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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024
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Les mineurs émeutiers jugés à Bobigny (93)

« La campagne électorale 2006-2007 ressemblera-t-elle à celle de 2001-2002 ? Ou bien sera-t-elle pire ? On peut aujourd’hui le craindre. Dans l’espace politique, nous risquons d’assister de nouveau à une surenchère sur le thème de la sécurité. C’est la stratégie du ministre de l’Intérieur et président de l’UMP, qui semble sans limite. Et qui l’est, de fait, dans son contenu, aucun des principes généraux qui fondent le droit français 1 n’échappant aux formules-chocs de sa vindicte punitive.» C'est ainsi que Laurent Mucchielli introduit le premier numéro de la revue du groupe Claris. Par la publication d'analyses rigoureuses et d'articles de réflexion, cette nouvelle revue Claris a pour ambition de diffuser une argumentation permettant de clarifier le débat public sur la sécurité et de contester le discours tout-répressif. Le premier numéro, intitulé JUSTICE DES MINEURS, EMEUTES URBAINES, est librement téléchargeable2. Nous reprenons ci-dessous un de ses articles, celui que Aurore Delon et Laurent Mucchielli3 ont consacré aux « mineurs émeutiers jugés à Bobigny».

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La méthodologie de la recherche

Le département de la Seine-Saint-Denis a été au coeur des émeutes de novembre 2005. Le
tribunal de Bobigny a ouvert ses portes à deux chercheurs, qui présentent ici les premiers résultats de leur travail. La recherche comprend deux volets.

En premier lieu, l’analyse du profil des mineurs émeutiers jugés en Seine-Saint-Denis (93) a été effectuée à partir de la liste fournie aux chercheurs par le SEAT (Service Éducatif Auprès du Tribunal), après autorisations préalables du Président du tribunal de grande instance et du président du tribunal pour enfants, sous condition de suppression de toutes les informations qui pourraient permettre d’identifier les personnes1. Cette liste concerne 86 mineurs (impliqués dans 55 affaires) déférés par le parquet devant les juges des enfants après leur interpellation et leur placement en garde à vue, entre le 31 octobre 2005 et le 11 novembre 2005 inclus. Ces mineurs ne constituent pas à eux seuls l’ensemble de ceux qui ont jugés à Bobigny dans le cadre des émeutes de novembre 2005. D’autres ont été convoqués pour mise en examen dans les semaines suivantes dans le cadre de la
procédure de convocation par officier de police judiciaire.

En second lieu, au moment où nous avons clos cette recherche (avant l’été 2006), 19 affaires avaient été définitivement jugées. Nous avons dépouillé l’intégralité des 16 dossiers consultables, dans le but d’une part de vérifier et d’approfondir l’analyse du profil des émeutiers, d’autre part et surtout d’analyser leur traitement policier et judiciaire, depuis l’interpellation jusqu’au jugement. Ces 16 dossiers impliquent 25 mineurs. Enfin, pour compléter cette analyse du traitement pénal des mineurs, des entretiens approfondis ont été réalisés avec le président du tribunal pour enfants ainsi qu’avec deux juges des enfants particulièrement concernés par ces affaires.

1) Les caractéristiques démographiques des mineurs : sexe, âge et origine « ethnique »

A partir des prénoms et des noms des mineurs poursuivis (et au besoin à l’aide d’autres
informations contenues dans les dossiers), nous avons pu déterminer d’abord leur sexe et, dans 81 des 86 cas (soit 94 % des situations), leur « origine » 2.

Première information importante : les émeutiers sont tous, sans exception, des garçons. A l’heure où une supposée « montée de la délinquance des filles » questionne régulièrement les médias, la radicalité de ce constat mérite d’être soulignée.

Plus délicate à manier est la question de « l’origine » (généralement qualifiée d’« ethnique » dans le débat public). Deux constats s’imposent ici. Le premier est que, même s’ils ont dans 92 % des cas la nationalité française, qu’ils sont dans environ 90 % des cas nés en France et résidents en France depuis leur naissance, 84 % des mineurs déferrés ont des noms et prénoms à consonance étrangère. Ceci confirme un fait bien connu et que personne ne conteste : le fait que l’émeute est une forme d’action largement caractéristique des jeunes dits « issus de l’immigration », ces derniers étant par ailleurs souvent largement majoritaires dans l’ensemble de la jeunesse des quartiers émeutiers. Ceci étant dit, un second constat s’impose si l’on tente de préciser la géographie de ces « origines » : plus de la moitié du
total des jeunes déferrés (45 sur 81, soit 55,5 %) ont des noms à consonances spécifiquement maghrébines
. Et si l’on observe uniquement ceux ayant des noms à consonance étrangère, le groupe « maghrébin » représente environ les deux tiers. Les jeunes issus des immigrations d’Afrique sub-saharienne représentent quant à eux 23,5 % de l’ensemble des mineurs déferrés et 28 % du sous-groupe dont les noms ont des consonances étrangères3. Les jeunes « d’origine maghrébine » sont donc presque deux fois et demi plus nombreux que les jeunes « d’origine africaine sub-saharienne ».

