Pierre, 12 hectares, 12 vaches, deux ans d’Algérie
Ça y est, Pierre Sellier a soulevé le couvercle qu’il avait vissé sur la marmite de ses 20 ans. Le paysan de Bréal-sous-Montfort, en Ille-et-Vilaine, a attendu longtemps avant de renouer avec le soldat qu’il fut entre 1956 et 1958. Sa guerre d’Algérie n’a été ni sale ni déshonorante. Elle fut tout simplement inutile. Comme pour tant d’autres.
Les guerres commencent dans les gares. Le 12 novembre 1956, Pierre Sellier se hisse dans un train de Rennes. Ce paysan a 20 ans. Il est trapu, porte une fine moustache, il est « obéissant, catholique, fier d’être conscrit, en partance pour remettre de l’ordre dans le bazar ». Pierre n’avait jamais été bien loin, sauf à Lourdes, en pèlerinage. Il ne part pas à la guerre parce que le mot n’existe pas encore pour désigner ce qui se passe en Algérie. Avant le grand jour, sa mère est quand même allée déposer un ex-voto dans une grotte du village. Les guerres commencent par la peur des mères.
Du long voyage, Pierre se souvient d’un mal de mer effroyable, de nuits passées avec la tête sur la valise et de la pagaille à l’arrivée. Il croit qu’il est là-bas pour douze mois. Il a tout faux. Il en fera vingt-six.
De quoi parlaient-ils ces jeunes gens déracinés ? « Pas du tout de la guerre. On ne savait rien. J’écrivais tous les deux jours à mes parents. » Le paquet de lettres a traversé un demi-siècle. Elles sont là. Que disent-elles ? « Ce sont des lettres plutôt naïves. On essayait de ne pas en dire trop. Les murs avaient des oreilles. »
L’Algérie, Pierre va la faire dans les transmissions. Il envoie des messages en morse. Il en voit passer aussi dont certains font état de fuyards abattus. De beaucoup de fuyards abattus. Cette guerre, il la subit, il la sent mais ne la voit pas. Il est en poste à Châteaudun-du-Rhumel, une bourgade entre Constantine et Sétif. Il attend une permission. Il en aura une en deux ans. Une perm’ de douze jours.
Ce ne sera pas une parenthèse : « Au même moment, mon cousin Yves Sellier a été tué en Algérie. Il a fallu que j’enfile mon uniforme et que j’aille lui rendre les honneurs à la sortie de la messe. Alors là, ça a coincé. J’étais au garde à vous, à deux pas du cercueil où reposait un gars de mon âge. J’ai senti monter la colère, les questions. Pourquoi on est là-bas ? Dans le train du retour qui me ramenait en Algérie, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps ».
« Tu es le boucher ou le veau »
Mais cette fois, Pierre a compris : « L’Algérie était une école de bêtise et de soumission. La société française ? Elle nous ignorait. Même entre copains on n’avait pas envie d’en parler. Pour soulever le couvercle de la marmite, il nous a fallu tout un cheminement. Les guerres, ceux qui les font n’en disent rien quand ils reviennent. Ils se taisent. Et ça tombe bien : la société qui les accueille ne veut rien entendre non plus ».
Pour Pierre Sellier, le syndicalisme agricole a été un déclencheur de conscience : à la FNSEA, puis chez les paysans travailleurs, il a rué dans les brancards de son époque. Enfin. Il y a eu mai 1968. Il a commencé à y voir clair. Aurait-il tiré s’il avait dû le faire ? « Oui, peut-être. Oui. Dans la guerre, tu es le boucher ou tu es le veau. Les copains qui ont laissé leur peau là-bas n’ont jamais demandé à mourir. » Cinquante ans plus tard, tout est là, tout se range dans sa tête. Il dévore des livres, il a rejoint une association d’anciens appelés1 qui ignorent l’idée de bon vieux temps. Tous les conflits de la planète, les tueries sanglantes, il les regarde avec l’œil de celui qui a connu ça et qui y a réfléchi : « Est-ce qu’une guerre a jamais apporté une solution à un problème ? Je ne le pense pas ».
