Janoé Vulbeau est chercheur en sciences sociales et danseur hip-hop et contemporain. Spécialisé dans les sciences politiques, l’histoire et la sociologie, il s’est formé à l’école du Ballet du Nord (CCN) de Roubaix et réalise actuellement une thèse consacrée aux politiques urbaines. Soucieux de mêler ses différentes pratiques, il s’est engagé depuis cinq ans dans des projets liant la performance aux sciences sociales. Il a travaillé avec les compagnies Edges, Farid’O ou Melting Spot. Il s’est par ailleurs investi dans des ateliers artistiques avec des écoles ou des centres sociaux notamment en collaboration avec le rappeur Mwano et la danseuse Zoranne Serrano dans le cadre d’un CLEA orchestré par le CDCN Le Gymnase. Janoé a créé avec ces derniers au sein de la Générale d’Imaginaire Vi(d)e-Quartiers et le Goût de la Ville, deux spectacles qui interrogent la ville à partir de ses travaux de thèse, de la danse et du rap. Il est notamment l’auteur de plusieurs articles sur l’histoire des migrations et d’histoire urbaine.
Des migrations caribéennes au Royaume-Uni et en France : les multiples voies d’une question impériale (1946-1981), par Janoé Vulbeau
Publié sur le carnet de recherche MIGRINDOM Des migrants de l’intérieur, le 03/04/2024
En février 1965, peu de temps avant son assassinat, Malcom X, militant afro-américain entreprend une tournée au Royaume-Uni et en France à l’invitation de groupes locaux anti-colonialistes et panafricains. Son séjour dans l’hexagone est toutefois rapidement écourté, puisqu’après avoir été interrogé par les services de renseignements, il est expulsé du pays sur ordre du gouvernement. Revenant sur cet épisode lors d’un discours public1, il pointait l’hypocrisie française, qui malgré son silence sur ces questions, est, selon lui, un pays dont le racisme équivaut celui de l’Angleterre ou des États-Unis. Plus généralement, il regrettait qu’aucune jonction ne soit encore née entre toutes les populations non-blanches présentes au sein de ces pays occidentaux, en particulier celles issues de la Caraïbe. Il soulignait ainsi la nécessité de mener une politique anti-impérialiste et d’unité des populations dominées dans la lignée du mouvement des pays non-alignés suite aux accords de Bandung, signés dix ans auparavant (1955). Avec cette tournée, le leader noir, dont la carrière fut brutalement interrompue, venait mettre en lumière des formes de domination impériale et raciale qui dépassaient le strict cadre de la période dite de la décolonisation et s’inscrivent désormais, via des migrations antillaises importantes, au cœur même de ces (anciennes) métropoles coloniales. Par là-même, il ouvrait la voie à des comparaisons transnationales entre ces deux migrations en Angleterre et en France.
De fait, si la situation diffère entre les deux pays, en particulier concernant le statut des populations caribéennes, national en France, étranger en Grande-Bretagne, il n’en demeure pas moins que ceux-ci peuvent être mis en regard. En effet, ce sont deux anciens empires coloniaux et esclavagistes ayant eu une présence pluriséculaire dans l’espace caribéen puis ayant connu des migrations importantes issues de ces îles au second XXe siècle2. Par ailleurs, la même question s’est posée pour ces deux puissances coloniales quant au maintien d’une forme de domination impériale sur ces espaces. Nous entendons par là, à la suite des travaux de l’historien Frédérick Cooper3, une domination qui s’est forgée durant la période de l’expansion des grandes puissances européennes et qui dépasse le strict cadre de l’État-nation. Celle-ci prend des visages multiples et est en constante redéfinition, en particulier après la période dite de la décolonisation, elle n’en traduit pas moins une volonté de la part de ces puissances européennes de conserver l’ascendant sur ces espaces. La réflexion portée ici concernant l’espace caribéen s’étend de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980 où la place, tant des Antilles françaises, que des anciens territoires britanniques dans les caraïbes est à nouveau interrogée. Comprendre la dimension impériale nécessite de s’intéresser à la fois à des enjeux de politique extérieure (relations internationales) mais également intérieure ((im)migration, racisme). Comme on le verra, les différences de trajectoires entre le Royaume-Uni et la France contribuent à modeler le rapport des migrants à l’État tout autant qu’à orienter les différentes formes de mobilisation des Caribéens pour l’égalité et contre le racisme.
