Objectif de la nouvelle structure: lutter contre les discriminations.
par Blandine Grosjean, Libération, lundi 28 novembre 2005
Il y a plusieurs façons d’«être noir». Celle que revendique le tout nouveau président du Cran (Conseil représentatif des associations noires), Patrick Lozès, est fondée sur l’expérience commune de la discrimination. Il y aurait ainsi une communauté de vécu entre les Noirs de France, qu’ils soient antillais ou d’origine africaine, jeunes chômeurs des cités, fonctionnaires ou cadres supérieurs. Ce pharmacien, membre de l’UDF, revendiquait depuis longtemps « l’expression républicaine » de cette « spécificité ».
Samedi, une soixantaine d’associations se sont retrouvées à l’Assemblée nationale pour la constitution de cette première fédération de mouvements représentant le plus souvent des Africains et des Antillais, avec la présence notable d’Amitié judéo-noire. L’objectif du Cran est d’exprimer « le besoin de reconnaissance et de mémoire » lié à l’histoire de l’esclavage et du colonialisme. Il est aussi de lutter contre les discriminations « ethnico-raciales ». Le Cran a l’ambition de devenir l’interlocuteur des pouvoirs publics politiques et économiques. Il se veut apolitique, areligieux et dépassant les clivages d’origines nationales, « républicain », insiste Louis-Georges Tin. Cet universitaire, spécialiste des minorités, a apporté au Cran son expérience de la lutte contre l’homophobie qui s’est forgée par un travail commun entre associations.
Pour soutenir l’initiative, Patrick Lozès avait pris soin de s’entourer à la tribune de deux personnalités de «gauche», Stéphane Pocrain, ancien porte-parole des Verts, et Fodé Sylla, ancien président de SOS Racisme. La sénatrice de Guyane, Christine Taubira, avait fait part de son soutien. Il y avait aussi le chanteur Manu Dibango et le footballeur Basile Boli. « Les véritables enjeux, c’est comment trouver davantage de cohésion sociale en réintégrant dans le récit national et dans la communauté nationale des gens qui en sont aujourd’hui exclus de manière permanente parce qu’ils ont la peau noire », a expliqué Stéphane Pocrain. Avant toute chose, « il faut un bilan des discriminations ethnico-raciales. Nous organiserons un congrès sur ce thème au printemps, a posé Patrick Lozès. Il y a en France un décalage entre la réalité de la rue et ce qui se passe dans les institutions dirigeantes. On veut être noir et français, sans raser les murs », a-t-il poursuivi. Fodé Sylla a prévenu l’assemblée : « Il faut laisser les gens s’exprimer, sinon il y aura en France des Farrakhan [Louis Farrakhan, leader noir américain de la Nation de l’islam, accusé d’antisémitisme, ndlr]. Maintenant on en est encore à Martin Luther King. » Il y avait un absent de marque samedi, l’humoriste Dieudonné, qui incarne d’une façon beaucoup plus polémique le combat des Noirs de France.
Blandine Grosjean
Des associations noires créent une fédération
par Laetitia Van Eeckhout, Le Monde du 26 novembre 2005
Samedi 26 novembre, à l’Assemblée nationale, une cinquantaine d’organisations doivent lancer une Fédération des associations noires de France, pour » dire le besoin de reconnaissance, de mémoire » des citoyens qu’elles représentent et interpeller les pouvoirs publics. Pour Louis-Georges Tin et Patrick Lozes, respectivement présidents d’An Nou Allé (« Allons-y » en créole) et du Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France (Capdiv), et principaux instigateurs de cette initiative, il s’agit de faire évoluer » un véritable préjugé collectif national « .
Si elle se veut « politique », la Fédération ne revendique pas d’ancrage à gauche ni à droite. M. Lozes est membre de l’UDF et fut le candidat centriste dans la première circonscription de Paris aux élections législatives de 2002. M. Tin se dit proche de la gauche, alors que des personnalités comme Christiane Taubira, députée PRG de Guyane, ou Stéphane Pocrain, proche des Verts, soutiennent l’initiative.
« UNE ARMÉE POUR LA FRANCE »
» L’idée, affirme M. Tin, n’est pas d’être apolitique, mais d’être en dialogue avec tous les partis politiques. » La Fédération entend pousser les formations politiques à la réflexion avant la campagne présidentielle. » Pas un parti ne doit échapper à cet examen de conscience collectif sur la manière dont notre société discrimine « , insiste M. Lozes. » Dans le champ politique, il y a deux attitudes vis-à-vis de cette question : l’une relève du racisme classique reposant sur l’idée de supériorité de certaines races ; l’autre, antiraciste, nie les races mais, du coup, occulte l’existence de la question noire et débouche finalement sur des résultats relativement similaires. On ne peut réduire le problème des Noirs à une question socio-économique et nier sa dimension raciale« , relève M. Tin.
Pour « inacceptables » qu’ils soient, les propos d’Alain Finkielkraut publiés dans le quotidien israélien Haaretz 1 ne sont, pour les fondateurs de la Fédération, « pas surprenants ». Tout comme ceux tenus par l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse et certains responsables de la majorité, qui établissent un lien entre la polygamie et les dernières violences urbaines, ils » démontrent l’incompréhension et la méconnaissance des populations noires « , qui ne demandent » qu’à être agrégées, incluses dans la société française, et qu’à pouvoir se revendiquer Français et Noirs « .
