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«les voleurs de rêves» de Bachir Hadjadj

« Ce livre-là, nous étions nombreux à rêver qu'on l'écrive, depuis bientôt un demi-siècle, sitôt qu'a pris fin le sanglant corps à corps franco-algérien, le 19 mars 1962. Et la voilà enfin, l'autobiographie d'une famille depuis l'époque antérieure à la conquête, à travers trois périodes : la turque, la française, l'algérienne proprement dite, manifestant la continuité profonde d'un peuple, assurée par l'islam au travers des immenses bouleversements provoqués par les guerres et cent trente ans de colonisation impérieuse. L'extraordinaire intérêt du livre de Bachir Hadjadj réside dans la sincérité du ton, dans l'intrépidité du témoignage. » [ Jean Lacouture] Les voleurs de rêves -- 150 ans d’histoire d’une famille algérienne de Bachir Hadjadj, éd. Albin Michel (Avril 2007) - 460 pages, 22 euros.

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Suite de la préface de Jean Lacouture

L’extraordinaire intérêt du livre de Bachir Hadjadj réside dans la sincérité du ton, dans l’intrépidité du témoignage. Peu importe que cette liberté de ton doive quelque chose au fait que l’auteur écrit et publie en France où il s’est installé, et n’a pas de comptes à rendre à un pouvoir, celui d’Alger, qui ne passe pas pour être très tolérant. Le fait est que cette Algérie « à livre ouvert » a quelque chose d’envoûtant.

On peut reprendre l’auteur sur quelques points, comme l’évocation qu’il fait de l’interminable « conquête ». Non pas qu’il en décrit à juste titre les plus horribles épisodes – massacres, enfumâdes, spoliations massives – mais parce qu’il suggère que les français restent tenus dans l’ignorance de ces crimes collectifs. On n’en finira jamais avec ce qui est révélé, de la conquête et de la colonisation, par l’enseignement public. Mais il n’est guère de citoyen français qui ne puisse, dans l’immense bibliographie algérienne, proposée par l’université française, matière à réfléchir sur ce qui se cache derrière les mots de « conquête » et de colonisation.

Ce n’est pas par là que le livre-témoignage-mémorial de M.Hadjadj nous captive. C’est par l’évocation merveilleusement sensible d’une continuité, celle du clan familial des Mérachdas, pasteurs quasiment nomades du plateau du Hodna, chassés de leur territoire au temps où Napoléon mourait à Sainte Hélène, avant même l’ouragan colonial, par les criquets, et peu à peu sédentarisés, puis embourgeoisés dans le Sétifois.

Longue marche, du temps des odjacks ottomans à celui où des bureaucrates de ce que l’auteur appelle l’« Efélène » tentent de tirer le meilleur parti de leur pétrole et de leur gaz avec leurs homologues post-soviétiques…Longue marche, de M. de Bourmont à l’Emir Abd el-Kader, de Bugeaud au « royaume arabe » de Napoléon III, des spoliations massives de la fin du siècle aux timides tentatives de M. Violette, du rugissement prophétique de Messali aux tragédies de Sétif, de Guelma, des Aurés, d’Alger…

Mais ce qui donne tant de saveur à ce mémorial, c’est le portrait brossé par l’auteur d’une collectivité familiale du Nord-Constantinois, du berger des hauts-plateaux au « mauvais » garçon de la rue de Sétif et du caïd enrubanné de légion d’honneur à l’étudiant grenoblois passé au maquis de la frontière tunisienne- lui-même. C’est surtout le portrait à l’emporte-pièce du père de l’auteur, arrière petit-fils de Séghir (« le petit »), petit fils de Saad, fils de Saïd le luron ; il s’appelle Brahim, premier citadin de la lignée, Sétifois au turban superbe et au chèche soyeux. Ecrivain public, parfait bilingue, il s’engage en 1914 dans l’armée française, est grièvement blessé du coté de Verdun, rentre au pays un éclat d’obus fiché dans le crâne, et se retrouve caïd dans la Médjana.

Mais si Brahim n’est pas un ange, et son fils ne le donne pas pour tel, sa religion l’y autorisant, il se trouve à la tête de quatre épouses – et vingt ans plus tard d’une vingtaine d’enfants (lui dit quarante…). Il les bat (pas les enfants, les épouses), mais ce tyran domestique a une grande vertu : il croit à l’éducation, aux instituteurs –et pourquoi pas ? au curé. Pour envoyer ses enfants –filles et garçons- à l’école, il se ruinerait le caïd d’El Milia.

