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Édition du 1er au 15 octobre 2024
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“Les trois exils – Juifs d’Algérie” de Benjamin Stora

L'idée de ce livre1 est née un matin de novembre 2004, quand Benjamin Stora, accompagné de son fils, s'est rendu pour la première fois à Khenchela, petite ville de l'Est algérien d'où vient sa famille paternelle. Voyageant entre mémoire et histoire, quête personnelle et enquête historique, il reconstitue les trois exils qui ont marqué le destin des juifs d'Algérie. En moins d'un siècle en effet, ils sont sortis par trois fois de ce qui était jusque-là leur univers familier. Ils se sont éloignés de leur vie en terre d'islam quand le décret Crémieux de 1870, faisant d'eux des citoyens français, les a mis sur la voie de l'assimilation. Ils ont été rejetés hors de la communauté française de 1940 à 1943 avec les lois de Vichy. Et ils ont quitté les rives algériennes avec l'exode de 1962.
[Première publication, le 15 septembre 2006,
mise à jour, le 10 décembre 2006.]

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L’infatigable historien de l’Algérie qu’est Benjamin Stora se tourne, cette fois, vers les siens. Né à Constantine dans une vieille famille juive originaire de Khenchela, il se penche sur cette histoire méconnue, peu documentée et presque pas écrite. Sa rigueur érudite ne cède cependant pas à l’effusion, comme c’est très souvent le cas. Mais, du moins, l’émotion, «comme une trace et un hommage» à la mémoire de sa mère, vient-elle étayer cet ouvrage, qui ne pouvait pas être, non plus, de pure science.

Au demeurant, trois photos ponctuent ces «trois exils» , qui disent tout. Elles représentent la famille de Benjamin Stora : la première, au début du siècle dernier, où costumes «européens» et vêtements «indigènes» se mêlent ; la deuxième, dans les années 30, affichant l’optimisme de jeunes gens en pique-nique dans les forêts de Constantine ; la dernière illustrant le «rapatriement» de 1962 et l’indicible tristesse de «l’exode». Trois photos pour trois temps : l’ancien monde, l’émancipation et la fin d’une communauté enserrée entre trois exils. Deux exils intérieurs, et le dernier, définitif.
Le premier rappelle le lent mouvement d’assimilation à la France des juifs d’Algérie, sanctionné par le décret Crémieux de 1870 qui leur offre la nationalité française. Le débat, à ce propos et à ce jour, demeure inépuisable : en les détachant de leur statut de dhimmis (de protégés assujettis à l’islam) pour les faire citoyens, la République les agrège tout en les détachant de leur milieu et de leur culture fortement arabisée.

Le deuxième exil, c’est Vichy qui le leur inflige avec l’abrogation du décret Crémieux d’octobre 1940 qui les relègue à leur ancien statut d’«indigènes». Ils sauront guérir de cette blessure-là. Mais peut-être pas de la dernière : la guerre d’indépendance de 1954-1962 qui les déchire ­ parce qu’à la fois si Français et si «enfants du pays», plus que bien des pieds-noirs, à cause de leur enracinement millénaire ­ et l’arrachement final.

Histoire douloureuse d’une communauté, colorée néanmoins par sa bonne humeur légendaire, si souvent caricaturée au cinéma, que Benjamin Stora décrit avec les instruments qui ont fait sa réputation : rigueur et empathie. Lui qui a consacré ses recherches à l’histoire des nouveaux possesseurs de l’Algérie, a retrouvé «une mémoire longue de l’inquiétude. Et la certitude obstinée qu’il est possible d’être à la fois juif et français, républicain et comprenant les rites religieux, tourné vers l’Occident et marqué à jamais par l’Orient, par l’Algérie ». On ne saurait trouver meilleure définition de cette improbable synthèse historique que fut le juif algérien, et qu’il demeure encore un peu.

Jean-Luc Allouche, Libération

Citoyens de l’exil

par Franck Nouchi, Le Monde, 15 septembre 2006

En ces temps où l’histoire coloniale française se trouve comme « mise en examen », il était important de ne pas oublier le singulier destin des juifs d’Algérie ; des « séfarades », comme on dit parfois un peu vite, sans tenir compte des spécificités propres aux diverses communautés juives du pourtour méditerranéen ; des « pieds-noirs », comme on l’entend encore souvent, preuve que cette histoire demeure largement méconnue.

