Pour sa femme, Roger semblait maintenant «aller mieux»…
Retraité depuis quelques mois, il était venu consulter, sur l’insistance de son épouse, pour des symptômes dépressifs sévères survenus progressivement depuis sa cessation d’activité. Grâce au traitement, cet ouvrier spécialisé affirmait «s’être vite ressaisi», «ne plus se sentir inutile et pesant pour sa famille», avoir moins peur de «ne pas y arriver avec sa petite retraite». Dans la mesure où il avait repris son activité de bricolage, ne passait plus son temps à se plaindre de troubles somatiques aussi divers que variés et avait recouvré un certain appétit, son épouse attentionnée se sentait tout à fait rassurée.
Pourtant, il ne fut pas très difficile de faire raconter à cet homme les nombreux troubles persistants qui continuaient à lui gâcher la vie: «c’est surtout le sommeil, docteur» s’empressant d’ajouter: «De toute façon, je n’ai jamais bien dormi; c’est depuis l’Algérie», puis, après un silence un peu embarrassé tout en tripotant sa casquette d’un air penaud comme pour s’excuser d’évoquer ce mauvais souvenir, il bredouilla: «toutes les nuits depuis quarante ans, je cauchemarde en revoyant les corps mutilés; j’étais brancardier, alors forcément …» Peu à peu, se défaisant de son apparente placidité, il énuméra tous les symptômes de cet état de stress post-traumatique qui avait hanté sa vie depuis si longtemps et dont il n’avait jamais parlé à personne. Ces années passées à se poser une question sans réponse «qu’allait-on faire là-bas?»
Sur les troubles psychiques de masse
des Anciens Combattants en Algérie
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A propos de l’étude de 1280 dossiers de l’hôpital militaire de Constantine3
«Qu’est-ce que ça peut bien faire les cauchemars qui remontent ?
Tu pourras boire, oublier, te réjouir,
Et les gens diront que tu n’as plus toute ta tête,
Car ils comprendront que tu t’es battu pour ton pays,
Et personne ne se fera de souci.»
Siegfried Sassoon, Collected Papers
Rares, très rares, sont les études et documents portant sur les troubles neuro-psychiatriques observés chez les militaires durant la Guerre d’Algérie. En 1962, alors que nous créions la FNACA en Isère, nous avions eu écho du grand nombre d’anciens appelés , internés à l’hôpital psychiatrique départemental… Mais, secret médical oblige, nous n’avions pas pu explorer plus avant cette information…
Bertrand Tavernier, dans son film La guerre sans nom, évoque le problème, montre des cas psychiatriques avérés, mais cela n’a pas eu – ou très peu – d’échos dans la population…
De même, les tentatives intéressantes de l’ARAC ou de Bernard Sigg n’ont pas eu beaucoup plus de succès, hélas.
Grâce à Internet, j’ai pu repérer le document d’archives cité dans le titre de cette contribution. Mais, pour l’obtenir, après plusieurs essais infructueux avec mes moyens limités, j’ai dû faire appel à un général de mes connaissances qui a pu passer outre au “secret” réel ou exagéré…
Ce qui est fondamentalement important dans ce document, c’est l’analyse statistique des hospitalisations effectuées dans le Service de Neuropsychiatrie de l’hôpital militaire de Constantine, entre le 1er juillet 1958 et le 31 décembre 1962, c’est-à-dire – en gros – pendant la 2ème moitié de la guerre d’Algérie.
Sans entrer dans de longues explications théoriques sur les diagnostics, les origines des troubles constatés, les références aux nomenclatures médicales, contentons-nous de quelques éléments les plus significatifs.
Par exemple, le constat que la majorité des hospitalisations est observée durant les mois d’été (de juin à septembre). Question posée: s’agit-il du climat ou des périodes propices aux opérations ?
Par exemple encore, l’étude présente la répartition des troubles en fonction des grades, des armes et des affectations (sédentaire ou combattant). On y relève que les sous-officiers «paient un lourd tribu à l’éthylisme, psychotique, névrotique ou caractériel». Que les officiers figurent parmi les psychoses éthyliques et parmi les névroses («névroses de guerre», selon la classification utilisée).
