Enfin, seul témoin n’ayant pas assisté aux événements, Brigitte Lainé s’avança à la barre. Conservatrice en chef aux Archives de France, elle était en fonction aux Archives de Paris. C’était la première fois qu’un membre de cette corporation venait témoigner devant la justice. J’avais fait sa connaissance, à ma demande, quelques semaines plus tôt, par l’intermédiaire d’un ami commun, un prêtre, Georges Arnold, qui, demeurant parmi les ouvriers algériens, avait vécu les événements de 1961. Aux Archives, elle avait notamment en charge les archives du parquet de Paris. Elle m’avait alors indiqué qu’elle avait lu mon livre, en avait constaté le sérieux, et observé des recoupements avec les archives du parquet. Je lui avais fait le récit de mes démarches, vaines jusqu’à ce jour, en vue de les examiner. Elle se montra scandalisée par la manière dont ma demande avait été traitée. Compte tenu de l’importance du procès que m’intentait Maurice Papon, je lui avais demandé de bien vouloir réfléchir à la possibilité d’un témoignage devant la justice. Elle avait accepté. C’était de sa part un acte de courage. Brigitte Lainé témoigna donc de ce qu’elle avait constaté à travers les archives du parquet dont d’ailleurs une partie importante avait disparu. Ce témoignage confirma indéniablement le sérieux de mon travail
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Le jugement fut mis en délibéré jusqu’au 26 mars.
Certains hauts fonctionnaires des Archives de France allaient faire pression auprès de Catherine Trautmann pour que des sanctions frappent les deux conservateurs. Une pétition dite des conservateurs généraux circula dans la plus grande discrétion, puis lui fut remise. Elle débutait ainsi: » Nous soussignés, responsables de services d’archives, souhaitons manifester notre émotion et notre inquiétude devant le long silence gardé par le Gouvernement sur la violation caractérisée des règles administratives et de la déontologie professionnelle des archivistes commises par deux conservateurs des Archives de Paris à l’occasion du procès en diffamation intenté par M. Papon contre M. Einaudi. » Plus loin, les signataires de ce texte affirmaient qu’ils tenaient » avec la plus grande fermeté, à faire abstraction du fond du débat sur les événements de 1961 et des opinions que les protagonistes de cette affaire peuvent susciter […] « . Peu importait à leurs yeux un massacre d’Algériens ; seule comptait une prétendue obligation au silence des archivistes.
Cependant, d’autres opinions s’exprimèrent dans le monde des archivistes. C’est ainsi que la CGT des Archives de France considéra que » cette affaire, qui trouve son origine dans des manquements graves des autorités et dans une instruction partiale et bâclée d’une demande de dérogation, a été menée avec courage et dans la clarté par les deux archivistes concernés. Ils auraient pu procéder, comme de nombreux fonctionnaires d’autorité, par courrier anonyme à la presse. Ils ont préféré répondre à une citation à comparaître devant une juridiction et c’est tout à leur honneur « . […]
Finalement, aucune sanction ne sera prise par le gouvernement contre les deux conservateurs mais ils continueront néanmoins à faire l’objet d’une mise à l’écart de la part du directeur des Archives de Paris, et, en juin 2001, Libération pourra titrer Deux gardiens de la mémoire au placard.