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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Le « wokisme », une arme inventée
pour combattre l’antiracisme,
par Alain Policar

Le chercheur Alain Policar, spécialiste des réflexions sur le racisme, a publié en mars 2023 chez Textuel La haine de l'antiracisme. Il y montre comment un marqueur classique de l'extrême droite raciste, l'hostilité à l'antiracisme, a été recyclé à la fin des années 1990 par des personnalités venues de la gauche et passées au national-républicanisme, et qui occupent aujourd'hui une position dominante dans les media où ils manient des concepts inventés comme repoussoirs tels « wokisme » ou « islamo-gauchisme ». Nous publions la présentation de cet ouvrage par l'éditeur, le lien vers le « grand entretien » qu'il a donné à Edwy Plenel pour Mediapart, ainsi que l'interview qu'il a accordé à L'Humanité, tout en signalant ci-dessous que nous n'en partageons pas une phrase contenant une accusation inexacte et en précisant notre position à ce sujet.

La haine de l’antiracisme, par Alain Policar



Conversation avec Régis Meyran. 144 pages, 18 €.
Conversation avec Régis Meyran. 144 pages, 18 €.

Présentation de l’éditeur



Comment de nombreux acteurs politiques et intellectuels français en sont venus à considérer l’antiracisme comme une menace pour la République ? Chercheur engagé, spécialiste des questions de racisme et d’identité, Alain Policar analyse l’essor historique de ce logiciel réactionnaire à l’origine de nouvelles formes de racisme. Structurée d’abord à l’extrême droite, cette haine de l’antiracisme est théorisée depuis la fin des années 1990 par des penseurs médiatiques en partie venus de la gauche : Laurent Bouvet, Pierre-André Taguieff, Nathalie Heinich, Brice Couturier, Michel Onfray ou Alain Finkielkraut. «  Idéologie woke  », «  islamo-gauchisme  » ou encore «  néoféminisme  », l’antiracisme viserait non seulement la laïcité mais les Blancs. Contre le républicanisme jambon-beurre ou la catho-laïcité, Alain Policar plaide pour un universalisme rénové qui pense l’unité du genre humain.

Le « grand entretien » d’Edwy Plenel avec Alain Policar sur Mediapart

Comment l’antiracisme a été mis en procès



par Edwy Plenel, publié par Mediapart le 10 juillet 2023.
Source


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Avec La Haine de l’antiracisme (Textuel), le politiste Alain Policar publie un livre salutaire, nourri d’une conversation avec Régis Meyran. C’est un démontage pédagogique des nouvelles idéologies réactionnaires souvent portées par des intellectuels venus de la gauche.

Voir le « grand entretien »



Aujourd’hui chercheur associé au Cevipof de Sciences Po, après avoir été professeur agrégé de sciences sociales à l’université de Limoges, Alain Policar publie une réponse approfondie à tous les discours, médiatiques et politiques, qui font des antiracistes des ennemis de la République. La Haine de l’antiracisme (Textuel, 18 euros) remonte aux origines intellectuelles de ces campagnes, désormais incessantes, qui attaquent les antiracistes politiques en les caricaturant en idéologues « woke », en « islamo-gauchistes », voire pire, en « séparatistes ».

Dès les premières lignes de cet essai, il en situe l’origine, depuis l’an 2000, dans le camp des « nationaux-républicains », avec Jean-Pierre Chevènement comme figure politique, « soit un mélange de nationalisme et d’exaltation de la République qui a consisté à mettre en cause la nature du combat antiraciste ». « Les nationaux-républicains, insiste-t-il, rejettent complètement l’idée d’un racisme comme rapport social, comme système. Ils considèrent que le racisme résulte uniquement d’attitudes individuelles, autrement dit d’une opinion, éventuellement traduite en actes hostiles. »

Ce livre extrêmement riche et clair s’appuie sur une conversation avec Régis Meyran, qui a lui-même publié Obsessions identitaires dans la « Petite encyclopédie critique » des mêmes éditions Textuel : « Depuis deux décennies, y écrit-il, en France, c’est la vision fermée de l’identité qui s’impose ostensiblement dans le débat public, tandis que les tenants de l’identité émancipatrice sont inaudibles ou diabolisés. »

À la fin de cet entretien avec Alain Policar (qui tient un blog sur Mediapart), nous avons évoqué sa récente nomination par le ministre Pap Ndiaye au Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, qui a suscité la colère des « anti-antiracistes », ceux-là mêmes auxquels il répond dans ce livre.



