Avant-propos
Le passé colonial constitue l’un des points de cristallisation de la réflexion fébrile qui s’est nouée çà et là autour de l’« identité nationale », au sein d’une société française éminemment diverse dans ses origines. Ainsi en atteste la virulence de certains débats récents sur loi du 23 février 2005 ou sur le « manifeste des « Indigènes de la République », autour des dangers de la « repentance » ou à propos des traumatismes laissés par l’esclavage… Or, on le pressent, les souvenirs de la colonisation ont laissé des traces fort inégales : l’Algérie y occupe une place centrale alors que des pans entiers de ce passé n’apparaissent plus qu’en demi-teinte – par exemple l’Indochine française – ou sombrent quasiment dans l’oubli – comme pour l’Afrique subsaharienne.
Le rejeu de mémoires souvent antagonistes braque donc à nouveau le projecteur sur un pan de l’histoire nationale un temps négligé. Cela ne peut que réjouir les historiens du fait colonial qui, généralement dans l’ombre, n’ont pourtant cessé de travailler ces questions depuis plusieurs décennies. Spécialistes de la « première » (16e-18e siècles) ou de la « seconde » colonisation (19e-20e siècles), historiens de l’Algérie, des Antilles, de l’Afrique, de l’Indochine, etc., ils ont réussi à accumuler une somme de connaissances approfondies sur l’impérialisme français, sur la diversité des sociétés colonisées et sur les réponses à la domination européenne. Ils ont également contribué à mettre en évidence la complexité d’un phénomène historique protéiforme et ambivalent.
Cependant, force est de constater que ces savoirs historiens se sont finalement peu ou mal diffusés hors des cénacles de spécialistes : le cloisonnement des domaines de compétence, ainsi que la faiblesse générale de la demande sociale sur les questions coloniales, ont durablement marginalisé les recherches en histoire de la colonisation. À partir des années 1960-70, la structuration des laboratoires autour d’« aires culturelles » a limité la recherche collective : l’Empire français s’était bien sûr étendu à tous les continents, mais les chercheurs, rattachés à tel laboratoire d’études « africanistes », « asiatiques » ou « maghrébines » ont peut-être parfois perdu de vue l’intérêt qu’il y avait à analyser la domination coloniale dans sa globalité.
L’actuel regain d’intérêt pour l’étude du fait colonial fournit donc l’occasion de renforcer le dialogue entre spécialistes de diverses « expériences » coloniales particulières, de rapiécer, dans le champ du savoir, les morceaux épars de l’Empire français – et ce, non pas dans la perspective de lever le « tabou colonial » qui pèserait sur la société française (tabou largement fantasmé), mais dans la volonté de diffuser auprès d’un large public des connaissances validées.
Les Mots de la colonisation française (19e–20e s.) se proposent donc de participer à ce chantier collectif déjà bien amorcé. Contrairement à un dictionnaire, cet ouvrage n’a pas de prétention à l’exhaustivité, mais il appelle à réfléchir au fait colonial français à partir d’une sélection – forcément réduite – de mots qui en ont tissé la trame. Dans l’esprit de la collection, nous avons choisi de « faire entendre » des vocables effectivement en usage à l’époque coloniale, si datés ou péjoratifs qu’ils puissent paraître aujourd’hui (« nègre », « race », « mission civilisatrice »…), mais également de mettre en évidence certains termes qui ont permis aux chercheurs de penser le fait colonial (« situation coloniale », « impérialisme»…). L’équilibre de ce petit lexique s’établit au carrefour de ces mots d’alors et de ces mots d’aujourd’hui, dans une réflexion sous-tendue par les débats historiographiques en cours.
Pour autant, aborder tous les aspects de la domination coloniale française des 19e et 20e siècles au gré d’une centaine d’entrées était un pari difficile, voire impossible. Si nous avons essayé de maintenir la balance entre les trois grands pôles de l’Empire colonial – le Maghreb, l’Indochine, l’Afrique –, ce choix nous a sans doute conduits à évoquer un peu vite les « vieilles colonies » ou les établissements français du Pacifique. En revanche, nous avons veillé à tenir à parts égales les approches relevant de l’histoire politique, économique et sociale, tout en réservant une place importante à l’histoire culturelle de la colonisation, chantier historiographique fort dynamique.
Puisse ce petit ouvrage fournir aux étudiants d’histoire, de science politique, de lettres (et de bien d’autres disciplines !), tout comme au public intéressé par ces questions, un outil de travail commode. Puisse-t-il aussi proposer un point d’entrée dans l’histoire contemporaine de la France, dont la dimension coloniale, loin de constituer un épiphénomène, fait partie intégrante de l’histoire nationale.
Sous la coordination de Sophie Dulucq, Jean-François Klein et Benjamin Stora, une équipe d’une quarantaine de spécialistes de la colonisation française a été mise à contribution pour la rédaction de ce livre. La longueur de la liste des contributeurs est un bon indice de la richesse, du dynamisme et du renouveau de l’histoire de la colonisation : Robert Aldrich, Pascale Barthélémy, Hélène Blais, Claude Blanckaert, Hubert Bonin, Bénédicte Brunet La Ruche, Jean-Pierre Chrétien, Alice Conklin, Henry Copin, Christine Deslauriers, Bernard Droz, Guy Durand, Jacques Frémeaux, Jean Fremigacci, Ruth Ginio, Odile Goerg, Philippe Haudrère, Daniel Hémery, Catherine Hodeir, Anne Hugon, Grégory Kourilsky, Hélène Lavois, Philippe Le Failler, Sarah Mohamed-Gaillard, Patrice Morlat, Aurélie Roger, Laurence Monnais-Rousselot, Nguyên Thê Anh, Philippe Papin, Claude Prudhomme, Alain Ruscio, Oissila Saaïdia, Francis Simonis, Emmanuelle Sibeud, Pierre Singaravélou, Marie-Albane de Suremain, Isabelle Surun, Frédéric Turpin, Frédéric Thomas, Pierre Vermeren, Laurick Zerbini.