Benjamin Stora n’est certes pas le premier à retracer une histoire qui commença au XIe siècle av. J.-C., en Berbérie centrale, lorsque Phéniciens et Hébreux installèrent des comptoirs autour de la Méditerranée. D’autres l’ont racontée avant lui, notamment Richard Ayoun et Bernard Cohen dans Les Juifs d’Algérie, 2 000 ans d’histoire (J.-C. Lattès, 1982), et André Chouraqui dans La Saga des juifs d’Afrique du Nord (Hachette, 1972). Plusieurs intellectuels, parmi lesquels Jacques Derrida, Hélène Cixous ou encore Jean Daniel, ont également livré leurs témoignages.

D’où vient dès lors que l’ouvrage de Benjamin Stora apparaît important ? C’est d’abord parce qu’il parvient à embrasser cette histoire par-delà les siècles, pour en restituer tant la complexité que le sens profond, avec simplicité et pédagogie. C’est ensuite parce qu’il inscrit sa propre mémoire familiale dans le destin collectif des juifs d’Algérie, conférant à son essai une inquiétude bouleversante.

Certes, on pourra discuter telle ou telle assertion : y a-t-il vraiment une «invisibilité» des juifs d’Algérie dans la société française contemporaine ? Se vivent-ils à ce point «dans et hors de la société française, toujours sur le départ, fragilisés, jamais vraiment assurés de leur identité nationale» ? On pourra aussi regretter qu’il passe un peu trop vite sur certains faits, comme l’existence, en novembre 1942, au moment du débarquement anglo-américain, d’un «plan d’évacuation» des juifs d’Algérie, «liste de noms à l’appui».

L’essentiel demeure que ce livre permet de mieux comprendre l’originalité du judaïsme algérien. Un judaïsme à la fois pétri de traditions religieuses et passionnément attaché à la République française, tourné vers l’Occident mais hanté par l’Algérie, à jamais meurtri par trois « exils » successifs, endurés en moins d’un siècle.

Lorsque les premiers Français débarquent dans la baie de Sidi-Ferruch, en 1830, on compte 25 000 juifs dans le pays. Depuis le milieu du XVIe siècle, l’espace algérien est sous administration ottomane. Celle-ci tient d’une main de fer le peuple algérien, et en particulier sa minorité juive, laquelle comprend deux composantes distinctes : d’un côté, les « megorashim » (en hébreu, « ceux de l’extérieur »), qui descendent de la bourgeoisie hispano-portugaise, et qui occupent avec les juifs livournais les hautes sphères de la société ; de l’autre, les « toshavim » (« indigènes »), qui, vivant aussi pieusement que pauvrement, conjuguant tradition hébraïque et culture arabo-berbère, forment la masse du judaïsme algérien. Les juifs se voient appliqués le statut de « dhimmi », qui les place dans une situation d’infériorité juridique et sociale, au même titre que les chrétiens des pays islamisés.

Voie de l’assimilation

Pour eux, l’arrivée des Français constitue un tournant. Le 24 octobre 1870, le célèbre décret Crémieux les naturalise en bloc. Moment clé : du jour au lendemain, les juifs algériens, qui vivaient jusqu’alors avec la population musulmane, sont entraînés sur la voie de l’assimilation républicaine. Premier exil.

Le deuxième se produit en octobre 1940, lorsque le régime de Vichy abolit le décret Crémieux. Dans un climat d’antisémitisme exacerbé, les juifs algériens sont éjectés de la communauté française. Il faudra attendre de longs mois – un an après le débarquement anglo-américain – pour que le décret soit rétabli, en 1943. Traumatisme immense, dont Derrida s’est souvenu dans La Contre-Allée (1999) : «C’est une expérience qui ne laisse rien intacte, un air qu’on ne cesse plus jamais de respirer. Les enfants juifs sont expulsés de l’école. Bureau du surveillant général : « Tu vas rentrer chez toi, tes parents t’expliqueront. » Puis les Alliés débarquent, c’est la période du gouvernement bicéphale (de Gaulle-Giraud) : les lois raciales maintenues près de six mois, sous un gouvernement français « libre »…»

Au sortir de la guerre, les juifs algériens ont le sentiment d’avoir récupéré leur bien le plus précieux : leur identité française. Et pourtant, écrit Stora, «si l’insurrection algérienne avait éclaté à la fin de l’époque vichyssoise, elle aurait sans doute attiré la sympathie d’un grand nombre de juifs, car pendant cette sombre période, les Algériens musulmans ne se sont livrés à aucun acte hostile envers eux».

