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Édition du 1er au 15 novembre 2024

les “disparitions forcées” de la décennie noire en Algérie

Un article de Michel Piolat repris de la rubrique Résistances et droits de l’Homme en Algérie du site de la section LDH d'Aix-en-Provence.

Pendant la décennie noire des années 90 la pratique des enlèvements a fait partie des méthodes de guerre, comme cela avait été le cas pendant la guerre d’indépendance : environ 8000 personnes ont été officiellement portées « définitivement disparues » par l’État algérien. Un chiffre largement sous-estimé selon la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH) et d’autres ONG qui évaluent à 18.000 le nombre de disparus. Il y a peu de doutes que la quasi totalité de ces disparus sont en fait morts et gisent dans des charniers creusés à travers tout le pays.

Depuis 1998, tous les mercredis, quelques dizaines de femmes algériennes se rassemblent devant le siège de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH) à Alger, avec les photos de leurs disparus à bout de bras. La CNCPPDH est la commission dont l’État s’est doté en espérant convaincre le peuple algérien et les organismes internationaux que la question des droits de l’homme est au cœur de sa politique. Celles qu’on appelle les mères de disparus demandent à l’Éétat de répondre à leurs questions : où est mon fils (mari, frère…) ? Fait-il partie des corps qu’on trouve à chaque fois qu’un charnier est découvert ? Qui l’a enlevé ? Comment est-il mort ? Pour toute réponse elles ont droit aux barrages de policiers ou aux dispersions violentes de leur rassemblement comme ce fut le cas en aout 2010. Elles ont droit aussi aux déclarations à la presse de Farouk Ksentini, le président de la CNCPPDH installé par Bouteflika. Selon Ksentini « la plupart de ces disparus ont pris le maquis, ce sont des terroristes » ; le même accuse les familles de vouloir ressortir d’anciens dossiers qui peuvent nuire à la « notoriété de l’État algérien ».

Qui sont les auteurs des enlèvements ?

Les représentants de l’État ne peuvent pas nier certains dérapages de la part des forces de sécurité ou des milices anti-islamistes, mais la thèse officielle est que la quasi-totalité des enlèvements et des assassinats de civils ont été commis par des terroristes. En fait, on estime à 5000 le nombre de personnes enlevées par les groupes islamistes et dont les corps n’ont pas été retrouvés. Différentes associations, comme Somoud, cherchent la vérité sur ces disparitions. Mais pour d’autres associations comme Jazaïrouna, SOS disparus ou le Collectif des familles de disparus algériens (CFDA) et pour des ONG comme Algeria-Watch
1, une partie importante des disparitions des années 90 sont en réalité des « disparitions forcées » définies comme « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi » (cette définition est extraite d’un article de Wikipédia sur les disparitions forcées dans le monde, article dans lequel le cas algérien est présenté de façon très documentée). Ces organismes réclament des enquêtes sur les circonstances de ces disparitions forcées, et s’efforcent de les faire reconnaître par des instances internationales. La multiplication des plaintes pour disparition forcée devant ces instances contribue à maintenir la pression sur l’état algérien. Ainsi, en 2011, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a, pour la septième fois, condamné l’Algérie pour disparition forcée pendant la décennie noire.

Que s’est-il passé dans les années 90 ?

Il est notoire en Algérie qu’à la terreur pratiquée par les islamistes, les forces de sécurité ont répondu par une terreur équivalente en commettant des massacres imputés aux maquisards et en liquidant des sympathisants islamistes ou supposés tels avec les mêmes méthodes que ces derniers. Une enquête coordonnée par plusieurs ONG (cf l’article de Wikipédia cité plus haut) a porté sur 477 cas de disparitions bien documentés ; les auteurs des enlèvements, identifiés par des témoins (les familles le plus souvent), sont les forces spéciales combinées dans 152 cas, l’armée seule dans 119 cas, la police dans 105 cas, la gendarmerie dans 14 cas, les services de sécurité militaire opérant en civil dans 21 cas, les forces de sécurité accompagnées de civils dans 16 cas, les Gardes de Légitime Défense dans 9 cas etc. On ne s’étonnera pas que la police, la gendarmerie ou l’armée ne se soient pas vues confier de telles enquêtes.

