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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Les archives de la Croix-Rouge sur les prisons et camps d’internement en Algérie (1955-1962)

Dans le quotidien algérien "El Watan" du 20 août 2018, un article de Mohand Aziri est consacré au livre de Fatima Besnaci-Lancou, "Prisons et camps d'internement en Algérie. Les missions du Comité international de la Coix-Rouge dans la guerre d'indépendance 1955-1962". Il souligne l'importance des recherches effectuées par cette auteure dans les archives du CICR à Genève. Et explique que cet ouvrage apporte des éléments essentiels sur l'univers concentrationnaire édifié alors par les autorités françaises en Algérie.

Dans El Watan du 20 août 2018,

« Prisons et camps d’internement en Algérie, de Fatima Besnaci-Lancou.

Plongée dans l’univers concentrationnaire français en Algérie »

par Mohand Aziri Source

C’est un ouvrage dense, froid, même « glaçant et glacial » que vient de commettre la chercheure et docteure en histoire Fatima Besnaci Lancou. Prisons et camps d’internement en Algérie : Les missions du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans la guerre d’indépendance 1955-1962, publié en mai dernier aux Editions du Croquant, remet de la lumière dans l’âge sombre de l’univers concentrationnaire et carcéral français en Algérie.

Préfacé par le sociologue, professeur des universités, Aïssa Kadri, l’ouvrage (570 pages), restitue, dans un style dépouillé, étonnamment distancié, l’envers et l’endroit de cette Algérie française qui a fonctionné comme une « vaste prison », où le droit et la justice ont été bafoués : «S i l’on se base sur les statistiques de différentes sources recoupées et comparées, c’est un peu plus de trois millions cinq cent mille Algériens, voire quatre millions de personnes qui ont connu l’univers carcéral, mis systématiquement et méthodiquement en place par les autorités coloniales, soit presque 40% de la population de l’époque, ce qui est considérable dans une situation où le rapport de forces entre les belligérants en présence était incommensurablement inégalitaire ».

L’opus, une recherche qui va « compter dans l’historiographie » de la guerre d’Algérie, éclaire « la systématicité de la répression coloniale, son caractère délibéré, pensé et organisé », se veut déjà comme un « révélateur, du côté français, de quelque chose qui a été tu et qui relève d’une mémoire négative où, en demandant de nommer les choses, aux témoins et aux générations, on les retire de leur champ de vision. Et du côté algérien, où on passe pour reprendre les mots de l’historien Denis Peschanski, auteur de La France des camps, de lieux sans mémoires, à des mémoires sans lieux, où la quasi-totalité des camps décrits ici ont sinon disparu, ou reproduit pour certains les logiques de la répression (…) ».

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L’auteure, pour les besoins de sa recherche, compilera, avidement les archives du CICR (Comité international de la Croix-Rouge) mises à la disposition des chercheurs en 2004, — 10 ans avant le délai réglementaire de 50 ans —, notamment les dossiers du sous-fonds classés dans les cotes B AG (regroupant l’ensemble des archives des initiatives du CICR en mission entre 1951 et 1965, en l’occurrence celles prises lors de la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962). La série B AG 251 comporte des documents relatifs aux activités opérationnelles du Comité international. Une série qui réunit quasiment tous les rapports de mission des membres du Comité et des délégués. Les autres dossiers contiennent, entre autres : rapports de mission et bordereaux d’envoi, correspondances et télégrammes reçus et envoyés, procès-verbaux d’entretiens, documents reliés, comptes rendus de réunion, des photographies, cartes, plans, brochures, affichettes, diplômes, dépliants, rapports médicaux, d’enquêtes ou d’activités, lettres d’associations françaises, des autorités françaises, du FLN, de protestations de plusieurs Croix-Rouge et Croissant-Rouge, etc.

