Dans notre édition du 1er septembre nous avons publié un article critique vis-à-vis de la commémoration officielle des 80 ans du débarquement de Provence organisée le 15 août 2024 en présence d’Emmanuel Macron à la nécropole de Boulouris-sur-mer à Saint-Raphaël. Pour préciser la question de la participation de soldats coloniaux de différentes origines à ce débarquement ainsi qu’aux combats pour la libération de la Provence, nous publions ci-dessous un article de l’historien Grégoire Georges-Picot. Il pointe en particulier que, dans les monuments en l’honneur des morts de ces combats, comme, par exemple, sur les stèles érigées en 2014 sur la colline de Notre Dame de la Garde à Marseille, seuls les noms des soldats européens sont inscrits.
Cet historien a participé avec le Groupe Marat à une belle exposition présentée du 28 août au 27 septembre 2024 à la Médiathèque Salim Hatubou, dans les Quartiers nord de Marseille. Elle présente les portraits de certains de ces soldats originaires des colonies, des photos du débarquement, ainsi qu’une liste des morts dans ces combats qui mêle pour la première fois les noms des militaires européens et ceux, souvent oubliés, des soldats originaires des colonies. Elle a été établie grâce à des recherches dans différentes archives et d’après les noms figurant sur les tombes de la nécropole nationale de Luynes. Ci-dessous, à la suite du texte très documenté de cet historien, l’affiche de cette exposition et des exemples de documents qui y sont présentés.
Ils sont restés longtemps anonymes
Sur la colline de Notre Dame de la Garde à Marseille, cinq stèles s’élèvent dans un écrin de verdure, entre un bougainvillier et un laurier rose. Érigées par la Koumia, l’association des anciens combattants français des goums marocains, elles furent inaugurées le 24 août 2014 : Marseille célébrait alors le 70e anniversaire de sa libération. Les goums y avaient joué un rôle déterminant. Seuls sont inscrits sur ces stèles, les noms des 418 soldats et officiers français morts dans les campagnes militaires du XXe siècle où les goums furent engagés. On distingue au premier plan une petite plaque de marbre qui indique sobrement que 4300 Marocains tombèrent à leurs côtés. Il aurait été possible de les désigner par leurs noms : les dossiers individuels des soldats morts pour la France sont précieusement conservés au ministère de la Défense et son site Mémoire des hommes a mis en ligne leurs noms.
Ces stèles sont un exemple parmi d’autres d’une mémoire sélective. Aucun ancien combattant marocain n’avait été associé à la cérémonie de leur inauguration. Ils sont pourtant un certain nombre à vivre autour de Marseille dans des foyers de l’ADOMA [1].
« On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat inconnu. Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme » écrivait Léopold Sédar Senghor, en 1948, en hommage à ses frères d’armes, les tirailleurs sénégalais, lui qui avait été mobilisé dans l’infanterie [2]. Quarante ans plus tard, Joseph Issoufo Conombo, ancien médecin à la 9e division d’infanterie coloniale, déplorait le silence qui entourait les soldats africains de la France et leur absence lors des commémorations [3].
En 2006, Rachid Bouchareb faisait de ces soldats les héros du film Indigènes ; il demeure une rareté dans le paysage audiovisuel français. Depuis lors, des cinéastes ont cherché à recueillir les témoignages de soldats indigènes. Si des documentaires sur la libération de la France évoquent leur rôle, ils y apparaissent souvent en figurants, anonymes et sans voix [3b].
La moitié de l’armée
Dans l’armée française qui s’approchait des côtes de Provence, le 15 août 1944, un peu plus d’un soldat sur deux était un indigène [4]. Environ 50 000 hommes débarquèrent au mois d’août. Au début de l’automne, lorsque le front se figea dans les Vosges et en Franche-Comté, cette armée désignée successivement « Armée B », puis « Première Armée française », comptait 112 893 indigènes sur un effectif total de 214 920 [5].
Fin novembre, il y avait 92 375 indigènes sur un total de 233 451 soldats [6]. L’armée avait été « blanchie » selon la terminologie officielle : durant le mois d’octobre, des résistants avaient pris la relève des soldats noirs, comme l’avait prescrit le général de Lattre de Tassigny au début du mois de septembre [7]. En revanche, les soldats venus d’Afrique du Nord, Européens et indigènes, étaient toujours là ; ensemble, ils demeurèrent majoritaires au sein de la Première Armée française jusqu’à la capitulation nazie.