Il est retourné en Algérie en 2004. Il voulait sentir à nouveau ce pays sous ses pieds. Y voir, enfin, de belles choses. Un souvenir lui revient souvent : celui d’un match de foot, en 1958, dans une ferme de colon de 3 000 hectares : « Il y avait sept moissonneuses batteuses à la queue leu leu. Et moi, le paysan aux douze vaches, je défendais ça ? J’y repense souvent. J’y repense tout le temps ».
Dans sa petite commune de Bréal-sous-Montfort, ils ont été trois à être rayés de la carte des vivants par cette guerre qui en était une sans en porter le nom. Ils s’appelaient Paul Chapon, Yves Sellier et Alfred Gauthier. C’est un peu pour eux que Pierre Sellier a été lutteur, après. Ses deux fils, qu’il n’a pas bassinés avec ça mais à qui il n’a rien caché non plus, sont d’une génération épargnée par la guerre. Ils ont été objecteurs de conscience. Les chats ne font pas des chiens.
La guerre mène les étudiants à la politique
Professeur d’histoire au lycée De-Gaulle à Caen, auteur d’une thèse sur le doyen de Boüard, Bertrand Hamelin, 38 ans, s’est penché sur le rôle des intellectuels en province pendant la Guerre d’Algérie. Entretien.
- En quoi la Guerre d’Algérie a-t-elle marqué la vie caennaise ?
L’opposition à la Guerre d’Algérie constitue la première mobilisation locale d’étudiants et de profs. Initialement, le mouvement reste limité. À partir de 1960, partis de gauche et syndicats se mobilisent à leur tour. Le 27 octobre 1960, deux cortèges, l’un parti de l’Université, l’autre de Mondeville, font leur jonction dans le centre-ville sur le mot d’ordre de la paix en Algérie. Si on regarde beaucoup plus loin en arrière : l’affaire Dreyfus, rien à Caen. Et le Front populaire ne concerne que les ouvriers : on ne se mélange pas.
- Comment s’explique cette irruption des étudiants ?
Jusqu’au début des années 1950, le millier d’étudiants n’apparaît dans la ville que pour un chahut annuel. En 1954, ils sont 3 000 à s’installer sur le nouveau campus du centre-ville. En 1962, on compte 7 000 étudiants. On ne peut totalement passer sous silence le poids des sursis : cette mesure permettait aux étudiants de reporter leur service militaire qui durait alors jusqu’à 28 mois.
- Quel est le point de départ de la contestation ?
En avril 1956, un sermon du curé de Saint-Etienne sur le thème « aimer et servir sa patrie » entraîne une réaction des mouvements catholiques de la JEC, JOC et ACO affirmant représenter « l’Église authentique ». Peu après se constitue autour de jeunes profs, le comité enseignant pour la négociation en Algérie.
En juin, un meeting de Claude Bourdet, ancien résistant et anticolonialiste, est interdit. Le mouvement contre la Guerre connaît un coup d’arrêt après l’intervention soviétique en Hongrie en novembre 1956 : le siège du PCF du Calvados est mis à sac.
- Comment le mouvement prend-il de l’ampleur ?
Début 1958 est créé, avec le professeur Vidal-Naquet, le comité Maurice-Audin, mathématicien assassiné par les paras. Pierre Vidal-Naquet sera suspendu en 1960 pour avoir signé le Manifeste des 121, qui justifie le droit à l’insoumission. À partir du retour au pouvoir du général de Gaulle, le journal des étudiants Can-Caen organise le débat autour du conflit algérien. Suivent les grandes manifestations de 1960, 1961 (contre le Putsch des généraux) et 1962 contre l’OAS.
- Votre conclusion ?
Cette époque marque l’émergence de l’étudiant comme figure politique en tant que jeune travailleur intellectuel. À la fin de la Guerre d’Algérie, c’est le groupe social le plus actif. Avec de fortes divisions : de l’OAS, organisation jusqu’au boutiste de l’Algérie française, à l’extrême gauche, avec Jeune résistance. Un jeune prof confie son étonnement d’être passé sans transition de « l’estrade à la tribune ». Mai 68 n’est pas loin.
