4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

Les « tournantes » : fantasmes ou réalité ?

Entre 2001 et 2003, un thème a brutalement envahi les médias : les viols collectifs, rebaptisés 'tournantes' et présentés comme un phénomène nouveau imputable aux jeunes issus de l'immigration habitant les quartiers sensibles. Dans un ouvrage qu'il vient de publier Le scandale des "tournantes". Discours médiatique et contre-enquête sociologique1, Laurent Mucchielli 2 réfute, preuve à l'appui, la liaison faite entre viols collectifs, origine maghrébine, et religion musulmane. 3

Entre 2001 et 2003, un thème a brutalement envahi les médias : les viols collectifs, rebaptisés « tournantes ». À l’instar d’autres manifestations de l’« insécurité » qui dominait alors tous les débats, ces comportements ont été présentés aux citoyens français comme un phénomène nouveau, en pleine expansion et imputable aux « jeunes issus de l’immigration » habitant les « quartiers sensibles ». La dénonciation de ces « nouveaux barbares » a fait l’objet d’un consensus médiatico-politique d’autant plus fort que le lien a rapidement été fait avec le thème de l’oppression des femmes et l’islam.

Au terme d’une contre-enquête mobilisant toutes les données empiriques disponibles et s’appuyant en outre sur une étude de dossiers judiciaires, Laurent Mucchielli fait la lumière sur ces comportements juvéniles. Il en conteste la nouveauté autant que leur aggravation et réfute, preuve à l’appui, la liaison fondamentale faite entre viols collectifs, origine maghrébine, religion musulmane.

L’auteur montre que la mise en scène médiatique « des tournantes » participe en réalité d’une peur et d’un rejet croissants des jeunes hommes français issus de l’immigration maghrébine et d’une banalisation contestable de l’interprétation des problèmes économiques et sociaux en termes « culturels », voire « ethniques ». Ce livre est donc autant une contribution à la sociologie de la délinquance juvénile qu’une analyse des nouveaux habits de la xénophobie.

« Les viols collectifs ne sont pas plus nombreux que jadis»

par Jacky DURAND – Libération mercredi 02 mars 2005

D’après vos recherches, les médias s’intéressent très peu aux tournantes avant 2000 ?

Lorsqu’on se demande ce qui a déclenché l’intérêt des médias pour les «tournantes» et suscité les premiers articles (en décembre 2000 et janvier 2001), on découvre en effet que c’est la sortie d’un film, la Squale, réalisé par Fabrice Genestal. Il s’ouvre sur une scène de viol collectif, particulièrement humiliante, aux abords d’une cité, en banlieue, par une bande d’adolescents blacks et beurs. Le stéréotype est ainsi en place. Il ne s’agit que d’une scène, dans un film dont le reste du scénario ne suscitera pas de commentaire. Mais cette scène, assumée par le réalisateur comme la vitrine de son film, est aussitôt érigée en témoignage et le film présenté par les journalistes comme un documentaire sur la banlieue, ce qu’il n’est pas.

Pourquoi écrivez-vous que les tournantes sont passées du fait divers au fait de société dans les journaux ?

Parce que des dépêches AFP signalent des procès pour viol collectif depuis de nombreuses années. Mais, avant 2001, ces dépêches ne suscitent pas l’intérêt de la presse, elles ne produisent pas de sens : ce sont des faits divers. Inversement, à partir de là, les journalistes vont se précipiter dans les cours d’assises pour «couvrir» les procès pour viol collectif. Désormais, ce sont des faits de société, c’est-à-dire qu’ils deviennent des symboles de quelque chose de plus général : le «mal des banlieues», la «crise de l’intégration», la jeunesse «de plus en plus violente», «qui n’a plus aucune valeur», etc.

Vous affirmez que le viol collectif est un comportement juvénile très ancien ?

