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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

les Français et leur passé algérien

Ci-dessous, un entretien donné par Benjamin Stora et publié le 14 mars 2016 dans le quotidien algérien Liberté sous le titre «Il faut dépasser le discours abstrait de dénonciation du colonialisme». Pour ce spécialiste reconnu de l’histoire coloniale, les demandes de repentance sont improductives. Selon lui, l’État algérien doit entrer en mouvement en réclamant à la France des réponses sur des faits précis et des compensations pour les victimes de toutes les exactions. L'interview est suivie de deux vidéos d'entretien de Benjamin Stora avec Jean-Pierre Elkabbach.

Il faut dépasser le discours abstrait de dénonciation du colonialisme

par Samia Lokmane Khelil, Liberté, le 14 mars 2016

  • Liberté : Les États algérien et français viennent de convenir de la mise en place des commissions pour traiter de contentieux historiques précis, à savoir l’indemnisation des victimes des essais nucléaires dans le Sahara, l’ouverture et la restitution des archives de guerre et la question des disparus pendant la Révolution algérienne. Qu’en pensez-vous ? Des résultats sont-ils possibles ?

Benjamin Stora : Je suis favorable à tout ce qui permet d’avancer dans la recherche de la vérité. Il faut dépasser les discours très généraux et abstraits sur la dénonciation idéologique du système colonial et s’atteler aux choses pratiques et réelles, à des faits historiques avérés. Au cours de ces dernières années, j’ai plaidé sur la nécessité de constituer des dossiers à partir de faits précis. Il y a eu, par exemple, la question des mines qui ont été posées aux frontières et qui ont fait des milliers de victimes. Il y a également, en effet, la question sur les disparus algériens comme ceux de la bataille d’Alger. On sait qu’il y a eu 3 024 Algériens disparus, selon la déclaration faite à l’époque par le préfet de police Paul Teitgen sur la base d’une liste des personnes arrêtées et qui n’ont plus donné signe de vie. Concernant le dossier des essais nucléaires dans le Sahara, il faudra, évidemment, déterminer quelles ont été les conséquences sur les victimes civiles à partir de dossiers médicaux.

  • L’État français est-il prêt, selon vous, aujourd’hui, à indemniser les victimes algériennes comme c’est le cas pour les Polynésiens ?

Je ne sais pas. La question est d’avancer concrètement. Une fois que les faits sont précisés et la liste des victimes établie, les demandes de réparation deviendront plus efficaces. Il faut d’abord savoir si des dossiers d’indemnisation ont été constitués par des Algériens individuellement ou collectivement. Combien d’individus sont concernés ? Ont-ils déjà engagé des actions en vue d’une éventuelle réparation par le biais d’avocats, en présentant des pièces justificatives comme les certificats médicaux ? Les victimes ne doivent pas attendre un consentement de la France pour entamer des démarches, sinon, ils risqueraient de patienter très longtemps. Les Polynésiens ont agi assez rapidement en présentant des dossiers étayés par l’expertise de médecins. Il y a tout un travail à faire de recensement et de prise en charge des demandes d’indemnisations. Il faut, encore une fois, qu’il y ait des démarches pratiques qui accompagnent le niveau de dénonciation du système colonial.

  • Il est donc, selon vous, improductif, aujourd’hui, de réclamer des excuses de la France. Lors de son voyage en Polynésie, le président Hollande s’est abstenu de les prononcer comme exigé par les victimes des essais ?

Il s’agit d’une question politique. Le président Hollande a reconnu, et c’est la première fois, la gravité des dommages des essais nucléaires, y compris en Algérie.

Dès lors que cette reconnaissance a été faite, il appartient aux victimes de se mobiliser pour obtenir réparation. Personnellement, je n’ai jamais pensé qu’un discours où l’on prononcerait le mot excuses pour ensuite passer à autre chose, soit productif. Ce sont les faits qui m’intéressent, dans la durée. Combien de disparus algériens de la guerre d’indépendance sont recensés ? Quel est le nombre des personnes affectées par les expérimentations atomiques ? Un travail similaire a été fait par Serge Klarsfeld sur les juifs de France qui ont été déportés par le régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il a établi une liste de 76 000 noms de juifs qui ont été tués. Ce travail a nécessité 20 ans, mais il a été fait. Il faudrait aussi que du côté algérien, on arrive a entreprendre un travail en constituant des dossiers et en dressant des listes précises des victimes. Les demandes d’excuses doivent se traduire de manière concrète. Le président Hollande est allé en Algérie, Sarkozy aussi.

Ils ont prononcé des discours de condamnation du système colonial. Il faut passer maintenant à une autre étape, pour savoir ce qui s’est réellement passé et rétablir les faits. Des personnes ont été assassinées, déportées, mises dans des camps. Qui et combien sont-elles ?

  • Qui doit selon vous faire ce travail d’inventaire ?

C’est d’abord la responsabilité des historiens. Il y a tout un travail intellectuel à fournir. Mais il faut que ce travail soit aidé et libre. Aujourd’hui, les informations sont encore rares. Il n’existe pratiquement aucune donnée sur les victimes du napalm par exemple. Qui sont les 3 024 disparus de la bataille d’Alger dont on parle, alors que des familles sont directement touchées par ces drames. Il faut que des enquêtes soient menées. De son côté, l’État algérien doit dépasser le stade proclamatoire, laisser les historiens travailler et poursuivre la revendication d’accès aux archives de guerre françaises pour rétablir les faits avec exactitude.

  • Pensez-vous que ce travail de mémoire soit aujourd’hui encore mal fait en Algérie ?

Le travail de mémoire est très long. Il se fait à travers des faits, des noms et pas par des dénonciations abstraites. Il faut que des demandes soient déposées auprès de l’État français pour obtenir réparation sur des faits précis.

  • Le règlement des contentieux historiques va-t-il apaiser définitivement la relation entre l’Algérie et la France ?

La reconnaissance et la réparation aident. Mais il faut qu’il y ait aussi des projets d’avenir communs sur les plans économique et culturel. Il faut également penser à l’avenir et aux jeunes générations, et ne plus se contenter de regarder dans le rétroviseur.

  • Mais qui de la France et de l’Algérie regarde le plus dans le rétroviseur ?

Les deux, mais la France ne se construit pas sur la base de la séquence de la guerre d’Algérie. Elle se construit sur le déni de cette histoire tragique, alors que de son côté, l’Algérie repose sa légitimité sur la révolution. Il y a une différence de rapport au passé.

Les Français ne veulent pas assumer son (leur) passé algérien et accepter ce qui s’est passé. Ils ont voté des lois d’amnistie qui ont permis de ne pas juger l’État et d’effacer les exactions commises.

Pour leur part, les Algériens construisent leur nation sur la base de la guerre d’indépendance contre la France. Encore une fois, le rapport n’est pas de même type. Les Français doivent rentrer dans cette histoire et les Algériens essayent un peu d’en sortir.

  • Le renouvellement des générations au pouvoir permettra-t-il aux deux pays de sortir de la prison du passé ?

Cela sera difficile. Ce que j’ai appelé dans mon livre, Les mémoires dangereuses, les mémoires de revanche se transmettent.

La bataille sera difficile, mais il faudra la mener.

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