Inégaux devant la mort
Au mois de décembre 1944, le général de Lattre alertait ainsi le général de Gaulle : « Dans les trois divisions nord-africaines et dans un certain nombre d’unités du génie et de transmissions règne un état d’esprit inquiétant dont il importe que vous ayez connaissance et auquel il faut remédier sans délai. D’un bout à l’autre de la hiérarchie et particulièrement chez les officiers, même de haut grade, l’impression générale est que la Nation les ignore et les abandonne. Certains vont même jusqu’à s’imaginer que l’armée régulière d’Outre-mer est sacrifiée de propos délibéré. (…) Cette sensation peut être particulièrement grave de conséquences chez l’indigène nord-africain qui a de plus en plus l’impression de se sacrifier seul pour la Métropole. » [8]
En nous limitant à la libération de la Provence, les archives militaires révèlent que les soldats indigènes eurent plus de tués et de blessés que leurs camarades de combat. Une estimation prudente et étayée montre que les pertes des soldats indigènes représentent plus de 60% des pertes totales [9].
Les chiffres varient considérablement d’une unité à l’autre. À titre d’exemple d’une répartition fréquemment constatée : la 1re division de marche d’infanterie (1re DMI), plus connue sous son nom originel de 1re division française libre. Elle comptait, le 15 août 1944, 12 770 soldats dont 5 386 indigènes ; à l’issue des combats en Provence, le taux de pertes parmi les soldats indigènes approchait le double de celui de leurs camarades européens [10]. La répartition est également inégale à la 3e division d’infanterie algérienne engagée à Toulon et à Marseille [11], comme à la 9e division d’infanterie coloniale, impliquée dans la bataille pour la libération de Toulon. Un régiment d’infanterie, en particulier, concentre plus des deux-tiers des pertes de cette dernière division : le 6e régiment de tirailleurs sénégalais (6e RTS). Son journal de marche indiquait, en date du 26 août 1944, le bilan suivant [12] :
Des soldats délibérément exposés ?
Selon une opinion aujourd’hui largement répandue, les troupes indigènes auraient été mises délibérément en avant afin d’épargner le sang des Français. On cite comme preuve le bilan des pertes du 6e RTS dans la bataille de Toulon. Il faut l’analyser attentivement.
La proportion écrasante des pertes indigènes – plus des trois-quarts du total – était d’abord la conséquence de la composition du régiment en août 1944 : près de 4 soldats sur 5 étaient africains. Les taux de pertes parmi les Européens furent également proportionnelles [13]. Les combattants du 6e RTS furent incontestablement plus exposés que ceux d’autres unités mais, engagés dans la même bataille, les commandos d’Afrique furent pareillement décimés : ils étaient, dans leur majorité, des Européens [14].
En définitive, les taux des pertes des unités dépendaient de leur nature et de leur position sur le champ de bataille. Les tirailleurs et les soldats des commandos d’Afrique étaient en première ligne avec des artilleurs et des soldats de l’arme blindée. Ils étaient fatalement plus exposés parce qu’ils étaient plus vulnérables. Si les soldats indigènes, dans leur ensemble, ont subi de si lourdes pertes, la raison en est qu’ils étaient, pour la plupart, affectés dans des régiments d’infanterie.
Les engagements ultérieurs du 6e RTS dans la campagne de France témoignent du sort commun des soldats de l’infanterie. Deux mois après la bataille de Toulon, le 6e RTS était « blanchi », des volontaires des Forces françaises de l’Intérieur ayant pris la relève des Africains. Le régiment allait vivre de nouvelles hécatombes dans les Vosges et en Alsace durant l’hiver 1944. D’anciens maquisards, qui avaient rejoint la 1re Armée française, dirent qu’on les avait menés à l’abattoir. Dans le feu de l’action, des officiers émirent des critiques sur les choix tactiques des États-majors, formés à l’école de la Première Guerre mondiale [15].
Les généraux français s’appuyèrent sur les formations de l’Armée d’Afrique et de l’armée coloniale, faisant d’elles leurs troupes de choc. En Provence, elles prirent de vitesse les forces allemandes les empêchant de transformer Toulon et Marseille en camps retranchés. L’avancée extrêmement rapide des soldats français sauva les insurgés toulonnais et marseillais de représailles qui auraient pu être effroyables.
Les blanchiments
Quelques années seulement après la fin de la guerre, la contribution des soldats indigènes à la libération de la France sombrait dans un silence rarement rompu. Pendant près de 50 ans, l’oubli est demeuré le plus souvent la règle, sauf dans le monde de l’armée. Cette réalité inspire un rapprochement : de même qu’il y eut une volonté de blanchir l’armée française durant l’automne 1944, récemment encore, il était une autre forme de « blanchiment » lorsqu’on évoquait la libération de la France dans les médias ou lors des commémorations.
