L’Algérie pour mémoire.
Témoignages autour de La Question 1958-2018
Du 22 septembre au 10 novembre
La Question d’Henri Alleg est un de ces éclats de conscience qui nous interpellent comme autant de jalons suppléant le déni ou l’oubli et exigeant une mise à jour critique et partagée.
Le Centre culturel algérien, en partenariat avec l’association Art et mémoire au Maghreb, propose du 21 septembre au 10 novembre 2018 une exposition et des manifestations pour commémorer la parution en 1958 de La Question, récit sobre et bouleversant du journaliste et militant communiste Henri Alleg, qui retrace les terribles moments qu’il a vécus sous la torture.
Ce texte, qu’il réussit à faire sortir de prison, eut un immense retentissement en révélant l’usage systématique de la torture exercée par la France coloniale et son armée, au mépris des règles de l’Etat de droit, contre les Algériens engagés dans la lutte pour l’Indépendance.
En même temps l’exposition veut rendre hommage aux anticolonialistes, hommes et femmes, qui comme Henri Alleg et Maurice Audin, se sont battus pour l’Indépendance de l’Algérie. Depuis cette période de guerre jusqu’à nos jours, des intellectuels et des artistes lucides et vigilants ont témoigné contre les désastres que porte en elle la guerre coloniale. Dans l’exposition, textes et œuvres de l’époque dialogueront avec des créations plus récentes qui depuis font inlassablement retour sur cette part obscure et occultée de l’Histoire. Ces éclats de conscience nous interpellent comme autant de jalons suppléant le déni ou l’oubli et exigeant une mise à jour critique et partagée.
Œuvres de Aksouh, Myriam Ben, Benanteur, Ammar Bouras, Boutadjine, Cremonini, Dalila Dalléas-Bouzar, Erro, Gasquet, Gérard Gosselin, Guttuso, Djilali Kadid, Lapoujade, Jean-Jacques Lebel, André Masson, Matta, Choukri Mesli, Mireille Miailhe, Christine Peyret, Ernest Pignon-Ernest, Mustapha Sedjal, Boris Taslitzky, Kamel Yahiaoui.
Poésies de Djamal Amrani, Djamila Amrane, Mohamed Dib, Leila Djabali, Assia Djebar, Anna Greki, Malek Haddad, Bachir Hadj-Ali, Henri Kréa, Jean Sénac, Nordine Tidafi, Kateb Yacine, Zehor Zerari…
Documents et éditions originales : La Question (éditions de Minuit, éditions La Cité-Lausanne, éditions étrangères), L’Affaire Audin (éditions de Minuit), La gangrène (éditions de Minuit), Pour Djamila Bouhired (éditions de Minuit), Djamila Boupacha (Gallimard), Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie dit Manifeste des 121, etc.
Commissariat : Anissa Bouayed et Amina Far. Adresse du Centre Culturel Algérien 171, rue de la Croix-Nivert 75015 Paris France Tél. : 01 45 54 95 31Jeudi 27 septembre 2018 à 18h30 Conférence autour du thème : La Question d’Henri Alleg, 1958-2018, un texte nécessaire contre la torture, organisée en partenariat avec l’association Art et mémoire au Maghreb. avec : • Nils Andersson, éditeur suisse de La Question après la censure de la publication des éditions de Minuit, • Gilles Manceron, historien de la colonisation et membre de la Ligue des droits de l’homme, • Alain Ruscio, historien spécialiste de l’histoire coloniale, • Anissa Bouayed, historienne travaillant sur les représentations et commissaire de l’exposition « L’Algérie pour mémoire. Témoignages autour de La Question. 1958-2018 » au Centre Culturel Algérien.
Face à la guerre d’Algérie, des artistes insurgés
De petites constellations d’artistes lucides dénoncèrent les massacres de civils, la torture, tous les désastres de la guerre coloniale. Ils témoignèrent comme le firent dans l’histoire de grands artistes qui les inspirèrent, de Goya à Picasso. Certains d’entre eux revendiquent d’être des artistes « engagés », d’autres refusent cette terminologie sartrienne. Le critique d’art Pierre Gaudibert préférait l’expression d’artistes « concernés ». Ces artistes eurent une vision juste de ce qu’était la guerre coloniale. Nombre d’entre eux signèrent le Manifeste des 121. Pourtant leurs œuvres furent peu portées à la connaissance du public (sauf les dessins de presse) et restent peu connues. Pierre Vidal-Naquet avait pu dire que les intellectuels n’avaient pas associé la bataille de l’art à leur propre combat centré sur la nécessité d’apporter des preuves. Or l’art n’est pas là pour prouver. Seules les dernières publications de la guerre reproduisent quelques œuvres d’artistes comme les dessins de Lapoujade et le portrait de Djamila Boupacha par Picasso dans l’ouvrage éponyme de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ou une gravure du peintre algérien Issiakhem dans la Nouvelle Critique.
