Monsieur le Ministre
Vous avez convoqué pour le 9 février la section permanente du Conseil supérieur de l’Education afin de la consulter sur un projet de décret abrogeant l’alinéa 2 de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui dispose que “ les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ”. Ce projet fait suite à la décision prise le 31 janvier par le Conseil constitutionnel de déclasser cet alinéa en déclarant qu’il a un caractère réglementaire et non législatif. Il a rappelé à cette occasion que “ le contenu des programmes scolaires ne relève ni des “principes fondamentaux de l’enseignement”, que l’article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi, ni d’aucun autre principe ou règle que la Constitution place dans ce domaine ”.
La Ligue des droits de l’Homme se félicite de ce rappel aux règles constitutionnelles, mais constate qu’au nom du caractère réglementaire de cette disposition, celle-ci a été mise en œuvre par votre ministère depuis plus de deux ans, ayant été déclarée à plusieurs reprises devant le Parlement, comme “ d’application immédiate ”. En effet, votre collègue Monsieur le secrétaire d’État aux anciens combattants Hamlaoui Mekachera a déclaré, par exemple, le 2 décembre 2003 devant l’Assemblée nationale : “ cette période de notre histoire doit être mieux traitée dans les manuels scolaires […], en liaison avec mon collègue de l’Éducation nationale, nous nous y employons. Un groupe de travail a d’ailleurs été constitué auquel participent des rapatriés ”. Il a confirmé le 17 décembre devant le Sénat : “ en liaison avec mon collègue de l’Éducation nationale Monsieur Luc Ferry, nous nous y employons déjà. Un groupe de travail a été constitué auquel participent des rapatriés ”. Il a précisé le 11 juin 2004 devant l’Assemblée nationale que ce groupe de travail avait été constitué avec l’Inspection générale de l’Éducation nationale, ajoutant : “ Un colloque sur ce thème est d’ailleurs envisagé l’année prochaine ; il devrait rassembler les enseignants, les rapatriés de toutes origines, mais aussi les éditeurs et les historiens qui, dans ce domaine, ont un rôle majeur à jouer ”.
Le rapport remis à la demande du Premier ministre par le député Michel Diefenbacher en septembre 2003 à l’origine de cet article précisait que “ l’exercice par le ministre de l’Éducation nationale d’un “droit de regard sur le contenu des manuels mis entre les mains des élèves et des maîtres” ” était une des “ revendications des associations de rapatriés ”. Ce qui l’amenait à proposer de “ créer au sein du ministère de l’Éducation nationale un groupe de réflexion sur la place réservée à l’œuvre française outre-mer dans les manuels scolaires ” (proposition n° 5 du rapport). Au vu de la liste des cent personnes consultées par le rapporteur (liste qui ne figure pas dans le rapport publié, mais que Monsieur le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a bien voulu communiquer par une lettre du 30 mai 2005), nous sommes extrêmement inquiets quant au contenu d’une telle demande.
Nous sommes d’autant plus inquiets qu’il apparaît que ce groupe a été effectivement constitué en novembre 2003, associant certains représentants de rapatriés à l’Inspection générale de l’Éducation nationale, avec pour objectif de modifier immédiatement le contenu des manuels scolaires et des programmes de recherche universitaire. Votre collègue Monsieur Hamlaoui Mekachera a déclaré dans Le Figaro du 11 mars 2004 : “ L’Éducation nationale devra se mettre au diapason. Il faudra rétablir la vérité des faits, mais sans fixer son regard sur la seule guerre d’Algérie ”. Et le même journal rapporte les propos du président d’alors de la Mission interministérielle aux rapatriés Monsieur Marc Dubourdieu : “ Nous avons constitué un groupe de travail avec l’Inspection générale. On prépare un colloque avec des chercheurs, éditeurs et rapatriés. Les inspecteurs ne sont pas fermés à cette évolution ”.
Un rapport parlementaire enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 septembre 2004 a précisé que ce groupe de travail était “ destiné à étudier la question de la place de la guerre d’Algérie dans les manuels scolaires ”, car “ la reconnaissance par les programmes de recherche universitaire et les programmes scolaires du rôle de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ”, objet “ de la discussion actuellement ouverte devant le Parlement ”, était considérée comme “ d’application immédiate ”
1. Ce qu’a confirmé encore le rapport du 21 décembre 2005 sur l’application de la loi du 23 février 2005 du député Christian Kert (n° 2773) qui précise lui aussi que l’article 4 était d’“ application immédiate ”.
Dès lors, il ne s’agit pas seulement d’annuler l’application future d’une disposition, mais aussi de faire le bilan de l’application effective de celle-ci depuis plus de deux ans par le ministère de l’Éducation nationale. Quelle a été la composition et les conclusions de ce groupe de travail ? Quelles instructions a-t-il depuis novembre 2003 donné aux éditeurs de manuels scolaires ? Quelles mesures comptez-vous prendre pour annuler celles-ci ?