Ce second constat est beaucoup plus novateur et il amène à contester fortement certaines idées quelques peu xénophobes émises pendant ou après les émeutes dans le débat public, en particulier le lien que d’aucuns voulurent établir entre les émeutes et la polygamie de familles originaires d’Afrique noire. L’étude des situations familiales des émeutiers jugés le confirmera dans un instant. En outre, dans le débat cette fois strictement scientifique, ce constat infirme l’hypothèse d’un lien déterminant entre les émeutes et les familles très nombreuses originaires d’Afrique noire4. Le fait existe, on y reviendra, mais de manière relativement marginale dans le département que nous étudions.

Considérons enfin l’âge des auteurs poursuivis, qui a parfois donné lieu à des propos
catastrophés sur le rajeunissement constant des auteurs de « violences urbaines », certains commentateurs évoquant des émeutiers de 11-13 ans5. Ce n’est pas ce qui ressort de l’analyse des mineurs déferrés en Seine-Saint-Denis. Parmi eux, un tiers avait moins de 16 ans au moment des faits
et les deux tiers avaient entre 16 et 18 ans. Plus précisément encore, moins de 10% d’entre eux n’avaient pas atteint l’âge de 15 ans et, a contrario, près de la moitié (45,3%) avaient plus de 17 ans. Ainsi, même si de jeunes adolescents ont été interpellés et déferrés, les émeutiers poursuivis pour des faits délictuels sont donc majoritairement de grands adolescents, âgés pour la plupart de plus de 16 ans.

2) Parcours scolaires et situation familiale

Le document établi par le SEAT ne permet pas de connaître précisément les parcours scolaires et les situations familiales des 86 déferrés. Par contre, l’analyse des jugements prononcés à l’encontre de 25 d’entre eux apporte de nombreuses précisions.

Les émeutiers jugés sont, dans plus de 80 % des cas, scolarisés. La plupart sont encore au collège ou bien en formation professionnelle (BEP-CAP), les plus âgés en lycée professionnel. Un seul émeutier jugé est en lycée général. Dans la moitié des cas, il ont redoublé au moins une fois au cours de leur scolarité. Deux cas présentent une situation d’absentéisme chronique. Les 20 % restants sont constitués par un apprenti, un employé à temps partiel et deux inactifs sortis de l’école sans aucun diplôme. En résumé, il s’agit donc majoritairement d’une population fragile sur le plan scolaire, orientée massivement vers les filières professionnelles, à quoi s’ajoute une minorité de mineurs déjà ou en cours de sortie du système scolaire sans perspective d’insertion professionnelle.

Sur le plan familial, les dossiers permettent de renseigner à la fois le niveau économique de la famille, la forme familiale (couple parental marié, divorcé, veuvage, etc.) et, dans certains cas, l’intensité des liens familiaux. Sur le premier point, l’impression d’ensemble qui domine est celle de la précarité socio-économique. Dans 4 familles seulement les deux parents travaillent. Dans 13 autres cas, seul l’un des parents travaille. Dans les 5 cas connus restants, aucun des parents ne travaille et l’un des deux au moins connaît de graves problèmes de santé. Sur les 17 cas où un des deux parents au moins travaille, un seul parent exerce un emploi de cadre, les 16 autres sont ouvriers ou employés, la plupart dans des fonctions non qualifiées situées au plus bas de l’échelle professionnelle (serveur,
agent de sécurité, éboueur, agent d’entretien, agent d’accueil, chauffeur-livreur, peintre en bâtiment). Quant à la forme de la famille, sur les 22 cas connus, la moitié (11) sont des couples mariés stables, 4 sont des couples divorcés ou séparés mais conservant d’après les éducateurs des liens de proximité entre eux et avec leurs enfants, 3 sont des cas de divorces ou séparations avec, au contraire, perte des liens entre les enfants et le parent parti, 2 cas sont des familles recomposées et enfin 2 cas sont des mères isolées suite au décès du père. Notons aussi que l’on ne relève qu’un seul cas de polygamie sur
les 22 situations étudiées en détail. Enfin, quant à la taille des familles, les 22 cas se décomposent en 10 familles nombreuses (trois ou quatre enfants), 7 familles très nombreuses (cinq enfants ou plus), 2 familles « standard » (2 enfants) et 2 familles à enfant unique. Pour revenir au débat évoqué plus haut, les 7 familles très nombreuses sont bien d’origine sub-saharienne, mais l’on voit de nouveau qu’elles sont nettement minoritaires dans l’ensemble des dossiers.

