Rassemblement de l’extrême droite à Paris le 29 septembre 2024
Le viol et le meurtre d’une étudiante nommée Philippine en septembre 2024 par un homme marocain expulsable selon la loi viennent de donner lieu à une intense campagne raciste orchestrée par l’extrême droite et abondamment relayée sur les réseaux sociaux, dans certains media et jusqu’à l’Assemblée nationale, où une minute de silence a été observée. Le ministre de l’Intérieur Retailleau a annoncé un durcissement législatif. Le président Macron lui-même a déclaré depuis le Canada qu’il faut « chaque jour mieux protéger les Français ». Un rassemblement à Paris a donné lieu déchaînement de haine raciste : « l’immigration nous tue ! », « les prédateurs étrangers tuent nos petites Françaises ! », « j’aimerais qu’on aille violer en Algérie », « ils nous volent et nous tuent. Nous avons été en Afrique du Nord pour construire, mais, du jour au lendemain, ils nous ont foutus à la porte. Nous devons en faire tout autant », sont quelques-uns des propos tenus rapportés par la presse.
L’exploitation raciste d’affaires criminelles mettant en cause des étrangers, plus particulièrement de féminicides, alors que l’immense majorité ne sont évidemment pas commis par des étrangers, a en France une longue histoire. L’historien Alain Ruscio le rappelle ici en racontant l’affaire du double crime de rue Fondary qui provoquait il y a un siècle déjà semblable explosion de racisme et contribua à la création d’un organe de surveillance policière, le Service de surveillance et de protection des indigènes Nord-Africains .
Le double crime de la rue Fondary, acte d’un dément ou d’un « Kabyle indésirable » ?
Alain Ruscio
Le 7 novembre 1923, un Kabyle, Kennilet Mohamed Ouaslimane[1], entre dans une boutique de la rue Fondary, en plein Paris, et y assassine à l’arme blanche une femme mariée qu’il courtisait et qui l’avait éconduit, Mme Billard ; hagard, il s’attaque alors à d’autres personnes, au hasard, dans la rue, tue une autre femme, et en blesse deux autres, puis retourne son arme contre deux agents, qui finissent par le maîtriser.
C’est le début d’une courte, mais intense campagne de presse. Au terme du procès, le meurtrier sera condamné à mort et guillotiné le 19 août 1924.
Le crime : une boucherie
Lors du procès, dès le mois de mai suivant, un récit détaillé de « la boucherie de la rue Fondary » (c’était le titre de l’article) fut livré au public : « Mme Billard avait suscité une passion féroce dans le cœur d’une sorte de sauvage de Tizzi Ouzou, l’Algérien Khemili Mohamed Oulisman. Comme impitoyablement il était éconduit, ce fut le drame atroce. En novembre dernier, il se ruait dans la boutique et devant la résistance de la jeune femme, couteau à la main, tente de l’égorger. Traînée sur le trottoir, elle a l’oreille arrachée en se débattant, s’échappe un instant, mais est rejointe et culbutée. Et là, lui écrasant la poitrine sous ses genoux il lui tranche la gorge. Cela fait, son couteau ruisselant à la main, il se rue sur les passants terrorisés. Une sexagénaire est tuée, trois autres femmes grièvement blessées. Et il bondissait sur un groupe d’enfants, quand, comme une bête sauvage, des agents purent enfin l’abattre à coups de revolver ». « Abattre » ? Non. Il fut blessé et mis hors d’état de nuire.
Suivait un portrait assez effrayant : « Guéri aujourd’hui, il comparaît aux assises. Et c’est une hideuse et terrifiante figure. Si bas est le front que sa tignasse crépue rejoint presque les sourcils en broussailles. Le nez camard, la bouche sensuelle et puissante, les pommettes saillantes, les maxillaires énormes, tout dans le bronze de cette face aux yeux luisants donne un aspect de rare sauvagerie. Et quand il se dresse à la barre, énorme, sans gilet, son cou de taureau saillant de sa chemise largement évasée, coudes écartés et haussant les épaules du geste familier aux lutteurs, malgré soi on est tenté de reculer » (Le Gaulois, 21 mai 1924).
