Mon souvenir de Frantz Fanon
par Raymond Péju,
extrait du livre Ecrits sur l’aliénation et la liberté. Œuvres II, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalifa et Robert Young, La Découverte, 2015 (p. 589-590), où les auteurs citent un texte de Raymond Péju envoyé à René Hénane, médecin français spécialiste de médecine tropicale, auteur de plusieurs livres sur la poésie d’Aimé Césaire, qui fut, lui aussi, l’ami de Frantz Fanon.
Raymond Péju, le grand libraire de Lyon (Librairie La Proue), décrivait ainsi le rapport de Fanon aux livres : « Je revois cet homme qui, depuis quelque temps, fréquentait de plus en plus régulièrement la librairie. C’était en 1948, j’étais jeune libraire et très attentif aux clients, aux lecteurs, qui revenaient fréquemment au magasin ; il était de ceux-là ! Je le revois entrant, le sourire aux lèvres et “glissant” entre les banques avec cette élégance et cette souplesse qui n’était qu’à lui. Il était assez jeune (nous avions, je pense, à peu près le même âge1), plutôt grand et mince, le regard vif et pénétrant — d’emblée, il attirait la sympathie, la mienne en tout cas !
Il revenait de plus en plus souvent, tantôt en coup de vent, tantôt plus tranquillement et bavardais alors volontiers. Il se livrait peu et nous parlions surtout littérature ; il était curieux de tout, mais plus particulièrement de sciences humaines et de poésie et c’était là un de nos sujets favoris. Je n’ai pas un souvenir exact des poèmes que j’ai pu lui faire découvrir, mais ce dont je me souviens, c’est que c’est lui qui m’a amené à vraiment apprécier Aimé Césaire, dont il parlait avec intelligence et sensibilité. Très vite, nous avons sympathisé et il a commencé à me parler de lui.
Il s’appelait Frantz Fanon, il était Martiniquais, il terminait ses études de médecine, spécialisé en psychiatrie ; il parlait de son pays comme de son métier avec cette passion qui était un des traits essentiels de sa personnalité ; une passion que l’on sentait, sous des dehors calmes et aimables, toute prête à exploser.
Nos conversations devenaient plus longues, plus personnelles et, un jour, je lui proposai de les poursuivre plus confortablement chez moi ; il accepta avec enthousiasme ! Le soir venu, ma femme Marie-Aimée et lui firent plus ample connaissance et sympathisèrent spontanément ; la soirée fut longue et chaleureuse et naquit ce jour-là, entre nous trois, une amitié qui devait durer tout au long de sa vie. »
« Il revint souvent ; je crois qu’il aimait se retrouver avec nous dans une atmosphère amicale, presque familiale qui, vraisemblablement, lui manquait ; et petit à petit, il commença à nous parler de lui, de façon plus intime, et plus précisément de sa souffrance d' »homme exclu », d’homme rejeté pour la couleur de sa peau ! Il nous dit les rebuffades, les affronts qu’il subissait : il évoquait cette femme qui proposait la location d’une chambre et qui lui rétorqua lorsqu’il se présenta : « J’ai demandé un étudiant, pas un nègre ! » Ou encore cet homme dans le train qui l’interpella : « Eh negro, tu montes ma valise dans le filet… » Un racisme imbécile qui se manifestait à tout propos dans les actes les plus anodins de la vie courante. Nous étions ulcérés, meurtris ! […]
Ce devait être à l’époque où il a commencé à écrire Peau noire, masques blancs. Il m’en parlait parfois au hasard de nos conversations. […] Toutefois, si ce sujet revenait fréquemment dans nos conversations, il n’en constituait pas pour autant l’essentiel… La poésie par exemple y tenait toujours une large place ; nous prenions toujours le plus grand plaisir à bavarder de Césaire ou Char, aussi bien que d’Aragon, Breton et Eluard ou Damas et Senghor.
Un soir, il nous emmena à un récital de poésie organisé par son ami Achille2 autour de Césaire, lui-même avait choisi de dire « Batouque », un poème qu’il aimait et qu’il disait avec une remarquable justesse de ton. Frantz était curieux de toutes choses et il pouvait être des plus diserts, c’était un conteur-né ! »
Les cinq années que Frantz Fanon a passées à Lyon ont été essentielles dans sa formation professionnelle et intellectuelle. C’est là qu’il a écrit ses premiers articles et qu’il a eu l’idée d’écrire son premier livre, Peau noire, masques blancs, publié en 1952 par les éditions du Seuil. Il avait contribué à la libération de Lyon en septembre 1944, au sein du 6e régiment de tirailleurs sénégalais, après s’être engagé au début de l’année dans les Forces françaises libres et avoir participé au débarquement de Provence et à la remontée de la vallée du Rhône. Après être retourné en Martinique en octobre 1945 pour terminer son baccalauréat au lycée Schœlcher de Fort-de-France, puis être revenu en France à l’automne 1946, c’est à Lyon qu’il a décidé d’aller suivre des études de médecine. Est-ce en raison de la présence de son ami Achille — avec qui il partage une réflexion commune sur la situation des Noirs et des sujets coloniaux —, qui vient d’y être nommé professeur au Lycée du Parc, dont parle aussi Raymond Péju ?
Strasbourg et Lyon étaient à l’époque les principales universités de médecine où s’inscrivaient les Antillais, et, ce qui était important pour Fanon, c’est à Lyon qu’enseignait Maurice Merleau-Ponty. Sur la photo ci-dessus, c’est probablement Louis-Thomas Achille qui se trouve à côté de Frantz Fanon à la librairie La Proue pour la sortie de son livre Peau noire, masques blancs. Et c’est à Lyon que Fanon a prolongé ses études de médecine par une spécialisation en psychiatrie. En novembre 1953, il sera nommé en Algérie comme psychiatre à l’hôpital de Blida. Achille a probablement joué un rôle dans la genèse des idées de Fanon. Et c’est par l’intermédiaire de Marcel Péju, frère de Raymond Péju, que Frantz Fanon est entré en contact avec la revue Les Temps modernes et avec Jean-Paul Sartre.
Les témoignages de l’éditeur François Maspero et du médecin algérien Zahzah Abdenour sur Frantz Fanon, qu’ils ont tous les deux connu
- Nés tous deux en 1925, ils avaient alors 23 ans.
- Louis-Thomas Achille (1909-1994), professeur d’anglais en classes préparatoires au Lycée du Parc à Lyon de 1946 à 1974, originaire de la Martinique, grand spécialiste français de la musique sacrée afro-américaine sur laquelle il a publié « Negro spirituals » dans le numéro de mai 1951 de la revue Esprit, celui où Fanon a publié « La plainte du Noir : l’expérience vécue du Noir » — plus tard incorporé dans Peau noire, masques blancs, dont il constitue le cinquième chapitre, « L’expérience vécue du Noir » —, et Octave Mannoni « La plainte du Noir ». Auteur de nombreux articles dans des revues françaises ou américaines, Achille participera, comme Fanon, au Congrès international des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne, des 19 au 22 septembre 1956. Il avait enseigné à l’Université Howard à Washington de 1932 à 1943 et avait fréquenté l’intelligentsia afro-américaine. Mary Anthony Scally, dans son Negro Catholic Writers 1900-1943. A Bio-Bibliography (1945), le décrit comme un écrivain catholique qui a surtout écrit sur les problèmes raciaux et sur le sort des sujets coloniaux français.