Alain Policar :
« L’universalisme authentique
est par nécessité pluriel »


Propos recueillis par Julia Hamlaoui. Entretien publié par L’Humanité le 6 avril 2023.
Source

Spécialiste des questions de racisme et d’identité, Alain Policar est chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof), après avoir enseigné jusqu’en 2014 à l’université de Limoges. Outre La Haine de l’antiracisme, il s’est récemment penché sur ces questions dans L’Universalisme en procès (le Bord de l’eau, 2021) et L’Inquiétante familiarité de la race – décolonialisme, intersectionnalité et universalisme (le Bord de l’eau, 2020).

Une remarque de histoirecoloniale.net à propos d’une phrase d’Alain Policar dans cet entretien



Alain Policar est un auteur important. C’est le spécialiste de Célestin Bouglé, sociologue disciple d’Emile Durkheim et l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’Homme en 1898, qui a été, autour de 1900, l’un des premiers intellectuels à réfléchir et à publier sur le concept de racisme, un auteur injustement trop oublié depuis. Alain Policar a opportunément étudié son œuvre, il est l’auteur de Bouglé, justice et solidarité, publié en 2009 par les éditions Michalon, et il est aussi l’un des meilleurs observateurs des différentes formes de racisme dans la société française et de la manière d’y faire face.

Peu après la marche du 11 janvier 2015 au lendemain des attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et l’abominable tuerie de l’hypermarché casher, Alain Policar a signé un texte collectif refusant les discours des nationaux populistes pérorant sur l’affrontement identitaire qui opposerait « Français musulmans » et « Français de souche » et affirmant qu’un « choc culturel et religieux » créerait une « insécurité culturelle » au sein de la nation, voire une supposée « névrose de l’islam » (sic). Cette tribune publiée dans Le Monde le 6 février 2015, intitulée « Gare à ne pas attiser une fictive guerre des identités », a été soutenue et reproduite par notre site le 8 février 2015.

Par la suite, Alain Policar a publié plusieurs articles importants, notamment dans Le Monde, le 15 novembre 2015, « Nous défendons un universalisme pluriel conçu comme coexistence de tous les particuliers », et, le 28 décembre 2021, « Le mot woke a été transformé en instrument d’occultation des discriminations raciales ». Dans Le Monde du‎ 16 mai 2023, il a publié, pour faire un sort à diverses accusations portées contre lui, un article intitulé « Universaliste, je le suis depuis les débuts de ma vie intellectuelle ».

Notre site a publié plusieurs textes de lui. Le 15 mai 2021, une page intitulée « Le groupe néomaccarthyste intitulé “Observatoire du décolonialisme” dispense une haine tous azimuts déguisée en défense de la liberté » a reproduit un texte collectif intitulé « De l’art de l’amalgame. Sur l’anti-décolonialisme de papier » dont Alain Policar était à l’initiative.

A l’occasion de son Assemblée générale, le 11 décembre 2021, l’Association histoire coloniale et postcoloniale qui gère le site histoirecoloniale.net a organisé une rencontre-débat sur le thème : « Les traces du passé colonial et les débats qu’il suscite. Eurocentrisme tardif, approche intersectionnelle et questions sur l’universalisme », avec Kaoutar Harchi et Michèle Riot-Sarcey, et notre site a publié le lien vers un texte d’Alain Policar, intitulé « L’universalisme face à la question raciale », publié par le site AOC le 10 novembre 2021. Et Alain Policar a été invité à intervenir sur le thème de l’universalisme en question, le 2 février 2022, à la réunion organisée conjointement par les Groupes de travail « Mémoires, histoire, archives » et « Discriminations, racisme, antisémitisme » de la Ligue des droits de l’Homme.

Plus récemment, en présentant trois ouvrages publiés par l’éditeur Anamosa, Race de Sarah Mazouz, Universalisme de Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, et Décolonial de Stéphane Dufoix, paru en 2023, c’est un article d’Alain Policar, publié dans La vie des idées le 6 janvier 2023, que nous avons choisi pour présenter ce dernier ouvrage.