… Centres de rééducation des rebelles

En tout, 464 visites de divers lieux de détention effectuées par les délégués du CICR, dont 139 concernent les établissements pénitentiaires, que l’ouvrage passe au crible de « manière très rigoureuse », rendant compte de la diversité des lieux et de leurs statuts, du sordide de la vie carcérale, de ces « conditions souvent infrahumaines » entrecoupées de quelques « moments fugaces d’humanité ».

« Une première typologie des établissements d’incarcération est établie. Des centres d’hébergement aux CTT (Centres de triage et de transit) en passant par les CMI (Camps militaires d’internés pour les rebelles capturés les armes à la main, et faisant partie d’une bande armée ou non), Fatima Besnaci-Lancou dresse un panorama tout à fait précis et exhaustif de la situation qui prévaut dans l’année 1955, première mission, jusqu’à l’année 1958, dans un premier temps, où les autorités font un pas dans la prise en considération relative du statut de prisonniers pris les armes à la main (PAM). Ceux-ci, déclarés dangereux, réfractaires à toute récupération, sont internés dans des Camps militaires d’internés, spécialisés (CMIS), soit dans une Section spécialisée du CMI (SS CMI) et également dans des Centres de rééducation des rebelles pris les armes à la main (CDRP) où certains internés sont mis à la disposition des militaires pour des travaux de manœuvre (…).

Sans parler des camps de regroupement où « plus d’un million d’Algériens sont parqués et surveillés par les SAS (Sections administratives spécialisées), les Mokhaznis ou l’armée (…) ». Cette typologie recoupe une « spécialisation des centres que l’auteure, transcendant une logique de répression totale, caractérise de manière détaillée à travers une sociographie des catégories de populations dominantes qui y sont internées : Lodi, celui des communistes et syndicalistes (118 Européens internés à partir de 1957), Paul Cazelles qui est celui des militants de la Bataille d’Alger, Tefeschoun avec la création d’une section femmes, Arcole, qualifié centre des irréductibles, Bossuet, celui des agitateurs politiques actifs, Berrouaghia, Djorf, Camp Maréchal, Sidi Chami, Saint Leu, puis plus tard des CMI (14 Centres militaires pour internés) et des CMIS (spécialisés pour les éléments dangereux) Boghar, Ksar Thir, etc. ».

Toutes les lois, rappelle le préfacier, qui suivent la radicalisation de la lutte pour l’indépendance (loi du 31 mars 1955 relative à l’état d’urgence et la loi sur les pouvoirs spéciaux de mars 1956) accélèrent et généralisent la répression. « Pendant ce qui a été désigné Bataille d’Alger, le nombre d’arrestations est exceptionnellement important. En quelques mois, de janvier à juin 1957, des milliers de suspects sont arrêtés ; plus de 3000 d’entre eux disparaissent définitivement. Ces hommes et ces femmes arrêtés par des militaires ne sont pas déférés devant la justice, mais d’abord enfermés dans des camps connus sous différentes appellations : centres de regroupement, centres de transit, centres de tri, camps dits “de triage”, centres de triage et d’hébergement provisoire, centres d’interrogatoire, lieux-dits, connus, de sinistre mémoire comme la ferme Ameziane à Constantine, la ferme Bousselham à Sétif, la villa Sésini à Alger. Il y avait plus de 200 camps, répartis sur tout le territoire algérien, directement rattachés aux 4 corps d’armée (Alger, Constantine, Oran, territoires du Sud). Près d’une trentaine se trouvaient dans l’Algérois et dépendaient du corps d’armée d’Alger, comme celui d’El Biar qu’Henri Alleg nomme centre de tri. Centre de tri dissimulé à la 4e mission du CICR, qui se trouvait à Alger de mai à juillet 1957 ; centre où Larbi Ben M’hidi, Ali Boumedjel, Maurice Audin, torturés, ont disparu (…) ».