En synthèse, les divorces, les remariages et les décès prématurés existant dans tous les milieux sociaux, et les familles nombreuses caractérisant de manière générale les milieux populaires, l’impression d’ensemble qui se dégage de ces dossiers est celle de familles dont la principale caractéristique est leur très fréquente situation de précarité socioéconomique.

3) Infractions poursuivies et antécédents judiciaires

C’est sans surprise que l’on constate d’abord la nature des infractions poursuivies par la police dans les 55 affaires concernant les 86 mineurs, sachant que les affrontements avec la police et les incendies (de biens privés ou publics) constituent les deux principaux registres d’action collective des émeutiers. Ces infractions poursuivies sont dans environ 62 % des cas des dégradations, destructions, incendies volontaires, détention de substances incendiaires, ou bien encore « associations de malfaiteurs » en vue d’une dégradation, d’un incendie, etc. Et dans environ 35 % des cas, il s’agit d’outrages, rébellion ou violences envers « personnes dépositaires de l’autorité publique », c’est-à-dire les policiers. Une précision importante doit être faite : aucune de ces violences envers les policiers n’a
occasionné de blessure physique nécessitant un arrêt de travail.

Passons maintenant à la « fameuse » question des antécédents. Les émeutiers étaient-ils des délinquants et, conséquemment, les émeutes peuvent-elles être rabattues sur un simple genre particulier de délinquance ou de « violence urbaine » (selon l’expression d’origine policière devenue courante dans le débat public) ? On se souvient que le ministre de l’Intérieur avait déclaré devant l’Assemblée nationale que « 75 à 80 % » des émeutiers étaient des délinquants bien connus et que ces émeutes traduisaient ainsi « la volonté de ceux qui ont fait de la délinquance leur activité principale de résister à l’ambition de la République de réinstaurer son ordre, celui de ses lois, dans le territoire » 6. Et la version du ministère de l’Intérieur ne variera pas par la suite, malgré les démentis apportés par plusieurs parquets et par un des propres services du ministère de l’Intérieur : les Renseignements Généraux7

Au terme de l’examen des antécédents des 86 mineurs émeutiers déferrés, il apparaît d’abord que la justice les connaissait déjà dans une petite moitié des cas (41 cas, soit 48 %). Ceci divise déjà par presque deux l’estimation du ministre de l’Intérieur. Ensuite, l’on doit se demander à quel titre ces mineurs étaient déjà connus : au titre de la délinquance ou bien au titre de la protection de l’enfance ? Il apparaît alors qu’environ un tiers de ces 41 mineurs avaient fait l’objet d’une mesure d’assistance éducative sans relation avec la commission d’un acte délinquant. Ainsi, les mineurs déjà connus de la justice pour des actes délinquants ne représentent en définitive que un tiers (34 %) de l’ensemble des mineurs déferrés à Bobigny à la suite des émeutes. En outre, la plupart d’entre eux avaient fait l’objet de mesures de liberté surveillée et de réparations, ce qui laisse supposer une faible gravité d’infractions. L’analyse des 16 affaires jugées indique qu’il s’agit essentiellement de vols et de dégradations (avec seulement deux cas de violences physiques sur les 16 dossiers).


En résumé, les émeutiers déferrés à Bobigny :

  1. sont tous des garçons
  2. sont majoritairement « d’origine étrangère », et principalement maghrébine
  3. ont pour la plupart entre 16 et 18 ans
  4. sont fragiles sur le plan scolaire
  5. sont issus de familles stables mais précarisées sur le plan socio-économique
  6. n’étaient pas des délinquants déjà connus pour la plupart d’entre eux

4) Le traitement judiciaire des mineurs émeutiers : premières décisions

Parvenus à ce stade de l’analyse, il faut maintenant aborder la question du traitement judiciaire de ces émeutiers, dans un débat public marqué par les accusations de « laxisme » régulièrement lancées à l’adresse des magistrats, et ici des juges des enfants. Notre analyse se concentrera ici sur les 16 affaires impliquant 25 mineurs. Mais avant d’en venir aux résultats de cette analyse, dans un débat marqué aussi par la méconnaissance fréquente des règles de procédure pénale, il importe de rappeler brièvement le fonctionnement de la justice des mineurs.

