par William Favre

Kawai Gyokudo (1873-1957), Peinture de la célébration des 2600e anniversaire de l’empire japonais, 1926-1937, source: Shōwa nimannichi no zenkiroku, Vol. 5, Kōdansha, Wikimedia commons.
Cet article brosse un portrait général d’un empire colonial asiatique, celui du Japon, qui domina de vastes territoires et de nombreux peuples de 1895 à 1945. Historien de formation et muséologue, William Favre en présente pour nous les principales caractéristiques et en synthétise les principaux enjeux. D’autres articles approfondiront ultérieurement sur notre site cette histoire mal connue en France.
« En 1854, le commodore Matthew C. Perry oblige le Japon à s’ouvrir sur l’Occident. S’ensuit la remise en question du shogunat par les clans du Sud, une guerre civile et la restauration impériale (Meiji) en 1868. Le Japon comprend la nécessité de se moderniser pour préserver son indépendance. »
Jean-François Klein, Pierre Singaravélou, Marie-Albane de Suremain,
Atlas des empires coloniaux, Autrement, Paris, 2012, p. 62.
Chronologie de l’expansionnisme japonais
L’empire colonial japonais (distincte de l’entité impériale ancienne) est une entité politique et territoriale de la fin du XIXe siècle et du XXe et constituant l’un des rares empires non-blancs lors de la seconde vague de colonisation ayant eu cours aux XIXe-XXe siècles. La distinction est importante car l’empire colonial japonais désigne surtout une phase spécifique. L’institution impériale nippone, avec à sa tête une figure revêtant un statut rituel remonte au IVe siècle ap. J.-C et recouvre un territoire confiné aux trois îles principales de l’archipel.

Commymono, Japanese Empire, 14.06.2021, source: Wikimedia commons.
La phase coloniale a duré plus brièvement, de 1895 à 1945 mais couvre une superficie territoriale plus vaste: Hokkaidō, les îles Ryūkyū, les îles Kourils, la partie sud de Sakhaline, la Corée, Taïwan et une partie du Kwantung, le chemin de fer de Mandchourie du Sud et les îles Mariannes du Nord. À cela s’ajoute dès 1931 la Mandchourie, une grande partie de la Chine orientale, l’Asie du Sud-Est, l’archipel malais et une majeure partie de la Micronésie.
L’empire colonial s’est lentement constitué progressivement durant les premières décennies de son histoire et souvent à la pointe de l’épée. L’annexion du royaume des Ryūkyū et de Hokkaidō constitue au lendemain de la Restauration de Meiji (1868) un processus d’absorption territoriale plutôt que guerrier. Les territoires de Taïwan, de la Corée, de Sakhaline et des îles Mariannes sont au contraire des butins de guerre successives menées par le régime post-Restauration: la première guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise et la première guerre mondiale. L’entrée dans l’ère Shōwa (1926-1989) correspond à une accélération de la tendance. La seconde guerre sino-japonaise et la guerre du Pacifique conduisent à une conquête effrénée d’une bonne partie de la Chine et du Pacifique occidental.
L’empire colonial s’effondre lors de la guerre du Pacifique par les Alliés pour le Pacifique et par la Mandchourie pour les Soviétiques. La reddition et le Traité de San Francisco en 1952 confirment sa dissolution.
Idéologie et pratiques du pouvoir
Le régime issu de Meiji traverse plusieurs phases politiques. Pierre-François Souyri met en avant la notion de tennôcratie afin de décrire le régime politique en vigueur durant la période. Par ce terme, le régime décrit un système politique centré autour de la figure de l’empereur (tennō), où les représentants du régime gouvernent en son nom. Le régime de Meiji combine influences locales et exogènes (wakon yōsai). Les courants d’inspiration externe proviennent de la collecte initiale d’informations opérées par le régime impérial naissant lors de la mission Iwakura (1871). On y retrouve le darwinisme social, avec un impact majeur sur l’idéologie de Meiji. À l’influence européenne s’ajoute un nationalisme impérial, où l’empereur incarne l’esprit de la Nation tout en formant une harmonie mystique entre lui et la population japonaise, le kokutai. La troisième influence est une morale politique confucéenne, où prévaut la position paternelle du souverain envers son peuple et le gouvernement à travers des vertus morales.