Et que s’est-il passé après ?

Cela a déjà été évoqué dans cette rubrique (cf Eclairage n°6 : L’islamisme algérien), l’action du président Bouteflika s’est orientée dès 1999 vers une politique de réconciliation nationale. Clairement, il s’agissait d’aboutir à une amnistie générale permettant tout à la fois d’alléger autant que possible les peines encourues par les combattants des maquis islamistes (dans la perspective de prochaines alliances) et de protéger l’armée et la police contre toutes poursuites pour les exactions commises pendant la guerre civile. La « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » adoptée par référendum et promulguée sous forme de loi en février 2006 répondait à cet objectif. Or l’article 45 de la charte stipule l’irrecevabilité par les tribunaux de toutes les plaintes ou dénonciations déposées contre les forces de sécurité et leurs agents. L’évocation de culpabilité d’un agent de l’État, par d’autres moyens écrits ou verbaux est sanctionnée par des peines de prison de 3 à 5 ans et des amendes selon l’article 46. Dans ce contexte, 6448 familles (contre l’abandon de toute poursuite judiciaire et l’engagement à ne plus porter plainte et parfois contraintes de signer des formulaires attestant que leur parent disparu a été enlevé par des « terroristes » ou qu’il a rejoint les maquis) ont fini par accepter de clore les dossiers, et ont perçu une indemnisation et un certificat de décès, sans obtenir la moindre information sur le sort de leur père, mari, frère ou fils. L’impunité garantie aux islamistes et aux forces de sécurité, conduit les familles de victimes à côtoyer au quotidien les bourreaux de leurs parents disparus.

Il existe des milliers de charniers dans tout le pays. Dans beaucoup d’endroits la police et l’armée ont fait en sorte de les démanteler et de détruire les corps pour rendre toute identification impossible. Car la demande principale des familles est celle de l’identification des cadavres retrouvés, qui leur permettrait d’être certaines de la mort de leur proche et de leur donner une sépulture décente. Cette revendication s’est vue opposer l’argument selon lequel l’identification par l’ADN reviendrait trop cher.

Le combat mené à Relizane par Mohammed Smaïn est exemplaire de ce que l’État redoute le plus : la mise à jour des charniers et la revendication des familles concernées que toute la lumière soit faite sur l’identité des personnes retrouvées et sur les circonstances de leur mort. A Relizane, une seule famille et ses alliés ont dirigé les milices de la wilaya et ce dès 1994, alors que les Groupes d’auto-défense n’ont été officialisés par décret qu’en janvier 1997. Parallèlement à ces fonctions paramilitaires, les membres de cette famille avaient été désignés comme délégués exécutifs communaux (DEC) en remplacement des maires élus qui avaient été destitués après le coup d’État en janvier 1992. Ces miliciens-maires régnaient en maîtres sur la plupart des mairies de la région de Rélizane, et terrorisaient la population. Mohammed Smaïn a entrepris dès 1995 des enquêtes sur leurs agissements et a pu dresser une liste non exhaustive de plus de 200 personnes disparues, dont la plupart ont été enlevées par des miliciens, souvent en compagnie de militaires, d’agents du DRS ou de gendarmes. Aujourd’hui Mohamed Smaïn est en prison.2

Michel Piolat

13 juillet 2012

Article d’origine

  1. Algeria-Watch, association de défense des droits humains en Algérie, poursuit un important travail de recensement des disparus ; voir un excellent article sur la question à l’adresse http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/cas_disparitions/disparitions_introduction.htm.
  2. [Note de LDH-Toulon] : Mohamed Smaïn a été libéré il y a quelques jours.
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