Bien qu’il soit difficile de les classer, car issus de différentes générations et des courants multiples, trois courants principaux se distinguent. Les uns sont figuratifs et réalistes dans leur volonté de témoigner, les autres, héritiers du surréalisme, considèrent l’art comme insurrectionnel, et enfin certains tenants de l’abstraction expriment leur indignation devant la guerre coloniale. Ce courant influence particulièrement de jeunes artistes algériens, venus à Paris avant la guerre, qui voient dans la non figuration le signe de la modernité, un retour aux sources de leur culture et une rupture avec l’orientalisme dans une perspective de « contre-visualité ». Comme leurs amis écrivains, ils sont interpellés par la guerre dans leur vie et leur art.
Chez les premiers, Mireille Miailhe et Boris Taslitzky rapportent de leur périple en Algérie de précieux dessins de reportage. Réalisés à l’orée de la guerre, en 1952, ils montrent les Algériens aux prises avec la misère mais déjà en état de résistance contre l’arbitraire colonial. Gosselin représente de façon métaphorique et non pas réaliste le bombardement en février 1958 du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef. Le bombardement, qui tue des enfants, a lieu au moment où sort « La Question », ce qui amplifie la condamnation de la France par l’opinion internationale. Le peintre italien Guttuso, classé souvent dans le réalisme socialiste, produit ici une œuvre symboliste, Le Cavalier de l’Apocalypse, parabole de la guerre et de ses fléaux, réactualisant un thème biblique qui traverse l’histoire de l’art occidental.
Entre figuration et abstraction, Vasco Gasquet, fils d’émigré espagnol de la guerre civile, a la conscience précoce de ce qui advient et montre dès 1955 la dissymétrie de la guerre coloniale en reprenant l’image référentielle de Goya, la fusillade de El Tres de Mayo. Chez Cremonini, peintre italien vivant à Paris, la peinture métaphysique et inclassable qu’il affectionne, cède le pas — avec La torture — devant un expressionisme violent. Centrée sur la victime, elle est comme une stupéfiante mise en abîme de la déshumanisation. Lapoujade cherche à concilier engagement politique et abstraction. Ses œuvres sur la torture sont à la fois un témoignage et une réflexion sur les limites de la représentation devant l’indicible. Chez les peintres algériens non-figuratifs, des stratégies similaires sont à l’œuvre pour témoigner sans figurer. Parmi eux, Mesli dénonce la réalité de la guerre avec une série de pastels, Les camps, qui évoquent la multiplicité des centres de détention où croupissent les patriotes algériens. Faits sur des cartes militaires, ils sont aussi de précieux documents d’histoire.
Héritier du surréalisme, le jeune Jean-Jacques Lebel, insoumis pour ne pas partir se battre en Algérie, refuse l’étiquette d’artiste engagé. Il témoigne en 1961 par un assemblage dadaïste -La justice (L’assassinat de Maurice Audin). Avec Baj, Crippa, Dova, Erro et Recalcati, Lebel est l’un des auteurs d’une œuvre majeure, Le grand tableau antifasciste collectif, exposée à Milan en 1961 et séquestrée par la police. Erro, venu d’Islande est touché par la cause algérienne grâce à son ami et poète algérien Henri Kréa. Sa fresque Nord du Sahara, réalisée en 1959 montre un affrontement sanglant alors que le terme d’événements était utilisé pour masquer l’évidence de la guerre coloniale. Le peintre surréaliste André Masson évoque dans une série d’œuvres de tonalité sombre l’univers carcéral qu’il côtoie journellement quand son fils Diego, musicien, est emprisonné pour avoir aidé le FLN. Ses œuvres portent en elles une tension sous-jacente entre conscience malheureuse devant les entraves à la liberté et nécessité ontologique de résister. C’est ce combat dialectique qui transparaît dans les œuvres du peintre surréaliste Matta. Ce peintre chilien vit en Europe, rencontre des intellectuels algériens et prend fait et cause pour l’Indépendance algérienne. Dans l’œuvre qu’il intitulera La Question, aujourd’hui à New York, il construit comme un architecte un huis clos où la victime affronte son bourreau. Il réalise aussi des œuvres graphiques de taille plus modeste comme la gravure L’Antiprocès, sur la parodie de justice abdiquant devant la torture.