C’est dire notre intérêt pour les travaux d’Alain Policar. et notre proximité avec eux. Nous avons été d’autant plus surpris de lire dans l’Humanité, dans l’interview ci-dessous recueilli par Julia Hamlaoui, une phrase d’Alain Policar reprenant sans aucune argumentation un mantra des anti-antiracistes : « Le PIR, et plus encore sa fondatrice Houria Bouteldja, qui est fondamentalement non féministe, homophobe, essentialiste et antisémite… ». Si Houria Bouteldja a fait partie en 2005 des fondateurs du groupe intitulé « Parti des indigènes de la République (PIR) » qui a très vite connu de nombreux départs de ses militants et qu’Houria Bouteldja elle-même a déclaré quitter il y a plusieurs années, force est de constater que les anti-antiracistes continuent à lui reprocher des positions de ce groupe remontant à presque vingt ans. Et elle reste une cible favorite de ce courant opposé aux antiracistes qui l’accuse d’être antisémite tout en se gardant bien de poursuivre un quelconque de ses écrits pour ce motif devant la justice. Ces attaques ont un rapport avec les tentatives de tenter d’assimiler toute défense des droits des Palestiniens avec de l’antisémitisme.

Même si nous avons des débats avec elle et si nous ne partageons pas l’ensemble de ses écrits, anciens ou récents, il suffit de les lire sérieusement pour constater qu’elle défend fondamentalement – certes à sa manière souvent urticante -, les mêmes positions que celles d’Alain Policar énoncées dans cet entretien et dans ses livres quant au « déni fondamental sur la question coloniale » et à « l’universalisme authentique par nécessité pluriel ».

La vigilance et la rigueur s’imposent dans le camp des antiracistes et un débat de tous les instants y est nécessaire. Mais les positions et les évolutions de chacun et de chacune doivent être examinées avec précision, sans reprendre des accusations graves qui relèvent des anathèmes que l’extrême droite et les « nationaux-républicains » diffusent insidieusement comme des évidences dans le débat public.

[/François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio
pour histoirecoloniale.net/]

Dans son dernier ouvrage, La Haine de l’antiracisme, le chercheur au Cevipof Alain Policar décrypte le logiciel réactionnaire à l’origine des polémiques autour du « wokisme » ou de « l’islamo-gauchisme ». Il interroge également l’articulation entre antiracisme et universalisme. Spécialiste des questions de racisme et d’identité, le politiste Alain Policar met en lumière l’origine et les logiques réactionnaires d’un courant, non homogène mais cohérent, qui a pris pour cible l’antiracisme au nom de la défense des « valeurs de la République ». Interrogé par l’anthropologue Régis Meyran, dans La Haine de l’antiracisme, paru à la mi-mars aux éditions Textuel, il y propose aussi, comme un contrepied, d’emprunter la voie du « cosmopolitisme ».

**Vous commencez, dans votre ouvrage, par retracer les évolutions de l’antiracisme qui reposent, dites-vous, sur les échecs de « l’antiracisme moral ». Comment résumer cette transition vers « l’antiracisme politique » ?

L’antiracisme dit moral s’est fondé, dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, sur les déclarations de l’Unesco qui insistent essentiellement sur le fait que la race n’existe pas en tant que catégorie biologique. C’est une évidence absolue, mais cela manque une dimension importante : les identités raciales sont souvent des identités subies. De surcroît, l’antiracisme dit politique, alimenté par les travaux de jeunes chercheurs qui jettent le trouble chez les vieux mandarins, a pointé dans cet antiracisme moral une posture un peu paternaliste : on s’occupe de ceux qui sont discriminés, des anciens colonisés, mais on ne leur donne pas vraiment la parole, comme l’illustre le slogan, « Touche pas à mon pote ».

Les récents procès politiques contre «  l’islamo-gauchisme ou les “wokistes” » puisent leurs origines, rappelez-vous, dans les années 1990. Comment ce courant des « anti-racistes » ou encore des « nationaux-républicains », comme vous les nommez, est-il né ?

On parle d’un courant auquel je prête une homogénéité que, sans doute, il ne revendique pas. La première grande étape, en France, est la querelle du foulard de 1989. La deuxième, c’est évidemment 2001 et l’attentat des tours jumelles. Et la troisième, c’est 2015 et les attentats de « Charlie Hebdo » et du Bataclan. Le chevènementisme a aussi joué un rôle important. L’exaltation de la nation, dont il est un important protagoniste, s’est faite au détriment des principes républicains. Un auteur comme Pierre-André Taguieff, qui, dans les années 1980, avait réalisé une déconstruction intéressante des mécanismes intellectuels du racisme, n’hésite plus à qualifier ses adversaires de « gallophobes ». Le basculement vers la droite s’est fait progressivement. On peut l’observer chez beaucoup d’intellectuels médiatiques comme Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner et même comme Marcel Gauchet, Caroline Fourest. Ce mouvement s’est accéléré – jusqu’aux lois des dernières années – avec les attentats qui ont fait perdre le sens des nuances à de nombreux auteurs, qui ont cédé à l’amalgame, mis en question la réalité du racisme antimusulman, qu’on l’appelle islamophobe ou pas. Un déni fondamental sur la question coloniale est à mon sens à la source de ces évolutions.