Le rappel du sacrifice des soldats indigènes relève-t-il d’un devoir de mémoire ? Entendant cette expression, Lucie Aubrac avait, un jour, répondu en substance ceci : nous n’avons pas à imposer un devoir de mémoire aux jeunes générations ; elles ont le droit de savoir, elles ont un droit à l’histoire.
Cette enquête pointilleuse dans les archives militaires a révélé finalement un réel plus complexe que les idées reçues devenues certitudes. Le lourd tribut payé par les soldats indigènes à la libération de la France est une réalité, comme la mobilisation exceptionnelle des Européens d’Afrique du Nord pour délivrer un pays que la plupart ne connaissaient pas, le rôle décisif des armées anglo-saxonnes et l’engagement courageux des Français dans la France qui se libérait.
En rassemblant tous les libérateurs dans un récit, l’histoire renoue entre elles des mémoires partielles, parfois exclusives. Des hommes et des femmes sont venus du monde entier pour libérer la France. Cette histoire nous réunit. La plupart d’entre nous, quelles que soient ses origines, peuvent s’y retrouver, nombre de nos parents en furent les acteurs, ou les témoins.
Grégoire Georges-Picot
Notes
[1] Selon le magazine de l’ADOMA, plus de 700 anciens combattants marocains de l’armée française étaient hébergés dans différents foyers en France en 2011. Horizon, n°66, mars 2011, p.5. L’ADOMA a pris la suite de la SONACOTRA qui gérait des foyers de travailleurs immigrés. De la SONACOTRA à ADOMA, rapport de la Cour des comptes, février 2013.
[2] Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France, un des poèmes du recueil Hosties noires.
[3] Joseph Issoufo Conombo [[ Souvenirs de guerre d’un tirailleur sénégalais, Paris, 1989, p.16.
[3b] Une exception notable, le film de Jean-Baptiste Dusséaux, Le blanchiment des troupes coloniales, diffusé en 2016 sur France 3.
[4] Ordre de bataille de l’Armée B avec le calendrier des opérations de débarquement. 1re Armée française, 1er bureau SHD 10 P 87. Les archives de l’État-major général de guerre (EMGG), de la 1re Armée française et des divisions qui la constituaient, enfin les renseignements tirés des Journaux de marche, se complètent pour livrer une image relativement précise des effectifs de l’armée française et de leur répartition entre Européens et indigènes.
[5] Situation des effectifs des forces expéditionnaires françaises au 21/09/1944. EMGG SHD 7 P 77.
[6] Situation des effectifs au 30 novembre 1944, 1re Armée française, 1er bureau SHD 10 P 87.
[7] Note de service du 4 septembre 1944, 1re Armée française, 1er bureau SHD 10 P 87.
[8] Lettre au général de Gaulle, 18 décembre 1944. Jean de Lattre de Tassigny, Reconquérir. Écrits 1944-1945, Paris, 1985, pp. 130-132.
[9] L’estimation s’appuie sur les états numériques opérant la distinction entre Européens et indigènes et sur des listes nominatives : ils proviennent de la 1re DMI, de la 3e DIA, des 4e et 6e RTS, des bataillons de choc et des goums marocains. Plus des 3/4 des soldats de l’Armée B tués dans la bataille de Provence appartenaient à ces unités. Sur cet échantillon significatif, ils se répartissent ainsi : 37% pour les Européens et 63% pour les indigènes. Il n’est pas possible d’établir un bilan précis pour l’ensemble de l’Armée B, certains états numériques ne distinguant pas les Européens des indigènes.
[10] Au sein de la 1re DMI, les soldats indigènes représentaient 42% des effectifs et 56% des pertes. 1re DMI 1er bureau, dossier 4 : États des pertes SHD 11 P 7 et CHETOM (Fréjus), 15 H 153, dossiers 1, 3 et 4.
[11] Livre d’or de la 3e division d’infanterie algérienne, Fribourg en Brisgau, 1948. Les soldats de la division morts pour la France y sont recensés.
[12] Journal de marche et d’opérations du 6e RTS, SHD 12 P 262.
[13] Il y eut de nombreux tués et blessés parmi les officiers et les sous-officiers français. Une réalité confirmée par le commandant d’une autre unité d’infanterie, le 1er tabor marocain. Édouard Méric décrit ainsi le rôle décisif que jouaient les sous-officiers français à la tête de leurs hommes: « Ces sous-officiers cristallisaient autour d’eux l’énergie des gradés marocains, des servants d’armes automatiques, des goumiers les plus courageux. » Journal de marche et d’opérations du 2e GTM, p. 176 SHD 3 H 2500.