A la fin de la guerre, des artistes redonnent à la figure humaine sa place symbolique dans une volonté de re-présenter, pour rendre présents ceux que la mort violente, le déni ou l’oubli ont effacé des mémoires. Le travail d’Ernest Pignon-Ernest, entamé à la fin de la guerre d’Algérie, est le chaînon générationnel qui relie le témoignage des artistes au temps de la guerre à ceux des générations actuelles. En 1963, son portrait d’Henri Alleg, peint directement sur la une du journal Alger républicain, traduit avec justesse l’osmose entre l’homme et son combat. En 2002 ses portraits en pied du jeune mathématicien Maurice Audin, collés sur les murs d’Alger jusqu’au centre d’El Biar où il fut torturé puis assassiné, sont une protestation contre les mensonges d’Etat. On peut aussi voir chez les figuratifs la volonté d’héroïsation d’un peuple à travers des figures emblématiques, dont les portraits, véritables enjeux de mémoire, suppléent à l’absence. Djilali Kadid regarde vers les écrivains. Son portrait d’Henri Alleg y côtoie ceux des écrivains algériens — comme Kateb Yacine et Mohamed Dib — qui ont participé à l’aventure d’Alger Républicain dans les années 1950 et qui ont dénoncé la situation coloniale dès leurs premières oeuvres. Mustapha Boutadjine dresse de son côté une galerie vertigineuse d’hommes et de femmes qui ont « incarné » l’anticolonialisme et la résistance algérienne comme le visage pathétique de Fernand Iveton, seul Européen guillotiné à côté de ses frères algériens, partant à la mort en se disant pleinement Algérien.
D’autres artistes algériens, nés après l’Indépendance, élaborent de nouvelles stratégies pour signifier la part de l’histoire coloniale et de la guerre dans les mémoires. Une « post-mémoire » qui expliquerait le recours à l’archive pour ancrer la création. Kamel Yahiaoui avec La mort à l’échafaud poursuit sa réflexion sur la violence par une sculpture et deux dessins évoquant la guillotine car plus de 200 combattants Algériens furent guillotinés dans la prison de Serkadji (Barberousse). Mustapha Sedjal revient lui aussi sur les traces de l’histoire. « Elle est présente en nous et nous tourmente » dit-il. Ici, c’est en retournant dans les pages de La Question, dans les documents d’archives, qu’il entame une véritable investigation sur l’idée d’engagement et la déploie dans l’œuvre éponyme.
Née bien après cette période, Dalila Dalléas Bouzar travaille à combler l’aspect lacunaire de l’histoire grâce à l’archive photographique qu’elle transforme pour densifier et « subjectiver » l’image. Son travail fait écho à un autre travail de femme artiste, celui de Christine Peyret qui reprend des photos de son enfance en Algérie sous forme de tapisserie, « traversant » l’image pour lui rendre paradoxalement son épaisseur temporelle et pour aller vers « le point de vue de l’autre » comme dans Jeunes filles aux drapeaux. Ammar Bouras explore aussi des images de la guerre. Il leur donne, par une réduction drastique des couleurs, une forte intensité. Il s’agit du poème Serment de Bachir Hadj Ali où résonne les mots douloureux d’une mémoire à vif et le serment de ne pas avoir de haine contre le peuple français.
Ne cherchant pas à établir de preuves mais à dire leur révolte et leur espérance dans une liberté prochaine, les poètes associèrent parfois leurs images mentales à celles d’artistes visuels. La poésie fut un art de révolte et se démultiplia souvent en France dans l’exil mais aussi en Algérie. Jean Sénac réalise avec Benanteur le premier livre d’art de l’Algérie indépendante. Djamel Amrani, après son terrifiant témoignage sur la torture, Le Témoin, se tourne vers la poésie, son terrain de prédilection, entraînant avec lui le peintre Aksouh qui laisse d’émouvantes encres abstraites au creux des pages de Soleil de notre nuit. Henri Kréa, dans une veine surréaliste, fait entendre sa voix singulière dans des poèmes qu’illustrent les peintres qui ont porté l’Algérie dans leur cœur, comme Matta, Kijno, Erro ou Benanteur.