Uchida Kuichi, Photograph of the Emperor Meiji, 1873, Cleveland Museum of Art, source: Wikimedia commons.
L’établissement de la « Démocratie Taishō » correspond à un libéralisme limité qui contraste avec le gouvernement à tendance oligarchique de l’ère Meiji. La période est marquée par l’établissement du suffrage masculin universel et de l’épanouissement du multipartisme politique. La croissance rapide de l’économie et une intégration économique plus forte permettent au secteur financier de se développer au Japon. Toutefois, cette démocratie impériale s’applique partiellement aux colonies, avec le basculement d’une administration militaire à une administration civile. La voie adoptée devient celle de l’intégration: les élites locales acquièrent un pouvoir politique limité.
La bascule vers le militarisme débute à l’ère Shōwa (1926-1989). Ce glissement vers une politique fasciste se manifeste par un capitalisme d’État, une centralisation du pouvoir autour de l’entourage proche de l’empereur et d’un expansionnisme fondé sur une idéologie panasiatique. L’économie de guerre exalte l’autarcie et l’effort de guerre. Dans les territoires colonisés, l’intégration culturelle passe à celle de l’assimilation forcée, voire à une japonification des populations locales. L’État de guerre permanent mène l’empire à son apogée territorial mais aussi à sa ruine.
L’empire japonais et les autres empires
L’empire japonais se construit en réaction à l’impérialisme euro-américain et à la pression des « traités inégaux ». Les principaux enjeux sont la position géopolitique du Japon par rapport aux autres puissances et le contrôle de zones stratégiques en Asie et dans le Pacifique. Dès le départ, l’enjeu fut de répondre à l’impérialisme euro-américain et la renégociation des Traités inégaux, en adoptant leurs outils. La création d’un empire colonial peut donc être comprise comme une réponse à la diplomatie de la canonnière mais aussi en développant les moyens de faire armes égales avec les autres grandes puissances impériales. La devise « un pays prospère, une armée forte (fukoku kyōhei) » retranscrit cette aspiration de l’archipel.
Le Japon passe d’une puissance régionale à celle de puissance mondiale se situe durant la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Une nation non-blanche battant l’une des plus fortes armées du monde pousse à considérer dorénavant le Japon non plus comme un pays inoffensif à un rival potentiel, surtout dans la région d’Asie orientale. L’attitude asiophobe nourrit le fantasme du « péril jaune », où l’on craint un réveil de l’Asie et ses manifestations supposées. Concrètement, elle se manifeste par une politique discriminatoire aux États-Unis et au Canada en 1907.