De camp en camp, la descente aux enfers

Aïssa Kadri (membre avec Delphine Perrin et Hocine Zeghbib du Comité éditorial de la collection Sociologie historique) met en relief la trajectoire « emblématique » de Fatima Besnaci-Lancou, symptomatique des déchirures algériennes nées de la colonisation. « Sa propre famille, déchirée et partagée par les circonstances qui la dépassaient, a été elle-même fracturée et divisée entre nationalistes, indépendantistes et engagés ou supplétifs de l’armée française ».

Comme des centaines de milliers de paysans algériens dépossédés, expropriés, refoulés, sa famille a été déplacée en situation coloniale loin de ses terres. « Ses grands-parents maternels ont connu très tôt les camps de regroupement, celui notamment de Gherdous, à douze kilomètres de Novi, actuellement Sidi Ghilès, et ses grands-parents paternels, un déplacement au cœur de Novi où elle a vécu enfant jusqu’à huit ans, avant de connaître les camps du sud de la France. Et son oncle maternel a connu les camps qu’elle décrit dans l’ouvrage, notamment le CTT de Gouraya où il a été torturé et il a fini par rejoindre l’ALN où il est resté au maquis jusqu’à la fin de la guerre et est devenu gendarme dans l’Algérie indépendante. L’histoire de sa famille se confond avec celle des camps : de regroupement, d’internement, ou encore de relégation. Elle reste elle-même profondément marquée par cette descente aux enfers. De camp en camp, (…) ».Fruit d’un travail de recherche universitaire, ce « travail qui confine à celui d’entomologiste, du cartographe scrupuleux et rigoureux dans la restitution du fait le plus ténu, et dont la cartographie des camps, avec leurs caractéristiques, leurs spécificités, les catégories de populations qui y passaient, peut être considérée avec le rapport Rocard sur les camps de regroupement comme une référence, rare, dans la connaissance de l’univers concentrationnaire français en Algérie ».

Mohand Aziri


Présentation de l’éditeur

Dès les premiers jours de l’insurrection algérienne, en novembre 1954, des arrestations visent toute personne soupçonnée d’actes portant atteinte à la sûreté de l’État. Des hommes et des femmes remplissent rapidement les prisons. Des suspects s’entassent dans des camps. En quelques mois, ces détenus se comptent par milliers.

Conformément à ses statuts, le CICR envisage rapidement de contrôler leurs conditions de détention. Parallèlement, l’institution tente de vérifier celles des soldats français qui seraient aux mains du FLN. À partir du début de l’année 1961, ces contrôles s’élargissent au bénéfice des Européens pro-Algérie française arrêtés.

Pour la première fois, un ouvrage se penche principalement sur l’application du droit humanitaire dans cette guerre qui ne dit pas son nom, ce qui permettait de passer outre à la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre.
Comment les délégués du CICR ont-ils procédé pour mener à bien leurs missions alors que le sort des prisonniers figure rapidement au cœur des stratégies du mouvement de libération nationale que les gouvernements français successifs tentent de contrecarrer ? Le CICR, à son corps défendant, a dû mener son action dans le cadre de cet affrontement.

En 10 missions, près de 500 visites de contrôle sont effectuées par ses délégués. Leurs observations consignées dans des rapports nous donnent une idée assez précise du quotidien vécu par les différentes catégories de prisonniers : surpopulation dans les prisons et les camps, des internés mangeant dans des boîtes de conserve, traces de tortures… mais également, des régimes de détention plus acceptables grâce à l’attitude humaine de certains responsables de camps.

Cet ouvrage développe également les diverses actions du CICR au bénéfice des populations réfugiées au Maroc ou en Tunisie et des personnes reléguées par l’armée française dans des camps de regroupement en Algérie.

Chercheure-docteure en histoire, Fatima Besnaci-Lancou a dirigé le numéro 666 de la revue Les Temps Modernes, consacré aux harkis sous le titre « Harkis – 1962-2012, les mythes et les faits », membre du Conseil scientifique du Mémorial du camp de Rivesaltes (66) et de la Maison d’Histoire et de Mémoire d’Ongles (04), Prix Seligmann contre le racisme.

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