Faire retour sur ce passé qui ne passe pas, semble une nécessité existentielle pour se repérer, trouver sa place, regagner l’estime de soi, autant qu’une nécessité politique — au sens noble du terme — pour vivre ensemble sans édulcorer l’histoire. A ce titre, les artistes visuels contribuent comme les écrivains et les poètes à installer symboliquement dans le monde sensible ces images indispensables pour éclairer notre présent.
Au moment où le Comité Maurice Audin faisait sienne la thèse de la mort non préméditée d’Audin lors d’une séance de torture, le lieutenant Charbonnier l’ayant étranglé dans un accès de colère — thèse dont on peut penser aujourd’hui qu’elle a peut-être été diffusée pour dissimuler un ordre de le tuer donné par le général Massu —, l’artiste Jean-Jacques Lebel, de manière totalement intuitive et spontanée, l’a représenté, dans ce tableau de 1961, un couteau planté dans le cœur. Le peintre l’a expliqué, en septembre 2014, lors de l’exposition Les désastres de la guerre, 1800-2014, au Louvre-Lens.
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La Question, un texte nécessaire contre la torture
En 1958 paraît la La Question. Le journaliste et militant communiste Henri Alleg y retrace les terribles moments qu’il a vécus sous la torture. Ce texte eut un immense retentissement en révélant l’usage systématique de la torture exercée par la France coloniale et son armée, au mépris des règles de l’Etat de droit, contre les Algériens engagés dans la lutte pour l’Indépendance. Cette exposition veut rendre hommage aux anticolonialistes, hommes et femmes, qui comme Henri Alleg et Maurice Audin, se sont battus pour l’Indépendance de l’Algérie. Depuis cette période de guerre jusqu’à nos jours, des intellectuels et des artistes lucides et vigilants ont témoigné contre les désastres que porte en elle la guerre coloniale. Dans l’exposition, textes et œuvres de l’époque dialogueront avec des créations plus récentes qui font inlassablement retour sur cette part obscure et occultée de l’Histoire. Ces éclats de conscience nous interpellent comme autant de jalons suppléant le déni ou l’oubli et exigeant une mise à jour critique et partagée.
Avant le déclenchement de l’insurrection en 1954 et malgré les signes avant-coureurs de la décolonisation, peu de réflexions critiques avaient remis en cause le colonialisme. En France, le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, fit scandale en 1950 par son analyse sans concession du fait colonial, qui inspira fortement Frantz Fanon, le grand idéologue de la Révolution algérienne. En Algérie, la revue Consciences maghrébines fondée par l’intellectuel de sensibilité chrétienne André Mandouze, les publications des nationalistes algériens, celles des communistes algériens et le quotidien anticolonialiste, Alger Républicain, dirigé par Henri Alleg, journaliste rigoureux et incisif, dénonçaient l’arbitraire du régime colonial malgré la censure. Une culture de la résistance anime ces groupes d’anticolonialistes, minoritaires certes, qui refusent l’ordre dominant et ses injustices et le font savoir par les mots. Mais étaient-ils entendus au-delà des cercles militants ?
La guerre fit voler en éclats le mythe civilisateur, portant au paroxysme la violence qui le maintenait en place, dans une répression à grande échelle. Les premiers et rares écrits qui vont à l’encontre du discours officiel — qui parlait de simples mesures de maintien de l’ordre face à quelques bandes de rebelles — sont d’abord des articles de presse, qui eurent un écho insuffisant. France-Observateur, L’Humanité, L’Express, Le Monde, Libération, Témoignage chrétien, Esprit et les Temps modernes menèrent ce combat avec courage et difficulté, car souvent censurés. Le pouvoir les accusa d’être anti-français alors qu’ils se réclamaient des droits de l’homme ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En Algérie, Alger Républicain fut interdit dès septembre 1955.
C’est le début d’une « guerre de l’écrit » qui mobilise intellectuels, journalistes et éditeurs avec Le dossier Jean Muller terrifiant récit d’un appelé, Contre la torture de Pierre-Henri Simon, Pour Djamila Bouhired de Georges Arnaud et Jacques Vergès. Ceux qui s’informaient savaient que la Bataille d’Alger, commencée début 1957 pour briser le FLN, avait amplifié les rafles massives, les arrestations ciblés qui touchèrent les nationalistes du FLN et leur chef historique à Alger, Larbi Ben M’Hidi, mais aussi des Européens, hommes et femmes engagés dans l’action aux côtés du FLN comme les démocrates Pierre et Claudine Chaulet (obligés de fuir à Tunis), les communistes du PCA comme Henri Alleg, Maurice Audin, Fernand Iveton ou Jacqueline et Abdelkader Guerroudj. Investi du pouvoir de police, Massu et ses paras utilisèrent massivement la torture malgré son caractère illégal, provoquant la démission du Général Pâris de Bollardière et de Paul Teitgen, secrétaire de la police. L’armée disait répondre à la violence du FLN. Mais devant la réprobation internationale, on a pu dire de cet épisode que certaines batailles gagnées sur le terrain sont des défaites. De la même manière, au moment où sort La Question, le bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, avec ses victimes civiles, achève de déconsidérer la France coloniale dans le monde.