Et voici pourquoi son fils Bachir, passé de l’école du plateau sétifois à l’université de Grenoble, et des cadres de « Efélène » bureaucratisé par Boumediène à une retraite parisienne que l’on espère heureuse, écrit dans la langue d’Anatole France –qui goûtait peu la colonisation- la très émouvante, très critique, très instructive saga d’une famille d’Algérie.

Jean Lacouture


Mettre des mots sur les douleurs « françalgériennes »

par Catherine Simon, Le Monde du 13 avril 2007

C’est le livre d’un père, obstinément mutique, qui a su devenir plus grand que ses blessures. « Je voudrais savoir d’où je viens », lui a lancé un jour sa fille, une « beurette » qui, comme ses deux frères, a grandi et vécu en France. Car longtemps, Bachir Hadjadj a gardé le silence. Pendant plus de trente ans, ce vaincu de l’Histoire officielle – celle des manuels scolaires et des discours présidentiels -, a repoussé le moment « de parler de ces choses qui brûlent », que tant de pères algériens ont voulu, comme lui, maintenir enfouies. Son livre est celui d’une transmission, d’une délivrance, d’une mémoire personnelle qui s’ouvre enfin : l’album familial, terrible et splendide, d’un honnête homme qui se souvient.

Né dans la région de Sétif, le jeune Bachir Hadjadj, enrôlé volontaire dans l’Armée de libération nationale (ALN), est devenu, à l’indépendance (1962), militant communiste. Il sera, à ce titre, harcelé par les sbires du régime de Houari Boumediène (1965-1978). Mais le récit autobiographique de cet Algérien sans drapeau ne se limite pas à l’histoire de sa génération. Il démarre bien plus loin dans le temps. L’arbre généalogique du clan des Mérachdas, auquel est rattaché l’auteur, est donné en exergue : l’histoire de Bachir Hadjadj, celle de sa famille, c’est celle de l’Algérie, quand ce vaste territoire ne portait pas encore le nom d’une nation. Elle commence à la fin du XIXe siècle, avec « l’exode » des ancêtres, semi-nomades chassés du sud des Hauts Plateaux par la sécheresse et les criquets, et elle s’achève, au début des années 1970, sur le « chemin de l’exil » que Bachir Hadjadj, son épouse (bretonne) et leurs enfants finissent par prendre pour rejoindre la France.

Des janissaires turcs aux apparatchiks du FLN, des tortionnaires de l’armée coloniale française à ceux de l’actuelle Sécurité militaire algérienne, se déroule sous nos yeux la longue histoire d’un peuple à qui on a « volé ses rêves ». En brossant cette saga familiale, l’auteur ne fait pas oeuvre d’historien – il s’en défend. Ni de romancier – son livre n’est pas une fiction. Emigré malgré lui, cet homme à la double culture, au style classique et mesuré, fait pourtant là oeuvre pionnière.

« TERRIBLE FIASCO »

Tout est dit – ou presque -, de l’histoire algérienne. Des horreurs de la nuit coloniale. Du code de l’indigénat et de la confiscation des terres. Du système de ségrégation et de la « vigilante censure des deux mondes », séparant colons et colonisés. Des atrocités de la guerre d’indépendance, à laquelle le jeune Bachir participe d’abord au titre de « Français de souche nord-africaine », avant de rejoindre, début 1961, les rangs de l’ALN, près de la frontière tunisienne. Mais tout est dit, aussi, des archaïsmes de la société (pas encore) algérienne. De la polygamie, tradition familiale, dont les enfants, garçons compris, ne sont pas les derniers à souffrir. Du père, violent en privé, mais qui, en public, face aux Européens, se livre, fonction oblige, à un « numéro de cirque dégradant ». Tout est dit, aussi – ou presque -, de la guerre côté FLN. Bachir Hadjadj n’a pas l’intrépidité iconoclaste d’un Azzedine Bounemeur, qui a raconté, dans La Pacification (L’Harmattan, 1999), les coulisses des maquis, violences sexistes comprises. Mais il évoque, de manière précise, certaines dérives de l’ALN, avec son lot de purges et ses exécutions sommaires.

Le « terrible fiasco » des dix premières années de l’indépendance est décrit avec force détails. On y voit la « police des moeurs » du FLN faire la chasse aux couples « illégitimes », et la police tout court se lancer à la chasse aux suspects – terrorisant leurs proches, comme cela sera le cas pour l’épouse de l’auteur. « Aux yeux du pouvoir algérien, et ce depuis l’indépendance, toute opposition ne pouvait être qu’illégale ou clandestine : je n’en voulais pas », conclut Hadjadj.


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