« AVEC LES ATTENTATS , DE NOMBREUX AUTEURS ONT CÉDÉ À L’AMALGAME, MIS EN QUESTION LA RÉALITÉ DU RACISME ANTIMUSULMAN, QU’ON L’APPELLE ISLAMOPHOBE OU PAS. »

**Sur le fond, les principales critiques de ce courant reposent sur l’idée que les antiracistes essentialiseraient les individus. Pourquoi vous semble-t-il qu’elles ne soient pas fondées ?

Cette critique réactionnaire de l’antiracisme provient souvent de gens qui se sont longtemps prétendus à gauche et qui, au tournant du XXIe siècle, ont considéré que le plus important, ce n’était pas le racisme, mais la critique d’un antiracisme qu’ils appellent « racialiste ». Selon eux, celui-ci essentialise les identités raciales et ferait ainsi le jeu du racisme. Le problème, c’est qu’ils confondent les races au sens biologique – qui n’existe pas – et l’assignation à un groupe social. Et, ce faisant, ils ferment les yeux sur les discriminations fondées sur la race. Le philosophe américain Kwame Anthony Appiah fait aussi partie de ceux qui pensent qu’il faudrait se priver du mot « race », car il risque de laisser penser que c’est une catégorie réelle. Mais il fait une comparaison très éclairante : les sorcières n’existent pas, dit-il, mais on a tué des femmes parce qu’on leur a attribué la qualité de sorcière. C’est exactement ce qui se passe : les races n’existent pas, mais on tue au nom d’une appartenance supposée à un groupe humain qu’on baptise artificiellement race. Et qui racisent les racisés ? Les racistes. Les racisés en se désignant comme tels usent d’une stratégie de retournement du stigmate comme l’ont fait Césaire et Senghor avec le concept de négritude.

Selon vous, nos institutions sont encore empreintes de logiques coloniales, cela correspond-il à un racisme qu’on pourrait qualifier de systémique ?

Prenons l’exemple du racisme « anti-Blancs ». Si on réduit, comme les anti-antiracistes, le racisme à un comportement individuel, les Blancs peuvent le subir comme n’importe qui. Ils peuvent être victimes d’injures, de coups, etc. Mais ils ne sont pas, dans un pays démocratique et majoritairement blanc, victimes de racisme au sens de rapport social. Aucun Blanc en tant que tel n’est victime de discrimination à l’emploi, au logement, à l’école. Or ce sont ces discriminations qui sont au cœur même du racisme institutionnel ou systémique. Magali Bessone, dans Faire justice de l’irréparable, montre bien la persistance de ces structures coloniales. Je conteste l’existence d’un racisme d’État, à l’instar de ce que fut la France sous Vichy. Néanmoins, dans les institutions, des comportements racistes sont parfois implicitement encouragés par les règlements, notamment dans la police.

Les « valeurs de la République », comme la laïcité, sont régulièrement brandies dans le débat public. Quand cela devient-il problématique ?

D’abord, principes et valeurs ont des sens différents, comme l’explique Jean-Fabien Spitz qui met en avant la transformation d’un certain nombre de principes, qui sont impersonnels, en valeurs identitaires qui servent à exclure. La laïcité en est l’exemple paradigmatique. Elle est défendue comme valeur et présentée comme inaccessible à certains, en l’occurrence les musulmans. Elle sert alors à séparer (« eux » et « nous »), et elle restaure le vocabulaire colonial de l’assimilation et de la non-assimilation. C’est le soupçon qui pèse en permanence sur une partie de la population. Celui-ci est alimenté par le combat de l’islamisme politique qui, à son tour, s’en sert pour rallier à sa cause. C’est une stratégie délétère à laquelle peu de gens, même à gauche, sont sensibles.

Vous pointez une confusion née de ces polémiques favorables à l’extrême droite. Par quels mécanismes ?