Karl Bulla, Russo-Japanese War, 1904-1905, source: Wikimedia commons.
Les alliances et rivalités des autres grandes puissances mènent le Japon à s’associer à d’autres puissances, afin de contrer l’influence russe en Asie. Un traité d’alliance avec l’Angleterre est signé en 1910 et le Japon rejoint l’Entente durant la Première Guerre mondiale. Cela permet d’intégrer les rangs des grandes puissances et d’obtenir des mandats coloniaux. En Chine, la soumission des « Vingt-et-une demandes » permit d’étendre considérablement l’empire informel du Japon. En surface, la situation paraît plus égalitaire en devenant avec les garants de la paix internationale au sein de la SDN, comme avec la signature du Traité naval de Washington en 1922.
Après des débuts houleux, les relations entre France et Japon suivent une forme de rééquilibrage à la fin du XIXe siècle après la signature d’un traité de commerce en 1896. La relative bonne entente entre les puissances impériales n’empêche pas une certaine tension en ce qui concerne la diaspora japonaise au Vietnam et en Nouvelle-Calédonie.
L’invasion de la Mandchourie en 1931 et le retrait du Japon de la SDN rompent les relations diplomatiques et préparent la voie vers la confrontation ouverte. La guerre du Pacifique renverse les empires coloniaux européens en Asie, au nom d’une prétendue libération du continent. La même guerre se comprend aussi comme le summum d’un face-à-face géostratégique entre le Japon et les États-Unis pour la maîtrise de l’océan Pacifique. L’invasion japonaise d’une bonne partie de l’Asie-Pacifique a eu pour répercussion de cristalliser les forces vives qui conduiront à terme à la libération de leurs territoires respectifs.
Durant la même période, les relations entre les empires coloniaux français et japonais connaissent un sommet de tension autour de l’Indochine française. Le gouvernement de Vichy et l’empire du Japon se partagent officiellement le contrôle de territoire bien qu’en réalité le Japon prenne l’ascendant sur le gouvernement colonial français. D’autres territoires, telle que la Kanaky/ Nouvelle-Calédonie, proche de Guadalcanal, devient une base arrière importante des forces américaines durant toute la campagne du Pacifique.
À la fin de la guerre et le démantèlement de l’empire japonais, le Japon intègre le système d’alliance mené par les États-Unis, et devient une base avancée dans l’endiguement du bloc communiste durant la guerre froide. Avec différents traités de sécurité mutuelle, le Japon autorise les États-Unis à installer plusieurs bases dans l’archipel. L’archipel des Ryūkyūs reste sous contrôle américain jusqu’en 1971, où un quart de la superficie totale de l’île est occupée par plusieurs bases.
L’héritage postcolonial
La fin de l’empire n’efface pas les logiques de domination. Dans les décennies 1960-1990, le Japon joue un rôle majeur dans la déforestation de l’Asie du Sud-Est, notamment via des réseaux opaques d’approvisionnement en bois depuis l’Indonésie et la Malaisie, analysés par Peter Dauvergne. Le pays devient aussi un acteur clé de l’aide au développement en Asie, mais ces programmes s’accompagnent souvent de contreparties économiques et politiques.
Les relations avec les anciennes colonies varient : rapports cordiaux avec Taïwan, mais tensions persistantes avec la Corée du Sud autour des mémoires de la colonisation. Le contentieux des Kouriles empoisonne toujours les relations avec la Russie.

U.S. Department of State, U.S. Secretary of State Dean Acheson signing the Treaty of Peace with Japan, September 8, 1951, 1951, source: Wikimedia commons.
À l’intérieur même de l’archipel, un colonialisme interne persiste pour les Ryūkyūans et les Aïnous. Bien que transformés en préfectures après-guerre, ces territoires et populations ont longtemps subi assimilation forcée, marginalisation sociale et restrictions culturelles. Un renouveau identitaire a émergé dans les années 1980, culminant avec la reconnaissance officielle des Aïnous comme peuple autochtone en 2008, sans pour autant résoudre les inégalités persistantes ni les revendications d’autonomie.
Nous avons cherché ici à synthétiser un objet aussi vaste que l’empire colonial japonais, bien que la surface ait uniquement été abordée. L’enjeu essentiel à retenir est que l’empire japonais doit être comparé aux empires coloniaux qui lui sont contemporains, malgré un développement historique différent des autres empires européens ou américains. Cet objet ne saurait être compris dans sa globalité sans examiner les échanges et les circulations transitant ou émanant du Japon entre les XIXe et aujourd’hui.
Du point de la recherche, l’empire colonial japonais a récemment fait l’objet de travaux mettant l’accent sur les interactions transimpériales entre le Japon et d’autres régions du monde, tel que l’Amérique du Sud ou en abordant des angles moins usités comme l’histoire culturelle.