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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

les disparus d’Algérie, par Raphaëlle Branche

Le 5 juillet, l'Algérie a fêté le cinquantième anniversaire de son indépendance. La dure lutte qu'il a fallu mener pour arracher cette liberté à la puissance coloniale française, présente pendant plus de cent trente ans sur le sol algérien, a été commémorée dans toutes les communes d'Algérie, devant les monuments aux martyrs. Dans cette tribune publiée dans Le Monde daté du 8 juillet 2012, l'historienne Raphaëlle Branche, spécialiste de la guerre d'Algérie et des questions de violence en situation coloniale, lance un appel pour qu'un hommage soit rendu à tous les anonymes qui y ont perdu la vie d'un côté ou de l'autre1.

Les disparus d’Algérie

A la manière des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale qui avaient été érigés dans les communes de France et installés souvent au cœur des villages, rappelant l’immensité et l’universalité du sacrifice pour la défense de la patrie, les monuments aux martyrs sont des bornes mémorielles très présentes dans la société algérienne. Gravés parfois, dans un premier temps, sur des monuments aux morts de l’époque coloniale, réutilisés d’une certaine manière après que les morts de 1939-1945 eurent rejoint ceux de 1914-1918, les noms des Algériens « morts au champ d’honneur » sont désormais le plus souvent inscrits sur des monuments spécifiques autour desquels s’organisent les cérémonies commémorant la guerre.

En France aussi, les monuments aux morts des soldats tombés en Algérie réunissent tous les ans ceux qui maintiennent vivante leur mémoire, évoquant le plus souvent un sacrifice dont le sens s’est perdu avec la fin de la période coloniale. Ces « Morts pour la France » en Algérie rappellent ainsi à ceux qui veulent s’en souvenir que, pendant plusieurs années, l’ensemble des conscrits français ont été envoyés combattre, de l’autre côté de la Méditerranée, une rébellion qui contestait par les armes la légitimité du pouvoir français. Leurs noms ont souvent été ajoutés sur les monuments aux morts communaux, allongeant ainsi la liste des morts des deux guerres mondiales et affirmant ainsi, sur cette rive aussi, une continuité du sacrifice.

Ni dans la mémoire des sociétés, ni dans leur démographie et leur structure, le poids de la guerre d’indépendance algérienne n’est semblable des deux côtés de la Méditerranée. En France, les morts militaires purent être dénombrés avec une grande précision tout au long du conflit et les incertitudes sont minimes ; les pertes civiles ont été moins bien comptabilisées mais on peut les estimer autour de quelques milliers. Ainsi, sur une population de 46,5 millions de Français en 1962, les pertes de la guerre font l’effet démographique d’une égratignure, largement compensée par l’arrivée massive des Français d’Algérie à partir du printemps 1962. Rien de tel sur le territoire où se sont déroulés les affrontements militaires : la population civile algérienne, en particulier, a payé un lourd tribut et l’impact démographique de la guerre sur le pays rappelle la saignée de la guerre de 1914-1918 pour la France, quoique sur une durée plus longue.

Cette inégalité des nombres se retrouve aussi dans l’inégale capacité à identifier les morts : si l’armée française pouvait tenir le compte de ses hommes, blessés ou tués, elle ne s’attacha pas à nommer ceux et celles qu’elle tuait. En face, le Front de Libération Nationale n’avait ni les moyens de l’identification systématique, ni ceux de la statistique. Même dans le cas des combattants de l’Armée de Libération Nationale, les circonstances de leur décès n’ont souvent pour seul album que la mémoire de leurs frères d’armes.

Dans les deux pays, on trouve ainsi des noms gravés sur des monuments pour unique tombeau. Des dates imprécises se contentent de situer vaguement la mort : souvent par une seule année, en Algérie ; en France, par la date de la disparition, considérée comme date officielle du décès. Ce n’est pas une guerre industrielle et broyeuse de corps, capable de ne rendre qu’une montre, ici, un lambeau de vêtement, là, qui est en cause, comme sur les champs de bataille européens de 1914-1918. Ce n’est pas non plus le recours à des bombardements aveugles massifs comme lors de la Seconde Guerre mondiale qui explique ce flou dans lequel furent laissés les proches. C’est, au contraire, une guerre coloniale menée avec des armes peu technologiques – à l’exception peut-être du napalm – qui aboutit à cette situation.