Par armes, c’est l’armée de terre qui prédomine dans toutes les classes diagnostiques.
Enfin, par affectation, la grande majorité des psychoses fonctionnelles et du déséquilibre caractériel, appartiennent aux troupes combattantes, alors que les névroses et l’éthylisme sont le fait des affectations sédentaires.
L’étude examine ensuite les circonstances déclenchantes. On y relève la précocité (de l’ordre de 6 mois) pour certains troubles, de 10 mois pour les psychoses organiques. Et de 23 mois pour les psychoses alcooliques. D’après l’étude, le facteur « combat » proprement dit n’aurait joué que pour 20 % des cas.
Les auteurs examinent ensuite, à la lumière de nombreuses études consacrées aux deux guerres mondiales, la guerre de Corée, L’Indochine, le Vietnam etc.., les profils majoritaires des malades observés. Il définissent ainsi un profil de la «névrose de guérilla», propre à la guerre d’Algérie, avec, toutefois, une nuance importante: certains troubles ne rentrent pas dans ce profil et les auteurs émettent l’hypothèse que «la conjoncture des classes creuses, imposant une sélection moins serrée, a incorporé des sujets vulnérables» (qui auraient dû être exemptés).
Voilà déjà de quoi nous faire réfléchir…
Cette étude, pour courageuse et intéressante qu’elle soit, atteint toutefois ses limites quand elle n’aborde le nombre de malades qu’en termes de «pertes psychiatriques», et non pas en termes de fréquence de ces troubles liés manifestement à la guerre d’Algérie, à ses conditions particulières, à la non-adhésion aux objectifs de cette guerre, aux méthodes employées, à l’éloignement de la Métropole etc..
Les auteurs, en extrapolant à partir de leur «lot» de 1280 dossiers, estiment finalement que le total de 8000 à 9000 hommes – «soit les effectifs d’une division» – pourrait représenter ce qu’ils appellent une «division perdue»… c’est-à-dire perdue pour le combat. Et uniquement cela…
Ils oublient dans leurs estimations, le grand nombre de malades aux troubles psychiques plus ou moins mineurs, qui n’ont pas fait appel à la Médecine des Armées, qui souvent n’ont pas eu les moyens d’y faire appel du sommet de leur piton, qui étaient supportés comme tels, dont les troubles ne sont apparus comme inquiétants ou graves qu’après leur libération, qui vivent encore aujourd’hui avec ces troubles, plus ou moins enfouis, pris en charge ou non par la médecine civile laquelle – et j’y reviendrai – est trop souvent incompétente en matière de connaissances des «troubles psychiatriques de guerre» (qui ne sont plus enseignés depuis longtemps en Faculté de Médecine).
Autant les études médicales et scientifiques (françaises et mondiales) ont été nombreuses et diverses concernant les deux guerres mondiales, les guerres d’Indochine et du Vietnam, la guerre du Kippour etc…, autant les bibliographies disponibles sont quasiment vides en ce qui concerne l’Algérie !
Ceci pour dédouaner nos médecins civils actuels et les experts médicaux.
A tel point que le Décret du 10 Janvier 1992, déterminant «les règles et barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre» (J.O. du 12/01/1992) est loin d’être correctement appliquée, encore aujourd’hui, pour les Anciens Combattants d’Algérie..
Ce n’est pas moi qui le dis. C’est le Docteur Louis Crocq, ancien psychiatre des Armées, Président de la Section militaire de l’Association Mondiale de Psychiatrie. C’est lui qui a fondé le réseau d’urgence médico-psychologique qui, dans toute la France, et à l’étranger, dispense les premiers soins aux victimes d’attentats, de catastrophes et de guerres. Il sait de quoi il parle, puisque, en plus, il était médecin consultant et professeur à l’Université de Paris-V. Ses témoignages sont accablants (voir plus loin). Déjà co-auteur de l’étude qui a fait l’objet de cette première partie, il a publié une longue liste d’études, d’articles, d’ouvrages sur les troubles neuro-psychiatriques liés à la guerre.