1. Deux trajectoires impériales
Les espoirs déçus de la départementalisation
Dans les territoires coloniaux antillais français, la situation avant 1946 est pour le moins paradoxale. Si les populations ont le statut de citoyen depuis 1848 et la seconde abolition de l’esclavage, en revanche cet espace reste une colonie. Il est ainsi gouverné par un régime juridique spécifique par décret qui diffère du système institutionnel en vigueur en métropole, conditionnant l’application des lois au bon vouloir de l’administration coloniale. La loi de départementalisation du 19 mars 1946 met fin à ce régime d’exception et consacre ces territoires, ainsi que celui de la Réunion, comme département d’Outre-Mer4 (DOM). Il s’agit au sein de la grande vague de réforme de l’empire colonial français de distinguer les « vieilles colonies » (supposées plus assimilées), selon les termes institutionnels en vigueur, des territoires africains et asiatiques, exception faite de l’Algérie qui obtient également le statut de département en raison de la présence importante de colons. Ce statut qui équivaut, peu ou prou, à celui des départements métropolitains permet à la France, au moins pour ces territoires, de se mettre à l’abri de potentielles critiques. Notamment celles des instances onusiennes qui réclament des transformations institutionnelles concernant ce qu’on appelle à l’époque : des territoires « non autonomes ». Ces départements d’Outre-mer relèveraient ainsi uniquement de la politique intérieure. Cette loi assimilatrice est jugée positivement par les élites coloniales, y compris Aimé Césaire, alors membre du Parti Communiste martiniquais (PCM), pour qui ce statut est, d’une part, une promesse d’égalisation des conditions entre la métropole et les anciennes colonies et, d’autre part, permet de contrer le pouvoir des békés5, favorables à plus d’autonomie.
Cependant, Antillais et Réunionnais déchantent rapidement face aux promesses non tenues de la départementalisation. Premièrement, les droits sociaux votés en métropole à cette époque ne sont pas étendus de manière équivalente dans les anciennes colonies. La justification donnée est alors que ces territoires ne contribueraient pas assez à la solidarité nationale pour obtenir l’égalité et, qu’en outre, cela pourrait constituer un encouragement à la procréation chez une population considérée comme étant déjà en excédent démographique. Deuxièmement, la transformation institutionnelle ne semble pas évidente aux yeux des Antillais puisque les préfets, à l’image de ce qu’étaient les gouverneurs coloniaux, gardent un pouvoir discrétionnaire et dérogatoire, s’appliquent à réprimer toute contestation de l’ordre établi. En Guadeloupe, comme en Martinique, ce sont les partis communistes (PCM et PCG) qui incarnent l’opposition à la métropole jusqu’à la grande rupture d’Aimé Césaire avec le Parti communiste en 1956 et la création du Parti progressiste martiniquais (PPM). En outre, la décolonisation qui se dessine en Asie et en Afrique fait écho à certaines revendications autonomistes, voire indépendantistes. La frustration née des promesses non tenues de la départementalisation dans une société qui semble, à bien des égards, figée aux niveaux économique comme politique, éclate lors de la grande émeute de décembre 1959 à Fort-de-France. Suite à une altercation entre deux automobilistes, les forces de l’ordre sont déployées dans la capitale ce qui déclenche des manifestations de masse et bientôt des émeutes dans toute la ville. Dans la confusion qui s’en suit, la police réprime durement les émeutiers faisant trois morts. Si la situation se calme peu à peu, cet événement non lié directement à des revendications indépendantistes, sonne comme une alarme pour le gouvernement gaulliste.