Quand débute la guerre d’indépendance, les juifs sont sollicités de tous côtés. Ils vivent le conflit dans le trouble, parfois même dans la mauvaise conscience. Le 22 juin 1961, le chanteur et musicien Raymond Leyris, dit « Cheikh Raymond », l’un des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, est abattu par un Algérien musulman, en plein quartier juif de Constantine. Pour les 130 000 juifs d’Algérie, c’est le signal du départ obligé, la fin de leur présence séculaire en Afrique du Nord. Le troisième exil, vers une métropole qui ne fait aucune différence entre eux et les pieds-noirs d’origine européenne.

Pendant longtemps, explique Stora, les représentations négatives des « autres », les musulmans, ont semblé l’emporter dans leurs souvenirs, tandis que les actes hostiles des Européens étaient, eux, minimisés. Se sentant en porte-à-faux par rapport aux juifs ashkénazes – ces derniers critiquaient souvent leur manque de liens forts avec Israël -, ils souhaitaient avant tout confirmer leur appartenance à la France et ne pas apparaître comme des exilés. Quitte à enfouir leur histoire particulière, leur histoire algérienne.

Aujourd’hui, les juifs originaires d’Algérie et leurs enfants vivent dans une grande ambivalence : si la mémoire réelle de l’Algérie « d’avant » émerge peu à peu, si les souvenirs du « vivre ensemble » refont surface, il n’en demeure pas moins que la montée en puissance de l’islamisme, le conflit du Proche-Orient ou la multiplication des actes antisémites dans les banlieues réactivent les sentiments de menace et de solitude.

Franck Nouchi

La longue mémoire de l’inquiétude

par Albert Bensoussan. La Quinzaine littéraire, N° 935, 1–15 décembre 2006.

Nul, n’était mieux placé que Benjamin Stora, historien reconnu de l’histoire de l’Algérie, qui s’est penché avec tant de science sur le nationalisme algérien et ses grandes figures (Messali Hadj, Ferhat Abbas), pour aborder enfin le destin de la minorité juive en ce pays, de 1830 à 1962, et y déterminer trois exils successifs. Le premier avec le décret Crémieux de 1870 qui, en les faisant accéder collectivement à la nationalité française, va détacher les Juifs de leur vie en terre d’Islam, le second en 1940 avec, sous les lois antijuives de Vichy, le retour à l’indigénat trois années durant (pendant lesquels les Juifs seront cantonnés dans les limbes d’une identité indéfinie), et enfin, en 1962 quand les Juifs, devenus « pieds-noirs », vont connaître l’exil de toute la communauté française de l’Algérie.

Ce qui différencie, en essence, ce livres des précédentes études de Benjamin Stora, c’est que cette fois l’historien y est partie prenante, ce dès la couverture, si belle, où l’on voit sa grand- mère portant le voile à la juive et les générations successives, l’ancienne en habit indigène, la moderne en vêtements européens. Le peuplement juif de l’Algérie, nul ne le conteste, fut séculaire : des Juifs ont débarqué avec les Phéniciens voici trois millénaires, des Juifs sont venus avec les Romains, voici deux millénaires, des Juifs sont venus de Palestine via la Libye de tout temps, et les Berbères, qui ont été islamisés à partir du VIIe siècle se souviennent qu’ils ont appartenu, pour beaucoup à des communautés juives ou à des tribus berbères judaïsés, d’où est issue la Kahéna, la célèbre reine qui fut le dernier rempart de la résistance contre les cavaliers arabes.

La coexistence judéo-arabo-berbère fut séculaire et les traces n’en sont, certes, pas encore effacées : quel « pied-noir » d’origine juive ne frémit encore en entendant telle mélodie orientale ? Que de chanteurs et chanteuses issus de cette communauté sont devenus de véritables icônes de la musique arabo-andalouse ? Quel ex-Juif d’Algérie ne se sent concerné au fond de ses fibres par tout ce qui touche à l’Orient et au monde arabo-berbère ?