J’ai pu me procurer son ouvrage Les traumatismes psychiques de guerre (Editions Odile Jacob – 1999), ouvrage aujourd’hui introuvable en librairie.
Il apporte, dans ce livre, des analyses, des arguments, des études de cas avec souvent des études de cas d’Anciens Combattants d’Algérie – qui vont beaucoup plus loin que la modeste étude analysée ci-dessus. Avec, en particulier, une dimension à la fois scientifique et humaine qui aide à mieux comprendre une des dimensions – soigneusement cachée par ailleurs et au mieux ignorée – portant sur les conséquences à long terme de la guerre d’Algérie sur les 2.500.000 jeunes qui y ont participé auxquels s’ajoutent tous les militaires de carrière.
Vous me direz que ces «jeunes» des années 1960 ont maintenant en moyenne 70 ans… qu’ils ont refait leur vie… qu’ils bénéficient d’une retraite b anale et heureuse… que le rideau est maintenant baissé (mais s’est-il réellement levé ?)… que les désagréables souvenirs s’estompent avec l’âge… s’enfouissent dans l’inconscient etc…. etc…. (C’est d’ailleurs très souvent comme cela que l’on évite d’en parler)…qu’il est temps de passer à autre chose…
Pas si sûr !!!
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« Ensuite, il a fallu réapprendre à vivre civilement,
ce qui n’était pas facile après vingt neuf mois de vie militaire.
Il fallait sans cesse repousser certaines images qui revenaient,
certains gestes d’auto-défense, certaines habitudes prises au contact des armes…
Tout cela ne s’efface pas d’un seul coup.
La cicatrice ne se referme que lentement…»
Maurice Eydan4
J’extrais du livre de Louis Crocq, dans sa « Troisième leçon », ce passage particulièrement significatif:
«Une fois la guerre terminée, les peuples, tout à l’euphorie de la paix retrouvée, s’en retournent égoïstes et ingrats à leurs occupations et à leurs plaisirs d’avant, et n’ont ni regard ni écoute pour la souffrance psychique des combattants survivants. Les psychiatres des armées, démobilisés, se tournent vers leur pratique clinique du temps de paix et oublient les «obusites» […]. Corollairement, les intéressés eux-mêmes, considérant leurs troubles psychiques comme un stigmate de faiblesse ou de lâcheté, ont tendance à réprimer, taire ou dissimuler cette souffrance. Il n’empêche qu’elle existe, manifestée à des degrés plus ou moins intenses et produisant une invalidation sociale variable. Il s’agit le plus souvent de troubles différés, éclos au terme d’un temps de latence ou de «méditation» plus ou moins long […] chez les sujets dont le comportement au combat et juste après le combat a paru normal et qui ne ressentaient alors aucun malaise…» (page 59)
Des enquêtes sur l’évolution à très long terme (40 ou 50 ans après la guerre) ont souligné l’importance quantitative et qualitative de ces séquelles durables. En particulier les symptômes psycho-traumatiques de guerre, comme les souvenirs intrusifs ou des comportements d’évitement spécifiques, ou encore le maintien aux aguets devant une ligne de crête, avec cette constatation supplémentaire qu’un Ancien Combattant sur trois seulement a effectué une démarche (le plus souvent auprès du médecin généraliste) pour être traité.
«De nos jours, écrit le Dr Crocq, la prévalence de la névrose de guerre dans la population des anciens combattants est certainement sous-estimée.[…] Un des enseignements de la guerre d’Algérie sera l’importance des séquelles tardives et traînantes de cette guerre mal aimée de l’opinion publique, et laissant aux soldats inconsidérément envoyés outre-mer, non seulement des reviviscences pénibles, mais aussi des sentiments d’insatisfaction et d’amertume,; mais les premières publications faisant état de ces névroses de guerre tardives, ne paraîtront qu’en 1965…» Et, ajouterai-je, dans l’indifférence quasi générale !