L’examen des manuels scolaires publiés ces deux dernières années laisse, en effet, supposer que les éditeurs ont reçu des recommandations leur demandant d’évoquer en particulier l’“ œuvre positive de la France outre-mer ”. Certains d’entre eux ont cru devoir s’y plier. Ainsi, dans le manuel de géographie de classe de 5ème des collèges publié par Nathan en 2005, on trouve dans un chapitre sur la géographie de l’Afrique un petit texte de l’auteur du manuel intitulé “ Les effets positifs et négatifs de la colonisation ” comportant quatre paragraphes consacrés aux dits “ effets positifs ” et un dernier paragraphe plus nuancé.
Par ailleurs, Monsieur le Ministre, au moment où vous allez demander au Conseil supérieur de l’éducation d’abroger l’alinéa 2 de l’article 4 de cette loi, partagez-vous l’opinion de votre collègue Monsieur Hamlaoui Mekachera selon laquelle “ L’Éducation nationale devra se mettre au diapason ” et son appréciation des historiens qui réclamaient précisément cette mesure ?
Dans une déclaration à la presse algérienne en date du 15 septembre 2005 reprise sur le site du Nouvel Observateur, Monsieur Hamlaoui Mekachera a affirmé, en effet, que la contestation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 était née d’“ une interprétation complètement absurde ” d’un “ pseudo-historien ”. Ce dont se sont émus les historiens et chercheurs qui demandaient cette mesure, notamment sur France culture dans l’émission “La Fabrique de l’histoire” et lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. De tels propos leur rappelaient les réponses qu’avaient suscitées pendant la guerre d’Algérie les protestations d’universitaires contre l’emploi de la torture par l’armée française. Telle la formule du président du conseil Maurice Bourgès-Maunoury faisant allusion au grand historien Henri-Irénée Marrou – qui dénonçait dans “ France ma patrie ” paru dans Le Monde du 5 avril 1956 “ de véritables laboratoires de torture ” – qui a parlé avec désinvolture des “ chers professeurs ” ; ou celle employée en octobre 1960 dans le “ Manifeste des intellectuels français ” qui dénonçait les protestataires – que le recul de l’histoire nous permet de considérer comme l’honneur de notre pays -, comme des “ professeurs de trahison ”.
Enfin, Monsieur le Ministre, nous sommes extrêmement inquiets de la mise en œuvre de l’article 3 de la loi du 23 février 2005 qui prévoit la création d’une “ Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie ”. De quoi s’agit-il ? D’un lieu où seraient centralisées les informations sur les centres de recherche universitaires travaillant sur ces questions en France et dans d’autres pays ? Ou d’un lieu susceptible de disposer de crédits destinés à financer des travaux de recherche et où certaines associations seraient influentes ? À l’heure actuelle, Monsieur le Ministre, le budget de l’État réduit chaque année les moyens octroyés à la recherche. Les dotations publiques des laboratoires du CNRS sont revues sans cesse à la baisse et les universités souffrent d’une pénurie de moyens. Dans ce contexte, votre collègue Monsieur Hamlaoui Mekachera vient d’annoncer que l’État allait investir dans le Mémorial national de l’Outre-mer à Marseille, où certaines associations risquent d’avoir une forte influence, une somme de 11 millions d’euros : “ Les chercheurs, les historiens, les étudiants et le grand public disposeront ainsi en 2006, date prévue pour son ouverture, d’un lieu de mémoire qui faisait cruellement défaut à notre pays ”.
Quelle indépendance, quelle liberté espérer de la Fondation prévue par la loi du 23 février 2005 ? Car une Fondation pour la mémoire n’est pas une Fondation pour l’histoire. Les historiens n’ont pas pour mission d’entretenir une quelconque nostalgie, ni de produire des travaux se pliant aux souvenirs de témoins. Ils travaillent parfois sur des questions totalement oubliées, considérées comme marginales par des témoins ayant vécu les faits ou des groupes porteurs de mémoire. Car toute mémoire, individuelle ou collective, est forcément sélective, partielle et subjective. Or la Fondation envisagée risque fort d’être prisonnière des associations qui y joueraient un rôle. Leurs représentants siègeraient-ils dans les commissions qui sélectionneraient les projets de recherche pour leur attribuer des financements ? Il est temps aussi que l’histoire progresse en croisant sur ces questions les travaux des chercheurs des deux rives de la Méditerranée. Si cette histoire a besoin d’une Fondation, ce doit être une Fondation franco-algérienne, ouverte sur d’autres pays, pour l’histoire, et indépendante de tout groupe porteur de mémoire.
Croyez, Monsieur le Ministre, en notre espoir que vous pourrez nous apporter sur toutes ces questions des éléments précis d’information susceptibles de nous rassurer.
Vous comprendrez que je rende cette lettre publique.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, en l’assurance de ma haute considération.
Jean-Pierre DUBOIS
Président de la LDH