Né le 26 juin 1914 à Darney (Vosges) dans une famille de paysans lorrains, Antoine Argoud appartient à la promotion de 1934 de l’Ecole polytechnique, d’où il sort dans l’arme blindée-cavalerie (ABC). Il est au Maroc – alors protectorat français – lors du désastre subi par l’armée française, en juin 1940. Jeune lieutenant, il refuse de rejoindre la France libre.
Après l’Ecole de guerre, il est nommé à l’état-major du général de Lattre. Il effectue un premier séjour en Algérie en 1956-1957, mais c’est auprès du général Massu – dont il est désigné chef d’état-major fin 1958 – que commence vraiment sa carrière politique. Interprétant le combat mené par la France comme un « épisode de la lutte entre le monde communiste et le monde occidental », Argoud, qui invoque de manière récurrente sa fidélité à sa « conscience chrétienne », applique des méthodes particulièrement expéditives.
Les méthodes du colonel Argoud
Théoricien passionné de la guerre révolutionnaire, il est allé jusqu’au bout de ses raisonnements et il est devenu le prototype des «soldats perdus». Des barricades d’Alger en 1960 au putsch des généraux de 1961, puis par le terrorisme et en exil, il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour infléchir la fatalité, empêcher l’indépendance algérienne, punir les Français, assassiner de Gaulle, réécrire l’histoire.
Le colonel est sûr de lui quand il arrive en Algérie pour un premier séjour, le 1er avril 1956, avec son régiment, le 3e RCA. A ses yeux, la colonisation est un bienfait, d’ailleurs en accord avec la pensée chrétienne. Bien qu’«aucun plan d’ensemble n’ait présidé au développement de l’Algérie jusqu’en 1954», elle a coûté à la France depuis 1830 «beaucoup plus qu’elle ne lui a rapporté». Le colonel a «étudié la guerre révolutionnaire depuis dix ans sur le plan théorique». Il ne perd pas de temps. A M’sila, «je mets au point mes méthodes et… je fixe mon attitude à l’égard de la population. Je m’inspire directement de l’exemple de Kemal Ataturk».
Quelles méthodes et quelle attitude ? Voici. Les lignes téléphoniques ont été coupées par des «rebelles» ? Sanction immédiate : «Trois mechtas environnantes sont détruites au canon de 75» après avoir été évacuées. Ce n’est qu’un début.
Une école de Melouza est sabotée ? Cinquante hommes sont réunis sur la place du village. Ils refusent de dénoncer les coupables. Bien : «Je fais alors avancer une AM [automitrailleuse] et je fais coucher les cinquante hommes à plat ventre devant l’engin blindé. Je détruis, à coups de canon, deux mechtas appartenant à des fellaghas notoires fichés par la gendarmerie. Les obus-une douzaine-passent à un mètre à peine au-dessus des têtes. L’opération terminée, je leur ordonne de se relever. Je les fais s’aligner sur un rang. Je les passe en revue et je leur fais crier « Vive la France ! »».
Une quarantaine de «rebelles» qui ont tendu une embuscade sont «accrochés» : automitrailleuses, aviation. «C’est une boucherie», note le colonel, enchanté. Il décide de ramener les cadavres à M’sila. «Je les fais empiler dans des sacs et emporter jusqu’à Melouza, où nous arrivons dans la soirée. Le lendemain, je fais charger les sacs sur l’autocar.» Les cadavres sont déposés devant l’immeuble de la commune mixte. Ils y resteront exposés pendant vingt-quatre heures. Et désormais il en sera toujours ainsi : le colonel a trouvé «sa méthode».
Il ne cessera de la perfectionner. L’exposition des cadavres ne lui suffit pas. Là où il commande, les exécutions capitales, elles aussi, seront publiques et elles seront nombreuses : trois cents dans le secteur de l’Arba. On lit, par exemple : «6 novembre. Le poste à essence de l’Arba brûle à 6 heures du matin. D’une rapide enquête, il ressort que l’attentat a été commis par les deux gardiens de la pompe. malgré les supplications du propriétaire, je reste inflexible. Ils sont fusillés»
1.
Ses chefs sont mécontents «du caractère public des exécutions et non point de l’exécution elle-même». Il trouve un compromis : les exécutions auront lieu désormais en montagne, au-dessus de la cote 300, et la population des villages voisins y sera transportée par camions. «D’accord», répond le général Allard.
Mais il y a pire : la torture. Les parachutistes la pratiquent sur une grande échelle et ils ont raison. «Appuyée sur une connaissance réaliste de l’âme musulmane et sur une étude pratique de la guerre révolutionnaire, elle tend uniquement à l’efficacité.» Et suivent ces lignes monstrueuses : «Le renseignement est obtenu à n’importe quel prix. Les suspects sont torturés comme les coupables, puis éliminés si nécessaire. Pour ces combattants habitués à courir tous les risques, la vie humaine n’a aucune valeur.»2. Tout est dit. Quand le colonel quittera le secteur qui lui était confié, «le climat, note-t-il, a complètement changé» (on veut bien le croire !), car «j’ai la prétention d’avoir fait du bon travail».
Rappelé en métropole en février 1960, il revient clandestinement en Algérie, pour participer au putsch des généraux, dont il est l’un des instigateurs. Après son échec, Argoud participe aux dernières actions de l’OAS. Le 25 février 1963, il est enlevé à son hôtel munichois ; peu après, on le retrouve mystérieusement ligoté dans une camionnette, près de la préfecture de police de Paris.
Le 30 décembre 1963, la Cour de sûreté de l’Etat le condamne à la détention criminelle à perpétuité. Après avoir bénéficié de l’amnistie du 15 juin 1968, il publie ses mémoires en 1974 sous le titre La décadence, l’imposture et la tragédie. Il meurt le 10 juin 2004, à Vittel (Vosges)3.
- Un extrait de la déposition à huis-clos du colonel Argoud au procès des barricades d’Alger, le 21 décembre 1960 ( Voir Pierre Vidal-Naquet, «Les crimes de l’armée française» ) :
« D’autant que cette justice — pour ne rien vous cacher, d’ailleurs, je crois que beaucoup de personnes le savent depuis longtemps — je l’avais appliquée moi-même. Ayant commandé un secteur à l’Arba pendant la bataille d’Alger en 1957, ne voulant pas appliquer la justice mise à ma disposition, parce que j’étais responsable de vies humaines, civiles ou militaires, et que, si je l’avais appliquée, cette justice légale, j’aurais eu l’impression de faillir à ma mission, je ne voulais pas non plus appliquer certains procédés, peut-être efficaces, mais qui n’étaient pas conformes à l’éthique occidentale ; alors j’ai décidé, bien entendu après y avoir mûrement réfléchi et ne me dissimulant pas du tout les inconvénients du système, j’ai appliqué cette justice personnellement, sous ma propre responsabilité, c’est-à-dire que je fusillais après une enquête précise, serrée, aidée par les inspecteurs de la police judiciaire, les assassins ou les responsables sur la place publique.»
- Antoine Argoud, «La décadence, l’imposture et la tragédie», p. 142.
- Il s’est trouvé un député, Jean-Pierre Soisson, pour rendre hommage au colonel Argoud à la tribune de l’Assemblée nationale, le 11 juin 2004, lors du débat sur le projet de loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés : http://www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2003-2004/20040254.asp, .