«Bien que la maladie vedette soit l’alcoolisme, […] beaucoup de cas rapportés sont des syndromes anxieux, hystériques ou psychosomatiques, entrant dans le cadre de la réaction émotionnelle aigüe ou de la névrose de guerre. Les symptômes constatés sont l’insomnie, l’agitation, les troubles de la relation à autrui, voire l’indiscipline comme signes d’alarme; et la baisse d’efficience, l’anxiété, l’asthénie, les troubles du sommeil et les ruminations mentales dépressives, comme signes de la phase d’état. Les études de distribution, […] font apparaître des pics au moment des grandes opérations lancées en Algérie (Opération Jumelles etc…).»
D’où cette conclusion qui s’impose à toute personne honnête et de bon sens, c’est que la guerre d’Algérie a donné lieu – et donne encore lieu – à d’inévitables pathologies psychiatriques de combat, immédiates ou différées, transitoires ou durables.
Il s’agit essentiellement d’une névrose de guerre particulière – différente des névroses de guerre des deux guerres mondiales – qui est nommée «névrose de guérilla». Elle nait et se développe à partir de la vie en opérations de guérilla qui multiplient les petits accrochages et les embuscades, qui porte l’assaut de l’ennemi là où on ne l’attend pas, sentiment d’insécurité jour et nuit, déception de ne pas obtenir des résultats à la poursuite d’un ennemi insaisissable, méfiance vis-à-vis des populations autochtones, chagrin de voir des camarades blessés ou tués, manque de sommeil et accumulation de rancœurs et de rage, pouvant conduire à des actions déplacées ou des exactions regrettables.
D’où un tableau clinique de névrose traumatique, certes, mais dominé par l’appréhension du monde extérieur, l’état d’alerte épuisant, la méfiance, le sentiment d’échec, le remords, la tristesse et la culpabilité et, parfois aussi, le recours à l’alcool.
Le Dr Crocq cite alors plusieurs cas très significatifs des théories qu’il a mis en forme. Il nous faut les rapporter ici, même légèrement résumées pour bien comprendre sur quelles bases concrètes notre auteur établit ses analyses.
Cas N° 33 : Claude B., effectuant son service en Algérie en 1958, était sergent dans un commando de chasse. Au cours d’une opération imprudente, le commando fut accroché par un ennemi supérieur en nombre et perdit la moitié de son effectif, tué ou blessé, dès les premiers instants du combat. Le lieutenant ordonna alors aux hommes valides de se replier pour chercher du renfort et de laisser provisoirement les blessés dans une bergerie en ruine. Claude B. se souvient du regard désespéré des blessés […]. Lorsqu’il revint avec des renforts et des moyens de transport, il ne trouva plus que les cadavres mutilés des blessés qui avaient été égorgés […]. Lui aussi est harcelé dans ses reviviscences visuelles et ses cauchemars par cette scène et surtout, ces regards de reproche.
Cas N° 1 : Maurice M., sans antécédents psychiatriques, avait déjà effectué un an de service militaire dans un petit poste du Sud algérien lorsque, par un après-midi caniculaire de juillet 1957, traversant seul la cour ensoleillée du fort, il entendit une rafale de mitraillette déchirer le silence et vit un homme courir vers lui et s’écrouler mort à ses pieds. C’était un fellaga prisonnier qui avait tenté de s’évader et avait été abattu par une sentinelle. Maurice M. demeura sidéré sur place, debout, comme pétrifié.[…] Comme il paraissait désorienté et stupéfait, ses camarades l’entourèrent et tentèrent de le réconforter. Mais il restait obnubilé, silencieux, et semblait ne pas comprendre ce qu’on lui disait. […] Cet état mit plusieurs jour à s’estomper et le capitaine lui octroya une permission. Mais quelques jours après son arrivée chez ses parents, il se décompensa sur un mode délirant, fut hospitalisé d’urgence au Val-de-Grâce, traité par neuroleptiques et réformé pour «état anxio-dépressif réactionnel à des évènements de guerre, avec apragmatisme et athymhormie». Pendant cet épisode délirant, pour autant qu’il s’en souvînt lorsque nous l’avons examiné trente ans plus tard, il était angoissé, agité et croyait voir des fellagas dans sa chambre.