Une campagne d’affolement
Ce fut certes un crime atroce, mais comparable à bien d’autres, commis par des Français dits de souche. Ce sera pourtant le signal d’une campagne d’affolement généralisé. Dès le lendemain, 8 novembre, la presse titre en première page : « Un Algérien tue deux femmes et en blesse deux autres » (Le Figaro)… « Deux femmes tuées, deux blessées par un Arabe, rue Fondary » (Le Petit Parisien)… « Un Algérien poignarde une épicière qui repoussait ses avances, tue une passante et en blesse deux autres » (Le Matin). « Un Arabe en délire tue une honorable commerçante et une passante, puis blesse deux personnes » (Le Petit Journal).
Un journal se distinguera particulièrement en passant directement du singulier au pluriel : « Après la boucherie de la rue Fondary. La Police va pourchasser les Indigènes indésirables ». Puis se fera le porte-parole des braves gens du quartier, effrayés par cette invasion : « Un commerçant (…) nous dit les craintes qu’éprouvent les habitants du quartier de Grenelle que menace cette véritable invasion d’Algériens nomades, particulièrement nombreux dans ce quartier de Paris. Crasseux, dépouillés, prêts à toutes les besognes, ces arbis qui vivent dans des taudis infects, s’abattent sur les rues (…), errent à l’aventure, l’œil mauvais et la menace aux lèvres » (La Presse, 8 novembre). André Billy, journaliste et écrivain très lu, billettiste du Petit Journal, en rajoute : « Les étrangers sont de plus en plus nombreux en France », oubliant au passage que les Algériens étaient sujets français. Seconde constatation : « On est de moins en moins sévère dans l’application des règlements les concernant ». Si l’on continue sur cette pente, « Paris et la France entière ne seront plus bientôt qu’un immense coupe-gorge (…), un véritable champ de bataille » où ces étrangers « joueront du revolver et du couteau de tranchée » (13 novembre). L’ennemi était dans nos villes, dans nos rues.
Évidemment, un climat de suspicion s’installe. Il ne fait pas bon, dans le quartier, être un migrant algérien : « Les habitants commentent cette tragédie et se plaignent de l’envahissement de leurs rues par des caravanes de sidis. Ils sont disséminés dans tous les hôtels borgnes du quartier et leurs mauvais coups ne se comptent plus » (Le Figaro, 9 novembre). Il y a pis : des scènes de chasse à l’homme – heureusement limitées par la police – ont lieu : « Dès que se fut répandue la nouvelle du drame, la foule afflua rue Fondary. Un service d’ordre important fut aussitôt organisé sous la direction de M. Adenot, inspecteur principal. Quelques scènes de désordre eurent lieu, cependant. Les Algériens, nombreux dans le quartier, furent pris à partie et sérieusement malmenés. L’un d’eux, un manœuvre, Belhacem Lhadi ben Mohammed, âgé de trente et un ans, faillit être lynché, vers huit heures, rue Frémicourt. Il a été conduit, dans un pitoyable état, à l’hôpital Necker » (Le Petit Parisien, 8 novembre).
Le quotidien du Parti socialiste, sous le titre « Des indigènes victimes de représailles », dit comprendre « l’exaspération de la foule », mais dénonça ces pratiques : « Il ne faudrait pourtant pas que des représailles s’exercent sur des travailleurs indigènes venus pour gagner leur pain en France » (Le Populaire, 9 novembre).
La presse communiste, en cette occasion, marqua sa différence. Seul, le premier jour, L’Humanité ne titra pas sur la nationalité (ou la race) du coupable : « Deux femmes assassinées à Grenelle » (8 novembre). Elle dénonça l’utilisation de cet « épouvantable drame » pour monter la population contre les Algériens : « Paris s’est ameuté contre ceux que la misère a chassés de leur pays pillé par nos généraux et nos politiciens, que la guerre a amenés en France et qui sont venus échouer sur le pavé des enfers industriels. Alors que la France “civilise“ l’Algérie depuis maintenant cent ans, on reproche à ces hommes d’être des sauvages. Est-ce bien leur faute ? Et pourquoi faut-il que pour un crime odieux commis par un Arabe, on crie “haro“ sur tous ces malheureux ? Et pourquoi les journaux qui “disent tout“ ont-ils oublié d’informer le public que l’assassin est un détraqué, deux fois déjà interné pour démence en Algérie même ? » (Louis Gélis, 6 décembre 1923)[2].