[14] Les commandos d’Afrique eurent 50 tués et 150 blessés au cours des combats en Provence, pour un effectif débarqué de 700 hommes. Paul Gaujac, Les commandos d’Afrique, de Staoueli à Toulon, Militaria Magazine, n°191, juin 2001.
[15] Journal de marche et d’opérations du 2e GTM, p. 182 SHD 3 H 2500. Au moment de l’offensive sur Toulon, le général de Monsabert, commandant la 3e division d’infanterie algérienne, évoquait, dans son journal, les « baïonnettes de ses braves poilus. » Notes de Guerre, Hélette, 2000. Note en date du 20 août 1944.
Petit lexique
Armée d’Afrique. L’Armée d’Afrique n’était pas une armée d’Africains. Le nom d’Armée d’Afrique fut donné au corps expéditionnaire français qui débarqua en Algérie le 14 juin 1830. Après la conquête du pays puis l’expansion coloniale au Maroc et en Tunisie, l‘expression « Armée d’Afrique » désigna l’ensemble des formations militaires constituées dans les trois pays du Maghreb.
Armée coloniale. Les termes armée coloniale ou troupes coloniales ont désigné au 20e siècle les unités recrutées dans les colonies françaises, à l’exception du Maghreb où les troupes formaient ce qu’on appelait l’Armée d’Afrique.
Goum. Le mot arabe « goum » désigne à l’origine une communauté humaine vivant sur un territoire défini. Par extension, il désigna le contingent de soldats que celle-ci devait fournir à son souverain pour ses expéditions militaires. Les autorités coloniales françaises reprirent cette tradition. Les goums les plus connus furent ceux créés dans le royaume du Maroc parmi les tribus berbères de l’Atlas et du Rif. Un goum regroupait environ 180 soldats indigènes encadrés par 2 officiers et 8 sous-officiers européens et indigènes. Le soldat d’un goum était appelé goumier.
Indigène. L’indigène, dans son sens le plus ancien, est celui qui est né dans le pays où il vit. À partir du milieu du 16e siècle, ce mot a servi à désigner celui qui appartient à un peuple présent sur une terre avant qu’elle ait été colonisée par des Européens. Dans l’Empire colonial français, l’administration distinguait ainsi deux populations ayant des statuts juridiques très différents : les indigènes et les citoyens français. L’Armée avait repris cette distinction dans ses tableaux d’effectifs en les répartissant entre Européens et indigènes.
Pertes. Au sein d’une compagnie, le lieutenant qui la commande, consigne jour après jour les pertes subies par son unité, c’est-à-dire le nombre des tués, des blessés et des disparus ainsi que leurs noms. Il adresse ces rapports au commandant du bataillon qui établit, à son tour, un état des pertes de son unité. Ce décompte remonte la hiérarchie, du régiment au 1er bureau de l’armée, chargé des effectifs : il permet au commandant de cette armée de connaître le nombre de soldats dont il dispose. En temps de guerre, l’administration militaire n’a de cesse de tenir à jour précisément les tableaux des pertes, leur dénombrement déterminant les renforts nécessaires pour reconstituer les unités après les combats.
Tabor. Le mot tabor vient du turc « tabur », le camp militaire. Il désigne également l’unité militaire qui l’occupe. En Afrique du Nord, les militaires français reprirent le terme pour désigner les formations militaires composées de 3 goums d’infanterie. Le tabor est équivalent par sa taille au bataillon.
Tirailleur. Le tirailleur n’est pas celui qui « tire ailleurs », comme le voudrait une étymologie ironique et farfelue. Le nom de tirailleur vient d’un verbe apparu au 18e siècle, tirailler, qui signifie tirer plusieurs fois dans diverses directions. Il fait référence à une tactique de combat selon laquelle des soldats de l’infanterie étaient déployés à l’avant du front pour harceler l’ennemi. Ce terme tirailleur fut donné aux soldats de certaines troupes d’infanterie constituées dans les colonies françaises.
L’exposition présentée par le Groupe Marat à la Médiathèque Salim Hatubou (Marseille, 15ème)
Le lien vers les films de l’exposition
Une vingtaine de portraits de combattants, par Roger Jouanneau-Irriera
En 1942, âgé de 58 ans, Roger Jouanneau-Irriera se met au service de l’armée française, non pour y porter une arme, mais avec ses crayons et ses pinceaux. En Afrique du Nord, en Italie, en France, en Allemagne enfin, Roger Jouanneau-Irriera réalise, jour après jour, le portrait de centaines de combattants.
Pour cette exposition à la médiathèque Salim Hatubou à Marseille, le groupe Marat a reproduit une vingtaine d’entre eux, les originaux étant conservés au Musée de l’Armée à Paris et au Service historique de la Défense à Vincennes.