Le transfert de 4 000 tombes de Français d’Algérie émeut les rapatriés
par Philippe Bernard, Le Monde du 7 avril 2005
Pour l’administration, ce sont quelques terrains vagues perdus dans l’Algérie profonde, parsemés de tombes que les années ont rendues illisibles. Mais pour ceux qui ont laissé des ancêtres sur l’autre rive de la Méditerranée, ce sont de petits bouts de la terre où s’enracine leur vie. Au total, 209 000 tombes françaises, témoignage de cent trente ans de colonisation, peuplent toujours 523 cimetières algériens. La préservation et la réhabilitation de ce patrimoine, dégradé par le temps et que les familles ont été longtemps mises dans l’impossibilité d’entretenir, figuraient parmi les engagements pris par le président Chirac lors de sa visite d’Etat en Algérie, en mars 2003.
A la mi-mars, il a suffi que le quotidien Nice-Matin exhume un arrêté du ministère des affaires étrangères du 7 décembre 2004, passé inaperçu, et barre sa « une » d’un énorme « Algérie : 62 cimetières condamnés ! » pour mettre le feu au petit monde des rapatriés1. Le clientélisme électoral soufflant sur les braises de passions mal éteintes a transformé en brûlot un dossier qui n’était pas le plus sensible dans les relations franco-algériennes.
Le texte ministériel engage « un regroupement, en tombes ou ossuaires selon le cas, de sépultures françaises en Algérie ». Il donne aux familles concernées un délai de quatre mois pour faire connaître à l’un des deux consulats de France en Algérie « si elles souhaitent effectuer le transfert en France, à leurs frais, des restes mortels de leurs défunts ». Enfin, il dresse la liste des 62 petits cimetières, abritant 4 000 tombes, qui sont concernés par le projet de regroupement dans des nécropoles urbaines plus vastes.
« En prenant connaissance de cet arrêté qui n’avait suscité aucune réaction, je me suis demandé si la France n’était pas sourde. Cette surdité m’a douloureusement rappelé le sentiment de mépris qui prévalait en 1962, à notre arrivée », témoigne Yvette Aïoutz, une retraitée de l’éducation nationale dont les aïeux reposent dans l’un des cimetières concernés. « Je ne veux pas qu’on déterre mes parents, poursuit-elle : d’ailleurs, que reste-t-il d’eux ? Ils ont droit à ce mètre carré de terre. S’il faut le racheter, qu’on le rachète pour qu’ils puissent rester là où ils sont. Sinon, on détruira le dernier lien qui nous unit à cette terre. »
RÉHABILITATION IMPOSSIBLE
Au ministère des affaires étrangères comme à la Mission interministérielle aux rapatriés, on tente d’apaiser ces réactions : les regroupements dans des cimetières entretenus visent à « préserver la dignité des morts et la mémoire des sites », plaide Marc Dubourdieu, président de la Mission. Le plan ne concerne que 2 % du total des tombes, celles qui, situées dans des localités reculées, sont dans un état de délabrement tel qu’il n’existe aucune autre solution, assure-t-il. Un monument, « un obélisque de béton indestructible », sera implanté sur les anciens sites pour en perpétuer la mémoire. La réplique aux rumeurs faisant état de pressions algériennes destinées à récupérer les terrains est nette : « Jamais l’argument foncier n’a été avancé. »
S’il est vrai que certains cimetières ont servi de caches d’armes pendant la guerre civile des années 1990, que certaines tombes ont été profanées, que d’autres servent d’abri à des indigents, la réalité est que les cimetières ont été privés d’entretien et que, à en croire les officiels, leur réhabilitation relève d’une « mission impossible ».
Les regroupements, insiste-t-on, ne constituent qu’une petite partie du plan de réhabilitation général des cimetières d’Algérie, auquel l’Etat et les collectivités territoriales volontaires doivent consacrer 300 000 euros en 2005. Quant au délai de quatre mois imposé aux familles pour choisir entre le regroupement gratuit et le rapatriement à leurs frais , il ne serait qu’indicatif, l’opération devant s’étaler sur trois ans.
Alors que l’annonce par le conseil général des Alpes-Maritimes, présidé par Christian Estrosi (UMP), d’une prise en charge des frais de rapatriement n’a fait qu’amplifier le désarroi et la bronca, l’Association de sauvegarde des cimetières d’Algérie (ASCA), qui se consacre à cette tâche depuis 1985, est venue à la rescousse de l’Etat en approuvant la politique de regroupement qu’elle a elle-même engagée depuis plus de vingt ans. « La réalité est que ces tombes ont été profanées depuis longtemps et qu’il n’y a pas un seul corps identifiable à rapatrier, assure le docteur Alain Bourdon, trésorier de l’ASCA, avant d’ajouter : Soit M. Estrosi ne connaît pas la question, soit il agit par pure démagogie. De toute façon, il n’aura pas un centime à sortir. » En tant que représentant de la « dernière génération » de rapatriés d’Algérie, M. Bourdon, qui avait « 20 ans en 1962 », est déterminé à agir vite. Sinon, dit-il, dans trente ans, la mémoire des Français en Algérie aura disparu.