Lorsqu’un mineur est interpellé, placé en garde à vue et mis en cause pour la commission d’un ou plusieurs actes délinquants, la police (ou la gendarmerie) saisit le parquet (généralement un Substitut du Procureur chargé des mineurs). C’est ce dernier qui juge de l’opportunité des poursuites et de l’orientation qu’il convient de donner à l’affaire. Quatre choix s’offrent à lui : le classement sans suite (généralement faute de preuves), l’orientation vers la « troisième voie » (médiation, réparation, rappel à la loi), la saisine du juge des enfants ou bien, dans les cas les plus graves, la saisine d’un juge d’instruction. En outre, si l’affaire lui paraît grave et qu’il n’existe pas d’autre moyen de « faire cesser
les troubles causés par le mineur », le substitut peut vouloir le placer en détention provisoire. Il doit alors le requérir auprès du juge pour enfant de permanence qui saisit à son tour le juge des libertés et de la détention (JLD), ce dernier pouvant seul ordonner la mise en détention provisoire. Enfin, pour les mineurs déjà connus de la justice, le parquet peut aussi passer par la procédure à délais rapprochés pour obtenir le jugement devant le tribunal des enfants dans un délai de 10 jours à 1 mois pour les mineurs de plus de 16 ans (et jusqu’à 3 mois pour les moins de 16 ans). Et, en attendant le jugement, le juge des enfants peut décider une détention provisoire pour les mineurs de plus de 16 ans ou un contrôle judiciaire assorti d’un placement en Centre éducatif fermé pour les moins de 16 ans.

Dans notre échantillon, le parquet a demandé une mise en détention provisoire dans 9 cas (soit environ 10 % de l’ensemble). A l’examen de ces cas, il apparaît que c’est moins la nature et la gravité de leurs actes que leurs antécédents judiciaires qui les spécifient : il s’agit dans la plupart des cas de jeunes qui étaient en liberté surveillée au moment des faits. Toutefois, en bout de course, le juge des libertés et de la détention n’a été saisi qu’une fois pour ordonner un mandat de dépôt, concernant le seul mineur de l’échantillon pourvu d’un lourd passé judiciaire, notamment pour des faits de violence graves.

Lors de la première comparution, le juge des enfants doit d’abord décider du statut juridique sous lequel le mineur sera poursuivi désormais. S’il existe contre le mineur « des indices graves et concordants de participation à des faits susceptibles de constituer une infraction », le juge va le mettre en examen. C’est le cas dans 60 % des affaires que nous suivons. Si par contre ces indices ne sont pas suffisamment réunis dans le dossier constitué par la police et que la culpabilité du mineur est seulement possible ou vraisemblable, le juge lui donnera le statut de « témoin assisté ». C’est le cas dans les 40 % restants. Ce premier partage est en réalité décisif car nous verrons que, au final, tous
les « témoins assistés » bénéficieront d’un non-lieu faute de preuves. On comprend ici que le juge est en réalité dépendant de la qualité des preuves rassemblées par les policiers et que ses éventuelles décisions d’abandon des poursuites ne relèvent pas de son bon vouloir personnel mais de l’application des règles de droit.

Ensuite, le juge pour enfant peut décider de mesures provisoires à exécuter le temps que l’affaire soit instruite et aboutisse au jugement. Pour 18 des mineurs mis en examen (soit environ 20 % de l’ensemble des déferrés et 36 % des mis en examen), le juge pour enfant de permanence a ordonné une mesure provisoire. Ces mesures ont été : 9 réparations, 3 investigations d’orientation et d’éducation, 4 mises sous liberté surveillée préjudicielle, 1 placement provisoire en foyer et 1 contrôle judiciaire.

5) La qualité souvent problématique des procédures policières

Que sont ensuite devenus ces mineurs mis en examen ou convoqués en tant que témoins
assistés ? De nouveau, pour le comprendre, il faut examiner les dossiers en commençant par le début, à savoir les procédures policières dont les juges pour enfants héritent et sont en réalité dépendants du début à la fin de leur travail pour une raison simple : la nécessité de fonder des accusations sur des preuves établies dans le respect des règles de droit.