Du British Nationality Act aux émeutes racistes de 1958
Auréolé de sa victoire contre le nazisme après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni n’en est pas moins un pays exsangue et affaibli, obligé de céder une part de son emprise coloniale, comme en témoigne l’indépendance de l’Inde dès 1947. L’inauguration du Commonwealth en 1949, reprenant une forme plus ancienne créée en 1926, est une manière de faire évoluer l’empire vers une communauté d’États membres « librement associés » sous l’autorité morale de la Couronne britannique. Dans les faits les statuts diffèrent entre les pays d’immigration européenne comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande6, le Canada ou l’Afrique du Sud qui disposent d’une pleine indépendance et les territories à majorité non-blanche qui varient entre espaces coloniaux et nouvellement indépendants en Afrique et en Asie. C’est dans ce contexte que le Royaume-Uni vote le British Nationality Act en 1948 permettant à chaque citoyen appartenant au Commonwealth de circuler librement au sein de cet espace, créant ainsi le statut de « citoyens du Royaume-Uni et des Colonies ». Par ce biais, la puissance impériale s’octroie une forme d’autorité sur l’ensemble du Commonwealth, confortant sa position de leader au sein de cet ensemble disparate. Elle crée ainsi une forme de citoyenneté impériale où l’appartenance à cet espace est un gage de libre circulation. En réalité, il s’agit d’une loi réactive puisque celle-ci existait déjà dans les faits et qu’elle vient surtout répondre à la nouvelle législation canadienne sur la nationalité (Canadian Nationality Act) qui restreint les règles de circulation dans ce pays. Le British Nationality Act est également élaboré avant tout pour la libre circulation des populations blanches, notamment du Royaume-Uni, qui sont encore nombreuses à aller s’installer en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande. Les parlementaires britanniques sont alors loin d’envisager que le vote de cette loi rend leur territoire accessible à un ensemble d’environ 600 millions de personnes à travers le monde. Pour l’heure, le pays se pense comme ayant conforté son rôle de grande puissance ouverte et tolérante, dans la lignée, par exemple, de son rôle historique dans l’abolition internationale de la traite d’esclaves (1807). Signe également du caractère relatif de cette loi dans les circulations impériales, c’est un mois avant son vote, en juin 1948, que l’Empire Windrush débarque sur les côtes anglaises avec à son bord 492 passagers issus de la Jamaïque. S’il ne s’agit pas, loin s’en faut, des premières migrations caribéennes (ces derniers ayant été largement présents durant la guerre 1939-1945), l’Empire Windrush est devenu le symbole de cette immigration comme en témoigne un célèbre reportage de la BBC7. On y aperçoit parmi les migrants venus rejoindre la « mère patrie » (mother country) le chanteur et musicien de calypso Lord Kitchener, auteur de la fameuse chanson London is the place for me8. Peu sont alors véritablement préparés à ce qui les attend dans la métropole : en particulier à faire l’expérience du racisme. Signalant d’ailleurs un changement rapide dans sa perception de la société britannique, Lord Kitchener fait part en 1952 de son désenchantement, et de son regret pour son île natale, dans un nouveau morceau, intitulé Sweet Jamaica9. Il évoque les difficultés à trouver un travail et un logement et d’avoir souffert du froid et de la faim. Ce morceau traduit un sentiment de déception répandu chez les migrants caribéens notamment du fait de ne pas avoir été accueillis dignement par la puissance impériale10. Concentrés au sein de certains quartiers comme Paddington, North Kensington, Notting Hill ou encore Brixton, ils occupent les logements insalubres délaissés par les populations blanches. Leurs conditions de travail sont également extrêmement difficiles. Ils sont cantonnés aux métiers les plus pénibles en dépit du fait qu’un certain nombre d’entre eux possèdent une qualification. Enfin, l’expérience du racisme se manifeste dans tous les aspects de la vie sociale, de l’accès aux pubs (bars) à l’entrée de certains services sociaux. Pour leur part, les autorités britanniques avaient plutôt anticipé l’arrivée importante d’une population polonaise (120 000 migrants au sortir de la guerre), soit blanche et européenne, et ne semblent pas prendre la mesure des difficultés que vivent les migrants caribéens.