Cas N°2 : Marcel M. de retour en France début 1962, après 24 mois de service effectué en Algérie à la surveillance du barrage électrifié de la frontière algéro-tunisienne avait repris immédiatement son métier de garçon boulanger.Il se sentait heureux, débarrassé des contraintes ce la vie militaire, goûtait tous les plaisirs de la vie civile et s’était fiancé. Mais un mois à peine après sa démobilisation, il présenta trois symptômes inquiétants: des accès d’angoisse sans motif apparent, des cauchemars de guerre et un état de nervosité anormal, avec méfiance vis-à-vis de l’environnement et sursauts aux bruits soudains. Puis, progressivement, il se sentit fatigué, ne tenant plus le coup au travail de nuit près du fournil. Il dut consulter plusieurs médecins sans résultats et accumula les arrêts de travail. Enfin, il devint anormalement irritable, ce qui le conduisit à rompre ses fiançailles. Dans ses cauchemars, il revivait les escarmouches nocturnes auprès du barrage et revoyait cinq premiers cadavres qu’il avait contemplés, fasciné, à l’issue de son premier combat.
[…]
Donc, qu’on ne nous dise pas…
Qu’on ne nous dise pas, comme on l’entend trop souvent, que les problèmes sont réglés, que les « traumatisés » sont indemnisés, et que nos révélations ne sont qu’un combat d’arrière garde inutile et dangereux. Il suffit, pour s’en convaincre, de fréquenter des anciens combattants d’Algérie, de les faire parler, de les écouter et surtout de les entendre, pour comprendre que le problème demeure, enfoui, certes dans la masse des évènements qui interviennent chaque jour, dans la vitesse et la superficialité des informations quotidiennes. C’est bien toute une classe d’âge qui a souffert bien au-delà de la période de guerre et dont les survivants souffrent encore en silence. Il suffirait presque de lire l’excellent roman de Laurent Mauvignier Des Hommes (Editions de Minuit) qui montre comment le passé peut, brutalement, faire irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier…
350 000 anciens d’Algérie souffriraient de troubles psychiques liés à la guerre
Comment mesurer la souffrance psychique de toute une catégorie de population quand celle-ci n’a jamais fait l’objet de la moindre enquête officielle en quarante ans ? Si les blessures psychiques sont d’autant plus douloureuses à vivre qu’elles sont invisibles, celles des anciens d’Algérie le sont davantage encore par la nature même de cette guerre. […] Une guerre coloniale, souvent menée contre la conscience des soldats, et qui s’accompagnait la plupart du temps de mépris pour l’adversaire, le « bougnoule », le « bicot », ou le « fell ». Une guerre mal aimée enfin, d’où les combattants français sont rentrés sans honneur et sans gloire, dans une ambiance générale d’indifférence.
Que sont-ils devenus, ces jeunes appelés alors tout juste sortis de l’adolescence ? Comment ont-ils réintégré leur vie antérieure puis traversé ces quarante dernières années, eux et leur famille ? Nul ne le sait, pas plus le secrétariat d’Etat aux anciens combattants que l’opinion publique. Aucune étude n’a jamais été ordonnée sur leur compte. A croire qu’ils n’existent pas, qu’ils n’ont jamais existé.