Les 16 affaires sont poursuivies par la police pour les infractions suivantes : 9 infractions contre « personnes dépositaires de l’autorité publique » (dont 7 violences, 1 outrage et 1 rébellion), 1 violence contre un agent de sécurité privée, 3 destructions ou tentatives de destructions, 2 détentions de substances incendiaires et 1 « association de malfaiteurs » en vue d’une destruction. Le contenu des dossiers est assez répétitif : les policiers déclarent avoir vu le ou les mineurs en train de commettre, ou tenter de commettre, le délit, le plus souvent des jets de projectiles contre les forces de l’ordre ou des incendies. Par ailleurs, dans 13 des 16 dossiers, tous les mineurs ou une partie d’entre eux habitent la commune où l’infraction a été constatée, ce qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle
les émeutiers étaient particulièrement mobiles géographiquement et organisaient leur action à l’extérieur de leur quartier
.

Intéressons-nous à présent aux conditions des interpellations. Dans 12 des 16 affaires, les mineurs ont été arrêtés moins d’une demi-heure après la commission de l’infraction (dans quelques affaires, elle a même eu lieu quasiment en flagrant délit), le plus souvent à l’issue d’une course poursuite. Ceci pose un premier problème car, à la lecture des procès-verbaux, on constate que de nombreuses personnes étaient en réalité souvent présentes sur les lieux des infractions et on comprend que les policiers n’ont pu en interpeller qu’un petit nombre, et pas nécessairement les auteurs principaux des infractions constatées. Pour le dire simplement, l’impression d’ensemble est que les
policiers ont souvent attrapé ceux qui couraient moins vite que les autres
. Dans les 4 affaires restantes, les interpellations ont eu lieu plus tardivement, le lendemain des faits dans deux cas, 3 jours et 10 jours plus tard dans les deux derniers cas. Dans 2 cas, la preuve est constituée par le fait que la victime (un policier et un agent de sécurité) déclare avoir reconnu dans la rue le ou les auteurs. Dans le troisième cas, la preuve provient d’un enregistrement par une caméra de vidéosurveillance, et dans le dernier
elle provient d’une dénonciation par d’autres jeunes interpellés que les policiers ont finalement considéré comme des témoins et relâché après leur garde à vue. Reste donc que, dans 12 des 16 affaires, et pour 20 des 25 mineurs poursuivis, l’interpellation a eu lieu moins d’une demi-heure après la commission des faits, « dans le feu de l’action » si l’on peut dire, ce qui explique que la preuve se limite le plus souvent aux déclarations d’un ou plusieurs policiers.

Le problème se renforce lorsque, de manière assez compréhensible compte tenu du contexte concret (les faits se déroulent dans la pénombre, dans le vacarme des cris des uns et des autres, dans une grande tension et sous le coup d’émotions diverses – peur, colère, etc. –, dans des enchaînements de séquences d’action très rapides mettant aux prises plusieurs groupes de jeunes et plusieurs groupes de policiers), ces déclarations policière sont parfois imprécises voire contradictoires. Témoin, par exemple, cette
affaire dans laquelle deux unités de police différentes ont procédé ensemble aux interpellations. Chaque unité déclare qu’elle poursuivait 3 jeunes pour les mêmes faits, or ce sont 6 mineurs qui se retrouvent mis en cause. En réalité, les témoignages des policiers ne concordent pas. De plus, il semble que les policiers du premier groupe aient décidé de poursuivre les 6 jeunes lors même que certains d’entre eux étaient innocentés par leurs collègues du second groupe. Lors de l’entretien qu’il nous a accordé, le magistrat qui a suivi ce dossier évoquera sans détour ce problème et estimera que
les policiers avaient tellement de difficultés à interpeller les petits groupes de jeunes les caillassant qu’ils ont parfois appréhendé tous ceux qu’ils pouvaient attraper, y compris des jeunes n’ayant été que les spectateurs passifs des agissements de leurs copains du quartier.

