d’Algérie, par exemple, les Algériens étaient beaucoup plus syndiqués que les travailleurs français.

Quand j’ai commencé le projet, il y avait ce grand conflit des livreurs de la plateforme de livraison de repas Frichti. Ça commence presque comme une blague, un journaliste de Libération fait, à la dernière page, le portrait d’un livreur sans-papiers qui travaille pour Frichti en disant : « Mais regardez, lui, il est sans-papiers, mais il travaille pour Frichti ». La plateforme se sentant attaquée, décide de licencier tous ses travailleurs sans- papiers et ils mettent sur le carreau, je crois, 300 livreurs sans-papiers. Pendant mes repérages, je me souviens d’être allé à une manifestation et c’était extrêmement bouleversant pour moi, qui suis un fils de militant communiste, de voir qu’il y avait 300 jeunes hommes noirs ou subsahariens d’Afrique de l’Ouest, quasiment tous, qui, je pense, n’avaient jamais fait une manifestation de ce type de leur vie et ils étaient là, encadrés par trois vieux moustachus de la CGT, avec leur camionnette et leur porte-voix. Le rapprochement de ces deux mondes, assez improbable, était pour moi extrêmement bouleversant.


[1] La parenté à plaisanterie est une pratique sociale typique d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale qui autorise, voire oblige, des membres d’une même famille (tels que des cousins éloignés), des porteurs de certains noms de famille (Fall contre Dieng, Niang ou Ndoyene), des gens de certaines ethnies ou des habitants de telle région, territoire ou province (on parle alors d’alliance à plaisanterie) à se moquer ou à s’insulter, et ce, sans conséquence. Ces affrontements verbaux sont analysés par les anthropologues comme des moyens de décrispation, de cohésion ou réconciliation sociale, voire une pratique sacrée.

[2] Office français de protection des réfugiés et apatrides.

[3] École d’art dramatique à New York dirigée par Lee Strasberg, au début des années 1950, célèbre pour sa méthode reposant sur l’effort par l’acteur pour ne pas simplement « jouer » mais « être » un personnage.


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