Passé colonial belge :
pourquoi la commission a dû ravaler ses excuses
par Gaëlle Ponselet, publié par Justiceinfo.net le 19 janvier 2023. Source
Cet article fait partie d’un riche dossier intitulé « L’humanité à l’heure du crime colonial »
Deux ans et demi à interroger les mémoires, mais pas moyen de trouver un consensus politique pour des excuses aux victimes. Alors qu’elle faisait figure de pionnière en Europe, la commission sur le passé colonial belge s’est effondrée sur la ligne d’arrivée, fin décembre, dépossédée de toutes ses recommandations savamment formulées.
L’affaire a fait couler beaucoup d’encre en Belgique. Fin décembre, le président de la commission parlementaire chargée de faire la lumière sur le passé colonial belge, l’écologiste flamand Wouter De Vriendt, annonce que les excuses officielles aux victimes du colonialisme ne sont pas approuvées. Il s’agissait pourtant de la recommandation la plus forte ressortant des travaux de cette commission parlementaire pionnière en Europe, installée en juin 2020, dont l’ambition était de faire face au passé colonial belge, de réparer et d’indemniser.
Durant plus de deux ans, les parlementaires ont auditionné près de 300 personnes (principalement des experts en histoire, en droit et en socio-politique mais aussi des représentants des diasporas) et se sont rendus en République démocratique du Congo, au Rwanda et au Burundi. Ils ont tenté d’éclaircir les dernières zones d’ombre de la période coloniale, afin de parvenir, in fine, à formuler des recommandations destinées à réparer et à réconcilier.
Difficile d’imaginer le début d’une réparation sans que soient formulées des excuses officielles. C’est pourtant là que la commission a buté, ne parvenant pas à réunir une majorité de votes, plusieurs commissaires ayant quitté la session. L’échec résonne au moins autant que l’annonce des grandes ambitions qui étaient visées par cette enquête éprouvante, dont les travaux ont permis d’arriver à la conclusion que, sans conteste, de nombreux crimes et d’importantes spoliations ont été commis durant la colonisation. La Belgique est apparue d’autant plus médiocre qu’au même moment le gouvernement des Pays-Bas reconnaissait sa responsabilité pour son passé esclavagiste, présentant des excuses et annonçant la création d’un fonds de réparation.
Rétropédalage des partis libéraux
Que s’est-il passé ? Tout a basculé le 19 décembre quand, au moment de voter les 128 recommandations, les commissaires des partis libéraux ont quitté la session. La « Vivaldi » comme on l’appelle, soit la coalition fédérale (constituée des partis PS, Vooruit, CD&V, Open VLD, MR, Ecolo et Groen) était divisée sur la recommandation principale, celle des excuses, libellée comme suit : « La Chambre présente ses excuses aux peuples congolais, rwandais et burundais pour la domination et l’exploitation coloniales, les violences et les atrocités, les violations individuelles et collectives des droits humains durant cette période, ainsi que le racisme et la discrimination qui les ont accompagnées ».
Les libéraux – MR, pour Mouvement réformateur, et Open VLD – y étaient clairement opposés. Tandis que les Chrétiens démocrates flamands – le CD&V – préféraient s’en tenir aux « regrets » exprimés par le Roi des Belges en juin 2022. Pour ces partis, le risque de devoir assumer des réparations financières immenses était jugé trop élevé.
« Nous avions un consensus sur des excuses, et puis soudainement les forces conservatrices ont fait marche arrière », a relaté à la presse Christophe Lacroix, député du Parti socialiste (PS), membre de la commission. Selon son président, Wouter De Vriendt (du parti Groen – Vert), des pressions ont été exercées de l’extérieur. « Il était clairement et ouvertement dit au sein de la majorité qu’il y a eu des contacts et des blocages de la part de plusieurs acteurs, dont les présidents de parti, mais aussi du Palais royal », a-t-il déclaré au lendemain de la séance de vote. Les partis libéraux ont répondu que leur position par rapport à l’éventualité d’excuses officielles était claire dès le début, tandis que, du côté du Palais royal on a démenti toute pression.
Outre la recommandation sur les excuses, toutes les autres ont été balayées dans la foulée. A savoir, l’instauration d’une journée de commémoration, la confection d’un monument en hommage aux victimes des « zoos humains », la création d’un centre de connaissance, l’octroi de bourses d’études, la déclassification des archives, une nouvelle dénomination pour l’Ordre de Léopold II, l’élaboration d’un plan d’action national contre le racisme, etc.