Une autre des affaires étudiées illustre jusqu’à la caricature ce côté quelque peu improvisé des procédures policières et explique directement le non-lieu qui sera prononcé par le juge. Ce dernier relève en effet que les fonctionnaires de police affirment avoir arrêté en flagrant délit un mineur mettant le feu à un véhicule, les procès-verbaux confirmant à plusieurs reprises l’heure exacte des faits. Or, les services municipaux ont enregistré de leur côté le fait que, à l’heure dite du supposé flagrant délit, le véhicule avait été enlevé de la voie publique depuis plusieurs heures. Ainsi, le mineur interpellé s’est peut-être rendu coupable d’un incendie volontaire, mais certainement pas de celui qui lui est reproché dans la procédure policière.

A la lecture de certains dossiers, l’impression se dégage également que les policiers ont parfois cherché à « charger la barque ». Ceci explique que, dans un quart des affaires jugées, la qualification des faits finalement retenue par le juge diffère de la qualification initialement donnée par les policiers. C’est ainsi que plusieurs jets de pierre ou de projectiles divers que les policiers poursuivaient comme des « violences volontaires avec arme par destination, en réunion, sur agent de la force publique » ont été requalifiés par le juge, qui ne les a donc pas suivis 8.

Enfin, le problème se complique encore davantage lorsque le juge comprend, à la lecture de l’ensemble des pièces du dossier et en auditionnant les mineurs, que les conditions de leurs interpellations posent parfois des problèmes de déontologie de l’action policière, c’est-à-dire lorsqu’il peut fortement soupçonner des violences illégitimes. Témoin, par exemple, cette affaire dans laquelle les 3 mineurs poursuivis décrivent tous les violences dont ils ont fait l’objet lors de l’interpellation : l’un aurait été frappé à coups de pieds alors qu’il était à terre et menotté, le second se serait fait « marcher dessus » dans les mêmes circonstances, enfin le troisième a bel et bien été emmené à l’hôpital pour la pose d’une attelle suite aux coups reçus. Dans le même dossier, il est à noter également que l’avocat d’un des mineurs a fait une demande de nullité car les parents n’ont pas été prévenus, ainsi que la loi l’exige pourtant. Dans la plupart de ces affaires, les mineurs poursuivis sont des mineurs déjà connus de la justice et donc, en amont, de la police. On peut donc soupçonner l’existence d’un contentieux parfois ancien entre ces jeunes et les policiers. On imagine également sans difficulté l’état de stress des policiers engagés en première ligne durant les émeutes. Mais ceci ne saurait faire oublier le droit fondamental des personnes interpellées à ne pas subir de violences au-delà de l’usage de la force strictement nécessaire à leur interpellation.

6) Les jugements finalement prononcés

Ainsi, avant d’aborder la nature des décisions rendues, il importait de souligner la grande faiblesse de la plupart des dossiers transmis par les policiers aux magistrats. Lorsque les auteurs reconnaissent les faits (ce qui est le cas dans 5 des 16 affaires) et/ou qu’il existe des preuves matérielles de leurs actes délinquants (ce qui n’est le cas que dans 2 affaires avec un enregistrement d’une caméra de vidéosurveillance dans un cas, la possession d’un
cocktail molotov dans l’autre), les magistrats n’ont aucun scrupule à prononcer les sanctions prévues par la loi. Mais lorsque l’accusation repose uniquement sur le fait qu’un ou plusieurs policiers déclarent avoir vu, de loin et de nuit, des jeunes commettre des délits, sa décision est beaucoup plus délicate. A fortiori lorsque les procédures policières sont entachées de contradictions, d’invraisemblances factuelles voire d’erreurs de procédures et de manquement à la déontologie.
Dans ces conditions, on comprend mieux la nature des décisions finalement prises par les magistrats.

Avant de les examiner, un dernier rappel de l’état du droit est nécessaire. Tout d’abord, à l’issue de l’information ouverte contre un mineur, le juge des enfants a trois options devant lui : en premier lieu, il peut rendre sans audience une ordonnance de non-lieu après avoir sollicité les réquisitions du parquet, en second lieu il peut statuer en Chambre du conseil et prononcer soit une relaxe si l’infraction n’a pas été établie, soit prononcer une admonestation, un liberté surveillée ou une mesure de réparation, soit prononcer une dispense de peine si la culpabilité est établie mais que le mineur a réparé le préjudice causé, en troisième lieu il peut renvoyer le mineur devant le tribunal des enfants qui, à son tour, peut soit prononcer une relaxe, soit condamner le mineur de plus de 13 ans à suivre une mesure éducative (liberté surveillée, mise sous protection judiciaire ou encore placement dans un foyer), à effectuer un Travail d’intérêt général, à effectuer une réparation, à payer une amende ou enfin à effectuer une peine d’emprisonnement (assortie ou non d’un sursis simple ou d’un sursis avec mise à l’épreuve). A ces trois possibilités correspondent trois formes de jugement et trois degrés de solennité. Ensuite, il ne faut pas oublier que le juge des enfants avait pu ordonner une mesure provisoire dès la première comparution du mineur. Et, dans la mesure où le délai de jugement des affaires est important (5 mois en demi dans notre échantillon, jusqu’à un an pour d’autres), le jugement final peut s’abstenir de nouvelle sanction si le mineur a correctement effectué la mesureprovisoire.