« On n’a rien dit pendant près de 30 ans »
Mémoire intacte et souvenirs soigneusement conservés, Jean-Pierre Crépin voudrait voir tomber les non-dits de la guerre d’Algérie.
Barbe à la Che Guevara, le jeune instituteur verra son pacifisme renforcé par son expérience algérienne.
Parti à l’époque avec la ferme intention de revenir pour témoigner, Jean-Pierre Crépin voudrait voir les ultimes secrets de la guerre d’Algérie enfin dévoilés.
« C’est ma vision, c’est mon expérience, d’autres ont vécu des choses différentes ». Jean-Pierre Crépin n’a pas encore 21 ans quand il arrive en Algérie, en septembre 1958, pour y rester jusqu’en décembre 1961. Plus de cinquante ans après, les souvenirs de ces 27 mois éprouvants sont intacts.
Cette guerre « sale », « comme toutes les guerres », il la revit régulièrement, surtout depuis que les langues se délient. « Pendant près de 30 ans, on n’a pas abordé le sujet. » Parmi les 2 millions d’appelés, « beaucoup n’ont pas voulu en parler à leur retour, tandis que les officiels continuaient de présenter ça comme de la pacification ».
Le cinquantenaire de la fin du conflit doit être, selon lui, « l’occasion de refaire surgir des choses, y compris du côté algérien, pour voir toutes les faces d’une guerre complexe ». L’affaire Aussaresses, les événements du 17 octobre 1961… « Des choses inconnues du grand public apparaissent, mais il reste tellement à apprendre », estime-t-il en citant des exemples de l’après cessez-le-feu : politique de la terre brûlée de l’OAS, massacre des harkis…
« Torture institutionnalisée »
Pacifiste convaincu, ce Granvillais, alors jeune instituteur en Seine-Maritime, s’était préparé au départ en Algérie en lisant La Question d’Henri Alleg et les journaux (Témoignage chrétien, L’Humanité, France Observateur) qui tentaient de rendre compte de la réalité du terrain, malgré la censure.
Les autres appelés, ceux qui n’avaient pas eu accès aux informations non-censurées en Métropole, étaient « préparés de manière manichéenne pendant les 4 mois de classe : les Arabes, s’ils n’étaient pas des fellagas en puissance, les aidaient, tandis que nous étions les protecteurs des civils ».Sur la table du salon, Jean-Pierre Crépin a ressorti les photos d’époque, les vieilles cartes postales, les lettres du front précieusement conservées par sa mère, et un écusson du commando de chasse auquel il avait été affecté. Après quatre mois de classe en Kabylie, à Dellys, son pacifisme affiché et son refus d’enseigner dans les écoles d’officier de réserve lui valent d’être placé dans un de ces groupes chargés de traquer les rebelles fellagas.
Installé dans une zone interdite du massif de l’Ouarsenis, à 150 km au sud d’Alger, vidée de toute population afin d’affaiblir les rebelles, le jeune appelé est aidé de harkis. « La majorité faisait ça par nécessité. Dans le bled, c’était la misère, entre les rançons versées aux fellagas et l’instauration des zones interdite. D’autres ne pouvaient pas rentrer chez eux parce qu’ils avaient donné des renseignements sous la torture ».
Les rafles et la torture sur les civils, pratiques « institutionnalisées et justifiées ». Avant son arrivée dans la zone interdite, Jean-Pierre Crépin se rappelle d’un jour de marché où tous les hommes avaient été raflés. Il n’a pas assisté à leur torture mais se souvient des hurlements dans un hangar. « Le sergent avait arrêté pour aller à la messe, je suis entré, j’ai vu l’homme qui était “travaillé”, je suis allé prévenir l’aumônier mais il n’a rien fait. »
Lui-même estime que « sans avoir participé, on se sent coupable d’avoir été présent et de ne rien avoir pu faire ».
- [Note de LDH-Toulon] – Voir : 4472.