Les recherches historiques en signalent la trace dans les villes françaises au moins dès la fin du Moyen Age, notamment dans les milieux estudiantins. Par ailleurs, dans les années 60, la chose la plus grave que l’on reprochait aux «blousons noirs» était précisément les viols collectifs, ce que tout le monde a oublié.

Vous écrivez du reste qu’il n’y a pas de hausse des viols collectifs depuis vingt ans ?

Oui, parce qu’il n’existe absolument aucun élément qui permette d’affirmer que les viols collectifs sont plus nombreux aujourd’hui que jadis. Et qu’inversement, l’analyse des statistiques judiciaires (les seules mobilisables sur le sujet) incite à conclure que le phénomène est globalement stable sur les vingt dernières années. Je crois le montrer dans le livre.

Quels sont les profils des auteurs et des victimes ?

En dépouillant 25 dossiers judiciaires et en faisant une revue de presse nationale, on s’aperçoit qu’il existe en réalité plusieurs genres de viols collectifs. Du côté des auteurs, on rencontre certes beaucoup d’affaires impliquant des bandes ou des groupes d’adolescents en voie de marginalisation dans les quartiers populaires, mais on rencontre aussi des adultes et des jeunes issus d’autres milieux. Par exemple, plusieurs affaires ont été jugées ces dernières années impliquant des policiers, des pompiers, des surveillants de prison. Il y a donc plusieurs formes possibles, même s’il s’agit toujours un peu de la même chose : cultiver collectivement sa virilité. Du côté des victimes, on trouve le plus souvent des adolescentes mal dans leur peau, en conflit familial, parfois en fugue, s’affirmant par rapport aux autres filles de leur âge en affichant une émancipation sexuelle, ce qui leur vaut rapidement la réputation de «filles faciles». A partir de ce moment-là, elles sont en danger.

Vous vous insurgez contre les préjugés sur une culture maghrébine et une religion musulmane qui prédisposeraient à la violence contre les femmes ?

Dans les mêmes quartiers populaires, il y a plus de quarante ans, des bandes de jeunes à la peau généralement blanche faisaient la même chose que les bandes d’aujourd’hui dont la peau est généralement colorée. Les explications culturalistes voire ethnicisantes, très en vogue, sont donc invalidées par la comparaison historique. Les jeunes délinquants d’hier et ceux d’aujourd’hui ont davantage de ressemblances que de différences. Et dans les deux cas ils n’ont rien de religieux. Prétendre que les viols collectifs ont quelque chose à voir avec l’origine dite ethnique ou avec la religion constitue donc un grossier préjugé ethnocentrique. De plus, c’est une façon de criminaliser toute une jeunesse et toute une religion qui doit être contestée. Qu’il y ait des pays et des cultures dans lesquels les femmes sont dominées socialement et légalement est une évidence. Que certaines femmes soient battues ou violées par certains hommes en est une autre. Mais confondre les deux pour arriver à dire en fin de compte que «chez les musulmans il est normal de battre sa femme» est au mieux de la bêtise, au pire de la xénophobie.

Un chercheur analyse « l’incendie médiatique »
qui a placé les « tournantes » sur le devant de la scène

par Nathalie Guibert, Le Monde daté du 26 avril 2005

Il a surgi en 2001 : le mot « tournantes », désignant des viols collectifs commis par des jeunes gens de banlieue, serait une construction médiatique récente.

C’est ce qu’affirme dans son dernier ouvrage, Le Scandale des « tournantes », dérives médiatiques, contre-enquête sociologique, le sociologue Laurent Mucchielli, directeur du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), institut placé sous la tutelle du CNRS et du ministère de la justice.