Les instigateurs de la Fédération évoquent » l’émergence d’une conscience noire « . Bien que très actives sur le terrain, les associations sont longtemps restées muettes. Aujourd’hui, » le niveau de mal-être est tel qu’elles en viennent à exprimer les souffrances « , explique M. Lozes. » Peu présents jusqu’ici dans les discours sociaux, les Noirs apparaissent aujourd’hui, mais sous le sceau du stigmate, parce que leur expression devient un danger pour la bonne conscience postcoloniale « , relève M. Tin.
Christiane Taubira se félicite de l’initiative, qui » amplifie et rend plus crédible l’expression des associations « , selon la députée. Celle-ci met cependant en garde contre certains « dangers » : » C’est un sujet sur lequel il faut être à la fois audacieux et prudent, car il peut nous revenir en boomerang. Et il ne faut pas contribuer à des segmentations. »
Insistant sur le ressort « républicain » de la démarche, MM. Tin et Lozes refusent de se voir enfermés dans une rhétorique communautaire. » Nous voulons lever une armée pour la France et non contre la France. En posant la question noire, nous voulons prendre part, éclairer les débats sur l’état du pays « , justifie le président de Capdiv, qui s’interroge : » Où sont les grandes voix morales dans ce pays pour dénoncer les propos d’un Finkielkraut ? On ne peut laisser les Noirs seuls lui répondre. »
Laetitia Van Eeckhout
Louis-Georges Tin, à l’origine de la fédération, détaille ses motivations
par Didier ARNAUD, Libération le
27 novembre 2005
« Si on est conscient de son passé, on devient sujet de son avenir »
Louis-Georges Tin, 31 ans, est universitaire. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, il est maître de conférences de littérature française à l’université d’Orléans et président du comité Idaho, à l’origine de la Journée internationale de lutte contre l’homophobie, en mai dernier. Il est aussi à l’origine, avec Patrick Lozès (de l’association Capdiv), de la Fédération des Noirs de France, regroupement de plus de 56 associations, dont la création est entérinée ce samedi dans une salle de l’Assemblée nationale.
A quoi va servir cette fédération ?
Nous avons créé ce mouvement parce que les Noirs représentent le plus grand groupe social en France à ne pas être fédéré (plus de cinq millions de personnes). Entre les diverses origines et la multiplicité d’Etats, ces groupes sociaux dominés sont souvent divisés. Des tentatives de regroupement ont déjà échoué. De mauvaises langues ont dit qu’on n’arriverait pas à construire une fédération. On y est. Nous regroupons des Antillais, des Béninois, des Ivoiriens de France. Le mouvement pourrait s’appeler le Cran (Conseil représentatif des associations noires), parce que du cran, justement, il nous en faut…
Quelles sont vos chances de pérenniser ce mouvement ?
Il y a une urgence : les émeutes en banlieue, les hôtels sociaux qui brûlent. Il nous faut être le trait d’union entre des populations désespérées et des autorités négligentes, voire dédaigneuses. Nous ne sommes pas affiliés à un parti politique. Les partis doivent prendre en compte cette question noire. Nous allons poser des questions aux candidats, lors de la présidentielle. Nous voulons être un groupe de pression au sens classique, effectuer un travail républicain. Nous voulons développer la représentation politique, organiser des événements culturels comme par exemple un mois de la culture noire.
Votre démarche est-elle communautariste ?
Si on ne fait rien, on nous dit : «Vous êtes passifs et assistés.» Lorsqu’on agit, on nous dit : «Vous êtes communautaristes.» Je remarque que les gens qui se disent contre les communautés sont contre certaines communautés, et pas d’autres. Notre fédération est une tentative pour échapper à cette alternative. Nous inscrivons notre action dans le cadre légal de l’Assemblée nationale. On est tous communautaristes et universalistes. Aujourd’hui, à l’Assemblée, des personnalités comme Basile Boli, Manu Dibango, Stéphane Pocrain ou Fodé Sylla devraient nous épauler.
Quel lien faites-vous avec ce qui s’est passé en banlieue ?
Certaines associations et collectifs oeuvrent en banlieue. Il y a donc une représentation des quartiers dans notre fédération. Ce qui s’y est passé est frappant. Jusqu’à une certaine époque, les Noirs étaient invisibles dans les banlieues. On ne parlait que des Arabes et de l’islam. Et là, d’un coup, sont apparus comme maux la polygamie et l’éducation des enfants, stigmatisés par Hélène Carrère d’Encausse, et les Noirs racistes, avec Alain Finkielkraut (lire page suivante). Disons que madame Carrère d’Encausse a eu le mérite de voir qu’il y avait des Noirs, et le démérite de les injurier. Pour le mouvement des banlieues, il s’agit de jeunes qui, face à une violence sociale légale, répondent par une violence illégale. La violence de l’Etat est en sourdine : relégation sociale, immeubles déglingués. En France, il y a des bidonvilles. Aux Antilles aussi.
Certains pensent qu’il ne sert à rien d’évoquer la mémoire de l’esclavage.
C’est odieux de dire que vouloir connaître ce passé nous empêcherait de nous intégrer. On nous dit que cela va susciter un ressentiment actif et violent, que les enfants à qui on le rappelle vont détester la France. Il n’y a pas à transiger, le crime est là. On en parle trop ? On n’en a jamais parlé ! Des gens dont l’histoire ne s’enseigne pas sont forcés de se considérer comme des citoyens de seconde zone. On ne peut construire des citoyens sur la base de l’amnésie. Si on est conscient de son histoire, on peut devenir sujet de son avenir. L’école qui nous aurait restitué cette histoire-là serait peut-être davantage respectée.
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