Le confusionnisme, tel que le nomme Philippe Corcuff, ne peut pas ne pas être profitable à des gens qui cherchent, comme Marine Le Pen, à cacher leurs véritables orientations sous un vernis de respectabilité. De ce point de vue, elle peut parfaitement utiliser les thèmes des Taguieff, Finkielkraut, Bruckner et autres pour légitimer son propos. Ce n’est pas un hasard que certains d’entre eux ont pu dire que le principal danger n’est pas l’extrême droite, mais la gauche radicale. Cette aberration était, il y a peu, impensable.

Les anti-antiracistes font argument d’un antisémitisme qui irriguerait le courant antiraciste. Qu’en pensez-vous ?

C’est même l’un de leurs arguments principaux de dire que l’antisémitisme de certains antiracistes invalide totalement leur point de vue. C’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce qu’il y a effectivement des antisionistes qui flirtent avec l’antisémitisme dans les milieux de la gauche radicale que l’antiracisme politique doit être voué aux gémonies. Le PIR, et plus encore sa fondatrice Houria Bouteldja, qui est fondamentalement non féministe, homophobe, essentialiste et antisémite, sont souvent utilisés à cette fin. C’est prendre la partie pour le tout.

**D’un autre côté, vous mettez en garde contre des pentes glissantes parfois empruntées par les antiracistes. Quels en sont les dangers ?

Une des formes de la contestation antiraciste se trouve incontestablement dans la pensée décoloniale. Celle-ci met en lumière des éléments intéressants comme la dénonciation de la colonialité du savoir, ou de la persistance de la structure coloniale au-delà même de la fin du colonialisme. Il n’en reste pas moins que je ne suis pas prêt à renoncer, d’une part, à l’universalisme, d’autre part, aux notions d’objectivité et de vérité. Parce que la vérité, c’est l’arme des pauvres contre l’arbitraire des puissants. Or il me semble que le courant décolonial n’échappe pas au relativisme. « L’épistémologie du point de vue » accorde un privilège exorbitant au point de vue de la victime de discrimination. Qu’il soit pris en considération, et souvent, il ne l’a pas été, c’est essentiel. Mais en faire le seul point de vue au détriment de tous les autres, cela voudrait dire que la souffrance humaine ne serait pas partageable. C’est une façon de mettre en cause l’unité de l’espèce humaine. L’autre danger réside dans le potentiel rejet de tous les récits d’émancipation qui sont produits par la modernité occidentale, notamment celui de la lutte des classes et celui des Lumières. Même si on doit insister sur le fait que ce dernier ne constitue pas une doctrine cohérente et qu’il permet surtout de confronter les principes et la réalité, celle de la colonisation notamment. Les Lumières sont plurielles et ne sont pas limitées à l’Occident blanc.

L’universalisme est au cœur du débat. Avec, d’un côté, le risque d’un « universalisme de surplomb » ; de l’autre, le spectre du « relativisme radical ». Pourquoi vous apparaissent-ils comme des impasses ?

Le relativisme naît d’un intérêt pour les cultures et de la volonté de ne pas hiérarchiser. Il devient radical et inacceptable lorsqu’il considère qu’une culture est une totalité incommensurable à une autre. L’universalisme de surplomb – un terme utilisé par Michael Walzer dès le début des années 1990 – est plus dangereux encore parce qu’il utilise le mot universalisme pour imposer sa vision du monde. Pour les « nationaux-républicains », la nation française est l’incarnation parfaite de l’universel. Mais il s’agit d’un universalisme dévoyé. L’universalisme authentique est par nécessité pluriel. Il doit tenir compte des récits d’émancipation spécifiques à chaque peuple en lutte contre l’oppression. Il est donc toujours à construire.

Vous plaidez pour la voie du « cosmopolitisme ». Comment la définiriez-vous ?

C’est l’idée, déjà présente chez les stoïciens, que l’on doit avoir deux patries : la petite cité, la mienne, et la grande, l’humanité, la seconde ayant la primauté. La plupart des problèmes qui se posent à l’humanité sont des problèmes globaux, qui nécessitent une traduction politique supranationale. Plus encore qu’autrefois, avec l’âge de l’Anthropocène, notre destin, en tant qu’humains, est profondément lié. On peut le décrire comme une posture philosophico-morale qui doit trouver un accomplissement politique. Il repose sur l’impartialité morale, sur une distance critique par rapport à nos fidélités particulières. Mais, selon Appiah, le cosmopolitisme peut être « enraciné » . Il ne réclame pas de renoncer à ses attachements mais de s’en déprendre par l’intelligence, entendue comme capacité universelle. Il est la meilleure thérapeutique contre la maladie identitaire, celle qu’a si merveilleusement décrite Amin Maalouf.

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