Un film, La Squale, de Fabrice Génestal, en 2000, fut l’élément déclencheur de l’intérêt des médias. Puis est venu, en 2002, le témoignage d’une jeune femme, Samira Bellil, L’Enfer des tournantes, suivi de la création d’un mouvement féministe, Ni putes ni soumises. De ces trois événements, est né, sur fond de débat électoral sécuritaire, un « scénario » que l’on pourrait, selon Laurent Mucchielli, intituler : « La société française est menacée par la jeunesse des banlieues. »

Sur le fil de l’Agence France-Presse (AFP), dans les trois années qui « précèdent l’incendie médiatique », l’auteur n’a recensé en moyenne que deux dépêches par an consacrées aux viols collectifs. De 1998 à 2000, dans les cinq quotidiens nationaux étudiés (Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité, La Croix), il n’a trouvé que trois articles. En 2001, le nombre de dépêches de l’AFP est multiplié par dix. Le Monde consacre 18 articles au sujet, Le Figaro, 14. Mais en 2004, le sujet a disparu, de nouveau.

STABILITÉ DES CONDAMNATIONS

Dans leur traitement récent, les viols collectifs ont eu pour cadre la banlieue, et pour acteurs les jeunes gens d’origine étrangère. Selon Laurent Mucchielli, la référence constante faite à l’origine maghrébine ou africaine des auteurs de tournantes a débouché sur un amalgame entre viols collectifs et islam. « C’est l’éducation dans ces sociétés qui est aussi en procès », souligne-t-il.

Le thème des « tournantes » témoignerait des nouveaux habits de la xénophobie, qui diabolise les « arabo-musulmans ». D’ailleurs, il « précède immédiatement (…) le thème du voile islamique et celui de l’antisémitisme », conclut-il.

A l’appui de sa démonstration, l’auteur a mené une « contre-enquête sociologique ». Sur le plan quantitatif, affirme-t-il d’abord, « l’idée selon laquelle les viols collectifs constitueraient un phénomène en augmentation continue dans la société française n’est pas vérifiée ».

De 1984 date à partir de laquelle la statistique judiciaire distingue les viols en réunion de l’ensemble des viols à 2002, le nombre des condamnations s’établit en moyenne à 125 par an, sur tout le territoire. Le constat est celui d’une stabilité. Tous les faits sont encore loin d’être rapportés, et le chercheur n’explore pas la réalité récente des quartiers difficiles : la dégradation des rapports entre filles et garçons est constatée par de nombreux acteurs sociaux.

Sur une longue période, il est impossible d’établir des statistiques fiables sur les viols collectifs. La pratique, relève Laurent Mucchielli, est ancienne, tant dans le milieu estudiantin que dans celui des bandes urbaines des années 1960.

Henri Michard, directeur du Centre de formation de l’éducation surveillée à Vaucresson, avait bien décrit le phénomène en 1973 : appelé « barlu » à Lyon ou « rodéo » à Toulouse, le viol collectif est le fait de petits groupes, mêlant jeunes adultes et petits. Si la plupart sont scolarisés ou possèdent un emploi, les auteurs ont souvent des problèmes familiaux, et une partie a un passé délinquant. Henri Michard expliquait que, pour eux, le viol, de dimension initiatique, représentait la première expérience sexuelle.

Des travaux plus récents, notamment des enquêtes de victimation, ont confirmé la rareté des viols collectifs et la diversité de leurs auteurs. Au travers de l’étude de vingt-cinq dossiers judiciaires, Laurent Mucchielli souligne enfin que les viols collectifs obéissent à des processus sociaux très divers. Parmi eux, « l’affirmation virile collective et l’initiation sexuelle » correspondent en partie à la représentation des tournantes.

Mais ce ressort peut se rencontrer « dans les milieux sociaux les plus variés ». Selon les dossiers judiciaires, d’autres processus ont été identifiés : dans le huis clos d’un logement social partagé par plusieurs marginaux, ou derrière les murs d’une prison, il s’agit de « la domination violente et quotidienne » d’un membre du groupe plus faible que les autres. Lors d’un bizutage, qui s’est produit dans un lycée agricole, c’est le « rite de passage » qui domine.

En occultant une réelle analyse des viols collectifs, le « scénario » des tournantes a banalisé les « lectures culturalistes » et les « simplismes réservés à l’extrême droite », affirme Laurent Mucchielli.

Facebook
Twitter
Email