La situation explose à l’été 1958, lorsque des émeutes racistes éclatent dans la ville de Nottingham, située au centre de l’Angleterre. Quelques jours plus tard, un groupe de jeunes blancs s’en prend à un homme noir dans le quartier de Notting Hill à Londres. S’en suivent alors plusieurs nuits d’émeutes dans ce quartier où les migrants sont victimes d’attaques racistes. Celles-ci sont un véritable choc pour la société anglaise : elles viennent écorner l’image d’un pays vainqueur du nazisme et guidé par des valeurs de tolérance. Loin d’être uniquement une affaire intérieure, les informations sur ces émeutes se répandent dans le monde entier, fragilisant la position anglaise sur la scène internationale. Des pays comme l’Afrique du Sud ou les États-Unis, habitués de ce type de violences racistes, exhortent le Royaume-Uni à cesser de leur faire la leçon et à s’occuper de cette question dans son propre pays. De même, la France dresse un parallèle avec la situation algérienne, soulignant par là-même que l’Angleterre avait ses propres problèmes coloniaux. Le gouvernement fait alors passer des communiqués à travers son réseau d’ambassades afin de tenter de transformer la perception de ces émeutes et en faire des événements isolés qui ne sont pas représentatifs de la société anglaise. Il s’agirait bien plutôt de l’action de jeunes marginaux blancs appartenant à la classe ouvrière, les fameux “teddy boys”, embrigadés par une idéologie nazie. L’une des réponses est également d’instiller un doute concernant l’intégration des migrants caribéens dans la société anglaise, en particulier de jeunes hommes qui pourraient également se montrer violents notamment à l’égard des femmes blanches11. Cette réponse contribue à instaurer dans l’opinion publique l’idée qu’il serait nécessaire et raisonnable de limiter l’immigration en provenance de certains pays du Commonwealth à majorité non-blanche.
Notes
1. Voir son intervention sur https://www.facebook.com/watch/?v=614900312438824
2. La comparaison dressée ici vise ainsi à saisir ces immigrations dans un contexte plus large de la domination impériale.
3. Pour une comparaison de ces migrations dans leur dimension sociologique voir le travail mené par Margaret Byron et Stéphanie Condon. Margaret Byron and Stéphanie Condon, Migration in Comparative Perspective. Caribbean Communities in Britain and France, Routledge, 2008.
4. Ce dernier est l’initiateur d’un courant historique extrêmement fécond dit de la New Imperial History visant à dépasser une forme de nationalisme épistémologique réduisant l’étude de la colonisation et de ses suites à leur unique dimension nationale. Voir son ouvrage Frederick Cooper, Colonialism in question. Theory, Knowledge, History, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2005.
5. La formule est trouvée par l’administrateur colonial Emile de Curton le 16 mars 1945.
6. Les békés sont les populations descendantes des esclavagistes, possédant encore la majeure partie des richesses économiques des Antilles.
7. Entre 1946 et 1965, c’est 1 802 000 citoyens anglais qui se sont installés au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.
8. https://www.youtube.com/watch?v=DPxni9s-GQE&ab_channel=Reuters
9. https://www.youtube.com/watch?v=dGt21q1AjuI&ab_channel=bashwar22
10. https://www.youtube.com/watch?v=893RQn0qpgU
11. On peut également mentionner une riche production littéraire à l’image du roman The lonely londoners de l’auteur trinidadien Samuel Selvon (1956). Voir également à l’époque l’ouvrage de Sheila Patterson, Dark strangers. A sociological study of the absorption of a recent West Indian immigrant group in Brixton, South London, Londres, Tavisyock publications, 1963.