Cet éveil de l’opinion fait comprendre l’écho immense de La Question publiée en février 1958 aux Editions de minuit. Ecrit en prison, dissimulé, remis par morceaux à son avocat, retranscrit par Gilberte, la femme d’Henri Alleg, le texte eut une large réception dans tous les milieux concernés par la guerre, en particulier parmi la jeunesse étudiante ou ouvrière. Le journaliste emprisonné sut exprimer l’indicible. La vérité des faits apparaissait comme une révélation dans la sobriété même de ce bref récit. La Question devint emblématique de l’esprit de résistance et de l’éminente dignité de l’humanité face aux bourreaux. Les « témoins humiliés dans l’ombre » selon les mots de Paul Teitgen, au moment de sa démission, avaient une voix qui faisait entendre l’impatient espoir de liberté de tout un peuple. Pour l’étouffer, l’ouvrage fut saisi en mars 1958. Le texte réédité aussitôt en Suisse circula d’autant plus qu’il était interdit. Traduit dans plusieurs langues, ce texte référentiel est considéré comme le « J’accuse » de la guerre d’Algérie. Il est toujours lu aujourd’hui.
Pierre Vidal-Naquet publia, juste après, aux éditions de Minuit, L’affaire Audin, du nom de ce jeune mathématicien, camarade de lutte d’Henri Alleg, arrêté comme lui, torturé et « évadé » selon la version de l’armée que les autorités ne démentirent pas. D’autres publications continuèrent ce combat nécessaire dénonçant aussi le viol comme instrument de terreur, les camps, la justice expéditive qui envoya plus de 200 combattants algériens à la guillotine. Le combat des intellectuels culmina avec la parution du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission, le 4 septembre 1960, qui considère comme légitime le refus de porter les armes contre le peuple algérien.
Après l’Indépendance algérienne, en 1962, la bataille de l’écrit oscille entre oubli et résurgence, symptomatique de blessures non cicatrisées et du déni, comme le montre La gangrène et l’oubli de Benjamin Stora. Après les déclarations fracassantes des généraux Massu et Aussaresses avouant la pratique généralisée de la torture, le travail historien prend le relais, initié en 1972 par Pierre Vidal-Naquet avec La torture dans la République, insistant sur la dimension politique de la torture devenue institution d’Etat. Cette indispensable réflexion se poursuit en 2000 avec la thèse de Raphaëlle Branche qui apporte la preuve historique de l’usage systématique de la torture pendant la Guerre d’Algérie. Si le travail historien répond à d’autres temporalités et finalités que les écrits polémiques, les conclusions de cette thèse furent immédiatement lues dans les deux pays. Aujourd’hui, le combat opiniâtre de la famille de Maurice Audin, des comités de soutien et le travail des historiens, ont fait avancer la vérité : en 2014 François Hollande, alors Président de la République, révèle que Maurice Audin est mort durant sa détention et en septembre 2018 le Président Emmanuel Macron vient de déclarer que Maurice Audin est mort sous la torture, qui a été utilisée à grande échelle par l’armée, sous la responsabilité de l’Etat. Ces propos confirment plus de 50 ans après ce que les comités de l’époque dénonçaient. Méthode d’une « sale guerre » comme disaient ses opposants, la généralisation de la torture doit aussi s’envisager dans le temps long comme prolongement et mise à nu du rapport colonial où domine le mépris de « l’autre », du colonisé. Devoir de vérité, travail de mémoire et travail historien doivent continuer à concourir pour éclairer l’histoire globale du fait colonial, pour l’enseigner dans les deux pays et pour en reconnaître les crimes.
h alleg 22 juin 2012
L’intervention d’Henri Alleg, le 22 juin 2012, au colloque de l’Association Maurice Audin, à l’occasion de la remise du prix franco-algérien de mathématiques, à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, un an avant sa disparition en 2013.