La guerre de guérilla menée par l’ALN fut une guerre de coups de main et d’actions d’éclat : il s’agissait de s’en prendre à un ennemi, habituellement présent sur le terrain en position de supériorité numérique écrasante, quand il se trouvait en situation de faiblesse relative. Alors l’ALN agissait et pouvait même faire des prisonniers : plusieurs centaines d’entre eux partagèrent la vie extrêmement dure des maquisards algériens et trouvèrent la mort ainsi. Des civils connurent aussi ce sort surtout après le cessez-le-feu. Nombreux aussi furent les prisonniers qui disparurent sans laisser de trace dans les mains des Français : arrêtés parce que suspectés, combien de femmes et d’hommes moururent aux mains de leurs geôliers devenus leurs tortionnaires ? Combien, surtout, furent liquidés dans le cadre d’exécutions sommaires déguisées en tentative de fuite ? Combien enfin moururent simplement pour s’être enfuis à l’arrivée d’une patrouille dans leur village ou pour avoir résisté à un ordre donné dans une langue encore souvent étrangère ? Si l’impossible dénombrement témoigne en partie de difficultés archivistiques, il indique surtout le poids accordé par l’institution militaire française à la vie de ceux que l’on qualifiait rapidement de suspects, si ce n’est toujours de « rebelles » ou de « hors la loi ».

En tout état de cause, jamais une armée ennemie n’a tenu le compte des morts adverses : il en fut de même en Algérie. On doit cependant rappeler que la plus grande partie des morts n’appartenait à aucune armée : il s’agissait de civils algériens. Il en fut de même après la guerre, quand des civils européens disparurent dans les mains de milices armées ou quand d’anciens auxiliaires de l’armée française furent liquidés par les représentants du nouveau pouvoir algérien : personne n’était là pour tenir le compte précis de ces morts et pour identifier leur sépulture.

Or, en Algérie comme en France, ici comme ailleurs, comparer des nombres et estimer le poids respectif de souffrances ramenées à des chiffres devenus eux-mêmes mythes ne rend pas compte de la douleur individuelle et du vide que ressentent les proches.

Les registres d’état civil sont peut-être remplis ; une date de mort est probablement indiquée, permettant aux problèmes administratifs afférents à une disparition d’être débloqués. Mais que peut cet écrit administratif contre le doute profond des familles ? La parole officielle proclame ses vertus apaisantes : elle se charge de permettre au temps de couler de nouveau et aux familles de continuer à vivre. Mais elle repose aussi sur un déni de l’histoire. Ce que les Etats n’ont pas su, à l’époque, est comme annulé pour toujours : les disparus sont considérés comme morts à la date de leur disparition, leurs derniers instants de vie – qui peuvent avoir été des semaines, des mois voire des années – sont niés. Pourtant, pendant ces moments, ils ont bien vécu. Ils ont peut-être pensé à leur passé et imaginé l’avenir, ils ont sans doute redouté le présent. Ils ont souffert et sont morts. Peut-être les a-t-on enterrés ? Recouverts rapidement d’un peu de terre ou mis avec plus de soin au tombeau ? Laissés à l’abandon au bord d’un chemin ?

Assurément ces fins de vie n’eurent pas beaucoup de témoins. Ceux et celles qui aujourd’hui pourraient raconter n’ont d’ailleurs pas toujours connu le nom des individus qu’ils ont vus mourir. Que ce soit un homme arrêté lors d’une fouille de village et mort sous la torture, une femme courant désespérément pour échapper à l’arrestation ou encore un combattant de l’ALN gravement blessé, laissé en garde par ses frères d’arme dans un village de passage, ou un prisonnier français rongé par la maladie, trop faible pour suivre le rythme des maquisards le gardant et liquidé sur le bord de la route, on ne pourrait sans doute pas les identifier sans un immense travail de recoupement de sources. Mais tout n’est pas dans les archives et les meilleures sources sont ici les souvenirs des êtres humains.

Il y a cinquante ans, la page de l’Algérie française était tournée. Une guerre de plus de sept années, dont l’enjeu avait été la nature du pouvoir politique devant s’exercer sur ce territoire, s’achevait avec deux pays indépendants se faisant face. Un simple cessez-le-feu précéda la dévolution des pouvoirs mais aucune paix ne fut signée. Depuis, aucun traité d’amitié n’a réussi à dire de manière officielle les liens importants pourtant maintenus entre les deux pays.

Alors que les Etats perdureront et pourront parvenir à un tel accord dans l’avenir, l’urgence est plus vive pour les contemporains de la guerre. C’est maintenant non pas à l’échelle des Etats mais à celle des hommes qu’il faut agir. Seuls ceux et celles qui ont vécu la guerre peuvent contribuer à suturer ces plaies laissées béantes dans les familles par l’ignorance des conditions de disparition des proches, quelle que soit la rive de la Méditerranée.

Cinquante ans après la guerre, il est temps de parler ! Que ceux et celles qui savent quelque chose témoignent ! Qu’il s’agisse du lieu où furent enterrés des personnes ou des circonstances de leur décès, les informations ne sont connues que d’un petit nombre. Anciens d’Algérie et habitants d’Algérie, parlez ! Dites ce que vous savez, même si c’est parcellaire et incomplet, car c’est la mise en commun de toutes les informations qui, seule, peut faire avancer la vérité et contribuer à poser les bases d’une réconciliation qui ne soit pas payée au prix d’un oubli forcé.

Raphaëlle Branche

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