Venons-en enfin aux jugements prononcés (dont l’annexe reproduit le détail). Sur les 16 affaires jugées, 8 non-lieux ont été prononcés par simple ordonnance du juge des enfants faute de preuves, s’agissant de tous les cas de mineurs comparaissant en tant que témoins assistés. Ensuite, 5 relaxes ont été prononcées par le tribunal des enfants qui, à son tour, à l’issue du débat contradictoire, n’a jugé les preuves suffisantes. Par ailleurs, trois mineurs (l’un de 16 et deux de 15 ans) impliqués dans une affaire ont été convoqués par le juge des enfants, reconnus coupables mais dispensés de peines dans la mesure où ils ont reconnu les faits, exprimé leurs regrets et surtout correctement effectué la mesure provisoire (une réparation supervisée par les éducateurs de la PJJ) ordonnée lors de leur première comparution. Enfin, deux mineurs, dans deux affaires différentes, ayant tous deux des antécédents judiciaires, ont été condamnés à des peines de prison. Dans le premier cas, le mineur, qui était jugé pour deux infractions distinctes, a été condamné pour la première à une peine d’emprisonnement de 3 mois avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve de deux ans ainsi que d’obligations de suivre une formation professionnelle et d’effectuer un bilan psychologique. Pour la deuxième infraction, le mineur et ses parents ont aussi été condamnés à payer 500 euros de dommages et intérêts à la victime. Et, dans le second cas, le mineur au lourd passé judiciaire et à la situation familiale et sociale la plus désastreuse, qui avait déjà effectué 4 mois de détention provisoire, a été condamné à 5 mois de prison dont 4 avec sursis simple.

Conclusion : la justice des mineurs est-elle « laxiste » ?

A l’étude de cette recherche et au regard de tout ce que nous pouvons savoir par ailleurs des émeutes de novembre 2005, un regard d’ensemble peut être proposé au débat, qui replace la question posée (qu’a fait la justice ?) dans son contexte global.

La mort de deux adolescents (et les blessures graves d’un troisième) dans un transformateur EDF, après une course-poursuite avec des policiers, le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-bois dans le quartier du Chêne pointu, a déclenché une émeute locale. Le tir d’une grenade lacrymogène contre la mosquée de Clichy-sous-bois, trois jours plus tard, et le contenu de la communication du ministère de l’Intérieur sur ces deux événements (visant à exonérer les forces de l’ordre de toute responsabilité dans les deux cas, refusant par là même d’accorder le statut symbolique de victimes aux familles et aux populations concernées) a sans doute contribué à l’extension géographique des émeutes. Dans une deuxième phase, celles-ci se sont étendues à d’autres villes de la région parisienne. Puis, à partir du 3 novembre, le mouvement s’est étendu à de très nombreuses villes de province. C’est probablement à partir de ce moment-là que les policiers et gendarmes mobilisés ont reçu l’ordre de procéder au maximum d’interpellations. A Bobigny, 73 % des mineurs émeutiers ont été déferrés entre le 4 et le 8 novembre.

Dans ce contexte, les policiers présents sur le terrain (Sécurité publique et CRS) ont fait ce qu’ils pouvaient, de nuit, dans le stress et dans la cohue générale, face à des petits groupes nombreux et très mobiles dans leurs quartiers, au milieu d’un nombre plus grand encore d’adolescents et de jeunes adultes spectateurs des événements. Ils ont souvent attrapé ceux qui couraient moins vite, pas nécessairement les plus actifs et les plus aguerris des émeutiers, quelques fois des jeunes qui n’avaient rien fait, dans des conditions parfois abusivement violentes. Les procédures qu’ils ont dressées ensuite manquent cruellement de preuves et sont même parfois irrecevables juridiquement.