Les politiques ne pouvaient être en reste. Un conseiller municipal du quartier, M. Besombes, demanda au Préfet de police quelles mesures il comptait prendre « pour assurer la sécurité des habitants contre les agressions nocturnes dont se rendent coupables les sujets algériens », passant lui aussi allègrement du singulier au pluriel puis, changeant totalement de sujet, demanda « la limitation des emplois d’ouvriers algériens dans les diverses entreprises du quartier » (Le Petit Parisien, 10 novembre 1923)[3]. Ce même élu, auquel se joignent MM. Massard et Pierre Godin (réputé pour être un expert en matière coloniale – il avait été administrateur des Services civils en Algérie), déposent dès décembre un premier projet : la création d’une Section d’affaires Indigènes Nord-Africaines[4]. Le ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, demande alors aux services de la Préfecture de police de s’associer au projet, « la direction de ce service serait éventuellement confiée à un fonctionnaire connaissant, les milieux indigènes et parlant l’arabe et le kabyle » (Le Figaro, 10 août 1924)[5]. On était donc dans un cas d’application de la logique coloniale en plein cœur de la ville-lumière.
Il se trouva pourtant des journalistes pour trouver que les autorités faisaient preuve de laxisme : « Il devient, semble-t-il, nécessaire d’organiser la surveillance méthodique des immigrants. On la réclame depuis longtemps. Nous l’obtiendrons, c’est certain mais il ne faut pas être trop pressé. Encore une centaine de bons petits crimes, et nous y arriverons » (Louis Forest, Le Matin, 7 septembre 1924)[6]. Un autre journaliste, très célèbre en son temps, Ludovic Naudeau, insistait pour sa part sur la distinction entre les « bons et honnêtes Sidis » et la « lie de la population africaine (qui) affluait chez nous (…). Il faut que le port des armes soit rigoureusement Interdit à tous ces Africains auxquels l’ivresse inspire trop souvent des idées d’homicide » (L’IIllustration, 1 er novembre 1924)[7].
Contrairement à ce que prétendaient ces impatients, les autorités s’organisaient. Et, par les décrets des 31 mars et 10 avril 1925, le principe fut arrêté. Le nouvel organisme s’appela Service de surveillance et de protection des indigènes Nord-Africains., plus connu sous le nom – qui reflète mieux sa nature – de Brigade Nord-Africaine. Son siège est fixé au n° 6 de la rue Lecomte, dans le XVII è arrondissement de Paris. Très vite, l’aspect surveillance prendra le pas sur celui de protection… Il y a, dans l’entre-deux-guerres, un inspecteur ou gradé de cette Brigade pour 900 Algériens : elle disposait donc de « moyens totalement disproportionnés »[8]à la réalité de la délinquance. Cette création fut suivie d’autres, de même nature, à Lyon, Saint-Étienne, Bordeaux et Marseille[9].
La fin du meurtrier
Finalement, l’assassin avait été condamné à la peine capitale le 22 mai 1924, puis fut exécuté le 19 août. La presse rapporta qu’ils avait voulu se convertir au christianisme à l’ultime moment, qu’un prêtre l’avait baptisé et lui avait donné comme prénom Augustin[10].
[1] La presse de l’époque était assez approximative avec les identités des indigènes. Elle donnera également comme identité Khémili Ben Sliman, Mohamed Khemili…
[2] « La grande misère des Algériens dans la France “civilisée“ ».
[3] « Le drame de la rue Fondary ».
[4] Le Figaro, 24 décembre 1923.
[5] « La main d’œuvre algérienne en France ».
[6] « Une importation à surveiller »
[7] « Les dangers et les ressources de l’immigration ».
[8] Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau Monde Éd., 2011 et Des colonisés ingouvernables, SciencesPo Les Presses (2024).
[9] Clifford Rosenberg, « Les immigrants et la police française dans l’entre-deux-guerres », in Laure Blévis & al., 1931. Les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, Paris, Gallimard / CNHI, 2008.
[10] Le Temps, Le Petit Parisien, 20 août 1924.