C’est 1 700 000 Français qui ont été envoyés en Algérie entre 1954 et 1962. Les trois quarts d’entre eux, soit 1 275 000, en sont revenus sans troubles majeurs, selon l’estimation de la plupart des spécialistes. Chez un quart d’entre eux, en revanche, soit environ 350 000 hommes encore vivants aujourd’hui, ce conflit a provoqué une gamme de traumatismes psychiques se traduisant par des troubles plus ou moins invalidants, d’apparition immédiate ou tardive. Pour parvenir à cette conclusion, les experts français ont dû se baser sur les études de l’administration américaine à propos de la guerre du Vietnam, laquelle offre un certain nombre de similitudes avec celle d’Algérie. La transposition des données d’outre-Atlantique à la guerre franco-algérienne est validée par les études effectuées à échelle réduite par plusieurs spécialistes, notamment Marie-Odile Godard, psychologue, auteur d’une thèse de doctorat sur les rêves et les cauchemars dus aux situations traumatiques collectives. […]
Sur quatorze anciens d’Algérie qu’a suivis cette clinicienne, deux seulement estiment n’avoir pas souffert de trouble majeur ou durable après leur retour. […]
Dans l’ensemble, les troubles des uns et des autres se sont atténués avec les années, mais ils ont réapparu, plus vivaces que jamais, à l’heure de la retraite. Aucun ne fait exception à la règle, souligne Mme Godard. « Quand ces hommes cessent de travailler, ils prennent le temps de réfléchir et dressent le bilan de leur vie. C’est alors qu’ils se rendent compte de ce qu’ils auraient voulu être, raconte-t-elle. Tous le disent : “J’aurais été autre chose s’il n’y avait pas eu l’Algérie”». Seuls avec leur souffrance, ces hommes qui avaient pensé il y a quarante ans que « ça allait passer » et qu’ils retrouveraient tôt ou tard leur personnalité « d’avant » se refusent aujourd’hui encore à consulter un psychiatre. « C’est bon pour les fous », estiment-ils. Ils gardent donc pour eux leurs cauchemars et leurs souvenirs obsédants : certaines visions d’horreur, des cris, un regard, une odeur… « On peut être gravement malade avec cela. Le rêve traumatique, par exemple, constitue un nouveau traumatisme pour celui qui l’éprouve. C’est une hallucination de l’horreur, la personne «est» à nouveau dans ce qui l’a traumatisée autrefois », insiste Marie-Odile Godard.
Médecin généraliste dans le Finistère et conseil de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (Fnaca) dans ce département, le docteur Jean-Louis Guéguen explique que, sur dix anciens d’Algérie qui auraient nécessité un soutien psychothérapeutique, deux seulement se sont laissé convaincre. Même constat du psychiatre Bernard Sigg, célèbre pour son opposition retentissante à la guerre d’Algérie en 1960. Aujourd’hui vice-président de l’Association républicaine des anciens combattants et victimes de guerre (ARAC), l’auteur du livre Le Silence et la Honte (Messidor) souligne que les anciens appelés préfèrent taire leurs angoisses. « Leur principal médicament, c’est l’alcool. L’alcool pour oublier la peur. La peur, toujours la peur. Je ne cesse d’entendre ce mot. » Peur des embuscades, peur du copain qu’on risque de découvrir horriblement mutilé, le sexe coupé et placé dans la bouche, mais peur aussi des supérieurs dans une ambiance permanente de stress et d’extrême violence, si ce n’est de sadisme, en particulier de la part des DOP (détachements opérationnels de protection), ces unités chargées de pratiquer la torture de façon « professionnelle » sur les prisonniers algériens. « Les appelés redoutaient les conséquences de leur résistance ou de leur refus, surtout à l’égard de la question de la torture, souligne Mme Godard. Tous, absolument tous, ont au minimum entendu ou vu pratiquer la torture. Leur grand drame, me disent-ils aujourd’hui, c’est de n’avoir pas su dire non à l’époque. D’avoir eu vingt ans et de n’avoir pas su réagir. »
[…]
- Extrait du discours d’ouverture du premier Congrès Franco-Algérien de psychiatrie (3-4 octobre 2003, Paris).
- Le texte de Gilbert Argelès est accessible dans son intégralité sur le site Médiapart : http://www.mediapart.fr/club/edition/les-sequelles-inconnues-de-la-guerre-dalgerie/article/100810/sur-les-troubles-psychique
- LEFEBVRE P., CROCQ L., SAUVAGET R., BERNOT P., SAVELLI A. (1986),
«Archives neuro-psychiatriques de la guerre d’Algérie: étude de 1280
dossiers de l’hôpital militaire de Constantine», Médecine et armées vol. 14, n°4, pp. 303-310. - Dire. Témoignages de salariés de Rhône-Poulenc Roussillon sur la guerre d’Algérie, par la commission culturelle du Comité d’établissement de Rhône-Poulenc Roussillon, Isère (auteur) ; éditeur : Comité d’établissement de Rhône-Poulenc ; janvier 1994.