Dans ces conditions, l’accusation de laxisme lancée à la justice repose d’abord sur la
méconnaissance des règles de procédure pénale qui fondent l’état de droit et la démocratie. Il ne suffit pas qu’un ou plusieurs policiers déclarent avoir aperçu de loin un jeune leur jeter une pierre ou bien mettre le feu à une voiture pour que la justice condamne automatiquement ce jeune, a fortiori à des peines de prison ferme. La mission de la justice, en particulier la justice des mineurs, ne consiste pas seulement à sanctionner des actes, mais aussi à prendre en compte des personnalités et des environnements familiaux, scolaires et sociaux, dans le but de déterminer la sanction qui sera la plus efficace pour faire prendre conscience au jeune de la nature et de la portée de ses actes, afin qu’il ne les réitère pas. Dans le contexte des émeutes, face à des procédures policières particulièrement fragiles, dans le respect des règles qui fondent l’état de droit et la démocratie, les juges ont fait leur travail. Ils ont relaxé la plupart des jeunes faute de preuves, ils ont condamné à des peines réparatrices ceux qui avaient commis des actes peu graves et qui n’avaient pas de passé judiciaire, et ils ont condamné à des peines de prison ceux qui étaient des délinquants récidivistes et avaient commis les actes les plus graves. Dans tout cela, l’on ne voit nul laxisme.

Rappelons enfin que le tribunal de Bobigny, aujourd’hui sous les feux des critiques des syndicats de police et du ministre de l’Intérieur, est en réalité celui qui, en France, depuis une quinzaine d’années, a été pionnier dans la mise en place des procédures visant à accélérer le traitement des mineurs délinquants, intensifiant notamment la pratique du déferrement là où d’autres parquets utilisent davantage des procédures moins rapides dans le but de pouvoir examiner la situation des mineurs dans de meilleures conditions. Par conséquent l’on voit mal ce que les magistrats pourraient faire de plus, sauf à vouloir entrer dans une justice d’urgence et d’abattage où l’on ne jugerait plus que des actes (et non des personnes), sur des preuves de plus en plus faibles et au mépris des droits de la
défense. Une certaine logique punitive s’en trouverait confortée, mais certes pas la démocratie.

Aurore Delon et Laurent Mucchielli

Claris, octobre 2006
  1. Le document initial fourni par le SEAT a été légèrement modifié au cours de la recherche. En effet, il a été possible de vérifier la côte de chacune des affaires ainsi que le nombre d’auteurs impliqués. Ainsi, un auteur présumé avait été « oublié » sur la liste originale.
    Autre exemple : l’âge des mineurs au moment des faits reprochés a été vérifié à partir de leur date de naissance, ce qui a permis de corriger certaines informations du document initial.
  2. Cette méthode est de plus en plus utilisée dans les recherches sociologiques (cf. par exemple H. Lagrange, De l’affrontement à l’esquive, Paris, Syros, 2001 ; ou encore G. Felouzis, F. Liot, J. Perroton, L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Paris, Seuil, 2005). Son emploi se justifie par le constat indéniable que les origines constituent des catégories couramment utilisées par les acteurs sociaux, aussi bien ceux qui parlent des jeunes que les jeunes eux-mêmes.
  3. Les autres jeunes ont des noms qui indiquent une origine dans les pays de l’Est ou la péninsule ibérique.
  4. Hypothèse émise notamment, au terme d’un travail statistique se situant à l’échelle des communes, par H. Lagrange, La structure et l’accident, in H. Lagrange, M. Oberti, Émeutes urbaines et contestations. Une singularité française, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 108-109.
  5. Par exemple le maire d’une commune touchée par les émeutes dans le Val d’Oise, dans son bulletin municipal, se référant aux déclarations du préfet lors d’une réunion des maires du département (Violences urbaines. Les maires témoignent, Paris, Association des maires d’Ile-de-France, 2006, p. 104).
  6. AFP, 15 novembre 2005.
  7. Cf. L. Mucchielli, V. Le Goaziou, dir., Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2006, p. 17-18.
  8. Au passage, signalons que cette qualification est loin d’être négligeable dans le cours de la procédure. Le fait de « charger la barque » du côté policier a aussi une fonction pratique assez claire : en proposant au parquet une qualification disproportionnée par rapport aux faits réels, les policiers visent aussi parfois à obtenir la prolongation de la garde à vue qui ne peut excéder 24 heures sans l’aval du substitut des mineurs. Le non-respect de cette règle de procédure entraînera du reste le non-lieu prononcé au final dans l’une des affaires qui nous occupe.
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