Mandat de la commission non renouvelé
Plusieurs députés membres de la commission, socialistes et écologistes, en faveur de la formulation d’excuses au nom de la Belgique, ont tenté d’inverser la tendance en appelant à poursuivre le travail, avant que ne sonne le glas. Dans un ultime baroud d’honneur, le 28 décembre, Wouter De Vriendt a proposé de voter les recommandations sans y inscrire le mot « excuses ». Les députés socialistes s’y sont opposés. Le consensus n’a pas été possible, non plus, sur cette « résolution parlementaire » reprenant la majorité des recommandations. Et le 31 décembre, le mandat de la commission, arrivé à sa fin, n’a pas été renouvelé.
Par ailleurs, trois députés du groupe PS à la Chambre, Christophe Lacroix, Jean-Marc Delizée et Malik Ben Achour, dans une carte blanche parue dans le journal Moustique le 23 décembre, ont lancé l’idée de créer un fonds de réparations. « Notre proposition s’inscrit dans l’objectif d’écrire un avenir commun qui permette l’émergence d’une conscience collective de la colonisation belge. Au-delà du travail déjà engrangé par le Secrétaire d’État Thomas Dermine sur les restitutions […], ce fonds serait financé notamment par des entreprises qui se sont enrichies sur l’exploitation des peuples et sur les ressources du Congo, du Burundi et du Rwanda. Même si les recherches doivent encore être approfondies sur certains sujets et sur la responsabilité précise de certains acteurs, il apparaît clairement que, sur le volet économique déjà, l’accumulation de capital des grandes entreprises était la priorité absolue de l’institution coloniale ».
Ils concluent : « nous ne nous arrêterons pas à l’échec de la commission parlementaire. Tout ce travail a permis de mettre en lumière des faits, une vérité, qui était encore trop peu connue. Nous voulons continuer à travailler. Et ce, aussi pour respecter le travail de ces femmes et ces hommes qui ont passé, eux aussi, des heures à venir décortiquer avec nous l’histoire. Nous voulons continuer à travailler avec les associations qui se mobilisent depuis plus de 10 ans pour clamer haut et fort que le racisme structurel est une des conséquences de la colonisation ».
L’État belge, à ce jour, ne s’est pas exprimé sur la suite qu’il compte donner aux recommandations de cette commission née en 2020 de sa volonté d’ouvrir une réflexion profonde et complète sur son passé colonial, quelques mois après le meurtre de Georges Floyd aux États-Unis.
le temps des excuses ?
Une série de 10 vidéos sur Arte
Comment l’Europe solde sa « dette coloniale » ? Jusqu’au 13 juin, Philippe de Belgique est en visite officielle en République Démocratique du Congo, pour tenter l’opération réconciliation avec cette ancienne colonie belge. Il a évoqué une « relation inégale, basée sur l’exploitation et domination ». Tandis que les Allemands étaient parvenus à un accord avec la Namibie, impliquant la reconnaissance du génocide commis envers les Herero et les Nama, et prévoyant un programme d’aide de plus d’un milliard d’euros, la question de la dette coloniale reste plus que jamais d’actualité. Qu’ont fait les pays européens, comme l’Italie, la France ou encore le Royaume-Uni pour réparer les torts subis par les pays colonisés ? Tour d’horizon. Voir ici.
La politique des excuses. Repentir officiel et gestion stratégique de la culpabilité dans un ancien port négrier (Liverpool)
par Renaud Hourcade, publié dans Ethnologie française 2020/1 (Vol. 50), pages 19 à 29. Source
Le 27 mars 2007, année de célébration officielle du bicentenaire de l’interdiction de la traite négrière au Royaume-Uni, un homme jeta le trouble en plein service religieux à l’abbaye de Westminster. Déjouant les services de sécurité, c’est à quelques pas de la reine et du Premier ministre qu’il exigea de ces derniers excuses et réparations pour la déportation des Africains. Se référant à l’exemple des Allemands, qui « au moins avaient eu l’humanité et l’humilité de demander pardon pour l’Holocauste », l’homme estimait qu’en refusant ce geste aux afro-descendants, la reine « jetait la honte sur sa nation » 1. Bien qu’un tel coup d’éclat fût inédit, la revendication n’était pas isolée. Lors de la préparation du bicentenaire, le gouvernement de Tony Blair avait été pressé par certains groupes militants de saisir cette occasion pour présenter des excuses officielles. Le Premier ministre, sans aller jusqu’à des paroles explicites de repentir, concéda dans une revue destinée à la communauté noire, « sa profonde tristesse que la traite des esclaves ait pu avoir eu lieu » 2. Le président Obama fut lui aussi plusieurs fois appelé à demander pardon aux Afro-Américains au nom de la nation américaine. Mais aux États-Unis, ce qui a été accordé sans grande difficulté aux Américains d’origine japonaise pour leur internement forcé durant la Seconde Guerre mondiale, ou aux Hawaïens, pour le renversement de leur royaume en 1893, n’a jamais eu d’équivalent pour les Afro-Américains, victimes, comme on le sait, de l’esclavage et de la ségrégation.
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