A propos des cimetières chrétiens d’Algérie
Historienne de la mémoire de la guerre, je me suis rendue en Algérie en 2007, 2008 et 2009 pour y recueillir des informations à propos de la guerre d’indépendance. Les cimetières chrétiens m’ont intéressée pour différentes raisons. D’abord parce qu’ils ont été un thème de la recherche que nous avons menée, Etienne Copeaux et moi, à Chypre. Dans cette île en effet, à la suite du conflit nationaliste qui avait opposé les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, ces lieux si importants pour la mémoire d’une société avaient été profanés
2. Mon travail actuel sur les débuts de la guerre en Algérie, les entretiens que j’ai menés avec des Pieds-noirs, les lectures de leur presse, ont renforcé l’intérêt que je porte aux cimetières en général. J’ai visité très attentivement les cimetières de Stora, de Skikda (Philippeville), du Khroub, de Collo et de Constantine. Les grands cimetières de Skikda et de Constantine bénéficient de gardiens. Les registres qui permettent de retrouver les tombes sont soigneusement conservés. A Skikda, ils m’ont permis entre autre de retrouver et de photographier la modeste tombe du père de Louis Arti, l’ancien boulanger d’El Alia, tué sur la route du village le 20 août 1955, à Constantine, celle d’Antoinette Solviche, la mère d’une de mes interviewées, morte à trente ans le 1er janvier 1929. Au pied de cette stèle, comme ailleurs, subsistait le mobilier funéraire de l’époque : une paire de vases en porcelaine fine, bleu roi à l’extérieur, blanc à l’intérieur ainsi que deux autres vases en métal lourd et ternis par la rouille; quatre couronnes de perles mises en place à l’époque du décès subsistaient. L’armature était intacte mais la plupart des perles avaient disparu au fil des ans. Presque un siècle s’était écoulé…
L’état des cinq cimetières que j’ai visités dans le Constantinois n’est pas identique. Celui de Collo, par exemple, a subi les outrages du temps et du vandalisme. Une partie des croix ont été abattues, le débroussaillage est pratiqué mais de manière aléatoire. En 2008, celui de
Stora affichait des cicatrices anciennes : la plupart des croix en métal qui surmontaient les tombes avaient été sciées. Comme les croix en pierre subsistaient, cela devait être l’œuvre d’un ferrailleur plutôt que d’un profanateur. La porte du cimetière, comme celle de celui de Collo, n’était pas verrouillée. A Stora, cependant, la situation avait été rétablie. Les lieux étaient entretenus de manière impeccable et des géraniums éclairaient de leurs couleurs vives l’austérité des grands cyprès. Nous nous sommes reposés dans ce cimetière marin, serein et verdoyant, imaginant la vie et la mort de ces autres Algériens dont les ancêtres étaient venus des différents pays qui bordent la Méditerranée.
Le cimetière de Constantine se trouve dans un état remarquable, grâce au
gardien extrêmement attentif qui s’en est occupé depuis l’indépendance et
à son fils qui l’a récemment remplacé. Nous nous y sommes rendus à
l’improviste un samedi, jour férié en Algérie, mais il nous a ouvert avec
gentillesse. Sa prestance, sa courtoisie, l’intérêt qu’il porte à son
travail s’imposent dès le premier abord. Il nous a reçus dans son bureau
et nous a présenté les registres et les plans, soigneusement classés à
l’abri d’une armoire. Tout est ordonné et absolument net, à l’image du
gardien. Après avoir repéré les tombes que je souhaitais visiter, il nous
a guidés jusqu’à la chapelle de la famille Mello où reposent les deux
enfants et les trois adultes assassinés à Aïn Abid au cours de
l’insurrection du 20 août 1955. Ils nous a conduits ensuite devant
l’ossuaire des cimetières de différents villages, rassemblés depuis
quelques années à Constantine. Chaque mort est identifié et repose dans
une niche particulière car le gardien tient à ce que les familles qui le
souhaitent puissent retrouver leurs morts. Seules les familles des morts
ont le droit de pénétrer dans l’ossuaire fermé par une solide porte
métallique.
L’état exceptionnel du cimetière de Constantine est fragile. En avril 2009, le gardien s’est d’ailleurs fait agresser par des marginaux qui avaient sauté le mur. Sérieusement blessé à la main et contusionné par les ivrognes, il été hospitalisé plusieurs jours. Le travail du gardien et de sa famille n’est pas suffisamment reconnu. Leur situation est menacée. La pression démographique est forte et leur logement convoité. L’aide apportée par le consulat français de la ville se limite le plus souvent au fleurissement pour les cérémonies du 1er et du 11 novembre. Que deviendra le cimetière de Constantine si le gardien et sa famille sont chassés de leur logement ? Laissé sans ses soins, éclairés par une longue pratique et le profond respect qu’il témoigne à tous ses morts, la dégradation sera rapide. Il est urgent que les pieds-noirs, qui tiennent à leurs proches ensevelis en terre algérienne, prennent en compte le travail et le
dévouement de ces deux hommes qui les relaient sur place. Non seulement il est nécessaire de les maintenir dans leur charge mais de les aider en finançant les travaux d’entretien et en rétribuant correctement leur travail. En 1993 déjà, un article publié dans la presse pied-noir
souhaitait l’intervention des autorités consulaires françaises et de l’association In Memoriam afin de protéger et d’entretenir les cimetières juifs et chrétiens. A propos du cimetière juif de Mostaganem, l’auteur observait : « Le gardien mérite que les anciens mostaganemois fassent un effort pour le rémunérer. Son seul salaire étant le logement de deux pièces (…) ». Il concluait « Les tombes de nos ancêtres méritent un petit effort3. » Quinze années ont passé, mais la situation n’a guère changé.
Le dévouement remarquable et le travail accompli par la plupart des gardiens des cimetières ne sont pas vraiment pris en compte. Pour en prendre plus exactement la mesure, retournons la situation et posons la question : combien de Français en France accepteraient de prendre en
charge un cimetière musulman en se contentant du logement attribué au gardien ? Il est temps d’agir plutôt que de crier à la profanation. Les outrages du temps qui passe et des vandales sont réparables. A condition de le vouloir et de participer en Algérie, comme cela se fait en France, à l’entretien des cimetières.
- Claire Mauss-Copeaux est l’auteur de L’insurrection du Constantinois, 20 août 1955 publié sur ce site
- Voir Etienne Copeaux et Claire Mauss-Copeaux, Taksim, Chypre divisée, Aedelsa, 2005.
- Pieds-Noirs d’hier et d’aujourd’hui, novembre 1993, n° 40, p. 39.