C’est sur ce terreau que Benjamin Stora développe avec brio et conviction sa thèse des trois exils et son examen de cette incertitude identitaire qu’il nomme « mémoire longue de l’inquiétude ». Cette inquiétude, qu’un Albert Cohen, natif de Corfou, lui, nommera de façon parabolique la « peur juive » l’historien la voit dans l’attitude neutraliste (ou disons, frileuse) de la communauté juive pendant la guerre d’Algérie. Partagés entre leurs deux patries, mais en fait entre leur patrie véritable, la France, et la terre natale où ils étaient séculairement enracinés, les Juifs d’Algérie n’ont jamais répondus aux appels du pied de la « rébellion », sauf quelques individus, comme les frères Timsit, qui s’engagèrent corps et âme, et à leurs dépens, dans la lutte armée. Ils ne répondront pas plus, collectivement, aux chants de sirène de l’OAS, avec certes quelques exceptions, qu’à pu justifier un Henri Chemouili avec l’imparable argument : « Nous ne voulions pas mourir, tout simplement ». « Que pouvons nous faire ? déclarera alors Jacques Lazarus, un des leaders de cette communauté juive. Etre vigilant, ne jamais provoquer, mais tout tenter pour éviter de subir. »

Les Juifs d’Algérie, Français de cœur et d’adoption, malgré la forfaiture vichyssoise qui les avait exclus des écoles (parmi ces « renvoyés », celui qui allait devenir le plus illustre philosophe de France, Jacques Derrida), n’entendaient pas trahir leur patrie, leur nation, la France « grande et généreuse » : ils connaîtront donc le destin des Français d’Algérie et partageront leur « rapatriement », sous l’appellation identitaire nouvelle de « Pieds-noirs », dont le nom nous en sommes convaincus, renvoie tout bonnement à ces Indiens (Blackfoot Indians) des westerns dont nous enivraient les multiples écrans algériens dans les années 50. Quant à l’Algérie indépendante, il est clair à travers le témoignage direct et précieux de Jean Daniel ici rapporté, « qu’elle excluait tout avenir pour les non-musulmans ».

Reste le problème d’Israël et de la fidélité au judaïsme viscéral. Dans la logique d’une assimilation progressive qui, depuis 1870, avait fait évoluer les Juifs de l’échoppe au barreau, et du turban au borsalino (n’en déplaise au général Giraud dont la fielleuse phrase « les Juifs à l’échoppe » retarda d’une année le rétablissement des droits nationaux des Juifs d’Algérie en 1943), ces derniers étaient devenus profondément français : les femmes juives furent d’éminentes institutrices (telle la mère de Pierre Kalfon), bientôt brillantes universitaires et écrivaines (comme Hélène Cixous) ou gloire du caducée ou du prétoires ; quand aux hommes, ils désertèrent bien vite les échoppes ancestrales pour se faire des noms brillants dans la médecine (dont le professeur Aboulker) et dans l’université. Sans compter que l’un deux, le physicien Claude Cohen-Tannoudji natif de Constantine, allait donner à la présence française en Algérie son deuxième prix Nobel. Alors en 1962, c’est 95% de cette communauté, forte de 130 000 âmes, qui choisit, à nouveau, la France. Israël restait pour l’immense majorité un rêve lointain, avec cette « Jérusalem céleste » et inaccessible.

Sauf que….. L’alya des Juifs originaires d’Algérie, ou de leurs enfants et petits-enfants, est devenue une réalité contemporaine sur laquelle il appartiendra aux sociologues et politiques de se pencher un jour. Pour l’heure, l’historien ne peut que dresser un bilan et constater « qu’en voulant se donner la possibilité d’une autre vie, après 1870, 1940 ou après 1962, ces exilés se sont trouvés confrontés à des formes douloureuses d’altérité (…) et contraints de se redéfinir, de trouver de nouveaux repères », et d’ajouter lucidement : « Cette « précarité » récurrente explique peut être le désir de certains, aujourd’hui, de partir pour Israël. », en concluant sur cette instabilité identitaire qui génère l’espoir de se trouver une terre, peut être une autre terre.

Benjamin Stora nous donne donc, ici, un essai d’une grande pertinence et excellemment documenté sur ces Juifs d’Algérie demeurés jusqu’ici « invisibles » au regard de l’histoire, mais au-delà, par sa propre implication dans cette histoire, il nous donne aussi un livre vibrant d’émotion et de conviction.

Albert Bensoussan


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