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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Le voile à l’école : une nouvelle affaire Dreyfus ?

Un texte rédigé en décembre 2003 par Houria Bouteldja, Catherine Grupper, Laurent Lévy et Pierre Tévanian 1 , et publié le 26 janvier 2004, sur le site du collectif les mots sont importants .

« Surtout n’en parlons pas… Ils en ont parlé ». Avant qu’ils « en » parlent, les convives se tiennent assis, un peu guindés, autour de la table familiale ; après qu’ils « en » aient parlé, ils sont tous à terre, autour d’une table dévastée. Tous les lecteurs, à l’époque où ce dessin en deux vignettes paraît, devinent immédiatement de quoi les convives ont parlé : de l’Affaire Dreyfus.

Or, il est aujourd’hui une autre affaire qui suscite autant de passion et d’affrontements au sein des familles, des repas d’amis et même des forces politiques du pays : c’est l’affaire dite « du voile islamique ».

On peut s’en étonner, mais c’est un fait : aucune autre question franco-française n’a récemment suscité autant de divisions, de véhémence et d’invectives ces dernières années – ni la question des retraites, ni celle de la sécurité sociale, ni la celle des licenciements, du chômage de masse ou de la précarisation généralisée, ni celle des sans-papiers, ni celle du PACS, ni celle de la parité hommes-femmes, ni les lois Vaillant ou Sarkozy…

D’importantes différences existent évidemment entre les « affaires de voile » et l’affaire Dreyfus – et il serait indigne de les sous-estimer. Mais les analogies sont nombreuses, elles sont loin d’être superficielles, et les relever pourrait bien nous aider à sortir des dialogues de sourds qui ont lieu actuellement autour de notions aussi polysémiques et équivoques que celles de « féminisme », de « laïcité », d' »intégration » ou de « communautarisme ».

Premier point commun : le brouillage du clivage droite-gauche.

D’un côté, nous avons aujourd’hui une droite très massivement favorable à l’exclusion des élèves voilées, comme elle fut naguère massivement anti-dreyfusarde, mais avec des exceptions (comme Guy Sorman). De l’autre, nous avons une gauche très divisée. En effet, d’un côté une courte majorité des électeurs de gauche semble opposée à une loi interdisant le foulard (d’après un sondage BVA réalisé en avril dernier), de l’autre la direction du Parti Socialiste vient de se prononcer à l’unanimité pour l’interdiction du foulard à l’école, tandis que la direction du Parti Communiste et des Verts se sont prononcés contre l’interdiction et l’exclusion. Quant à l’extrême gauche, elle se partage entre des organisations engagées dans un combat pour l’exclusion des élèves voilées (comme Lutte Ouvrière), d’autres majoritairement opposées à l’exclusion mais peu engagées (comme la Ligue Communiste Révolutionnaire et Alternative libertaire) et d’autres enfin qui se mobilisent contre l’interdiction et les exclusions (comme les Jeunesses Communistes Révolutionnaires ou « Socialisme par en bas »).

Ces divisions se retrouvent du reste, dans des proportions variables, chez les féministes (à tel point qu’aucune association féministe n’a pris de position collective, mis à part les groupes Femmes Publiques et Femmes plurielles, opposés aux exclusions) et dans les associations ou les syndicats, notamment dans les syndicats enseignants.

Autre point commun : les arguments « guesdistes ».

On entend souvent dire, à gauche, qu’il faut se concentrer sur des luttes sociales, et « ne pas défendre les religieux ». Ces arguments font écho à celui de Jules Guesde expliquant, au moment de l’affaire Dreyfus, que le mouvement ouvrier n’avait pas à défendre un capitaine d’armée, représentant de la grande bourgeoisie.

À l’opposé de ces arguments « guesdistes », dans les affaires de foulard comme dans l’affaire Dreyfus, on trouve en général une meilleure compréhension des enjeux dans la gauche non-marxiste (par exemple, aujourd’hui, au sein des Verts), dans le monde intellectuel et dans le monde associatif, notamment chez les vilipendés « droits-de-l’hommistes ». Il n’est de ce point de vue pas anodin que la Ligue des Droits de l’Homme, dont l’engagement dreyfusard constitue l’acte de naissance, se retrouve aujourd’hui aux côtés des élèves voilées menacées d’exclusion.

Autre point commun : l’arrière-fond raciste.

Le racisme n’est bien entendu pas le mobile unique aujourd’hui, et il n’est pas question de traiter de racistes toutes les personnes tentées par l’interdiction du foulard à l’école. Il existe d’autres paramètres, parmi lesquels les frustrations et difficultés d’un corps enseignant maltraité par ses propres ministres, le malaise de certaines féministes (face à un symbole qui véhicule un imaginaire inégalitaire), exacerbé par le violent backlash antiféministe qu’elles affrontent depuis des années, l’électoralisme de certains présidentiables de gauche, la stratégie de division-diversion d’un gouvernement de droite affrontant un fort mécontentement et redoutant un grand mouvement social… Mais si l’on en vient aujourd’hui à accepter, voire à réclamer des exclusions, frappant des enfants ou des adolescentes, si ces dernières sont traitées comme des « menaces » plus encore que comme des « victimes », n’est-ce pas aussi à cause d’un climat général de mépris, de peur et de rejet lié à la « population » maghrébine et/ou musulmane ?

Il est vrai que, malgré l’actuelle multiplication et banalisation des propos et des actes anti-musulmans, le racisme ne joue pas un rôle aussi hégémonique aujourd’hui, et que ce racisme ne se manifeste heureusement pas avec autant de violence que lors de l’Affaire Dreyfus, où la presse était beaucoup moins réglementée et où l’on pouvait lire fréquemment des appels à l’extermination des Juifs. Il est vrai aussi que les jeunes filles exclues pour port d’un foulard ne sont pas envoyées comme Dreyfus vers le bagne ; mais elles sont malgré tout mises au ban de l’école publique, et elles subissent de ce fait un tort considérable.

Il y a aussi une différence de nature entre les deux racismes : nous avons affaire dans un cas à un racisme biologisant (l’antisémitisme du début du vingtième siècle, fondé sur des considérations « raciologiques »), tandis que nous avons affaire dans l’autre cas à un racisme culturaliste, élaboré dans le cadre colonial (notamment le cadre du Jurisconsulte de 1865, qui fonde le statut d’exception du colonisé sur son appartenance à un corpus théologico-juridique intrinsèquement « contraire à la morale » : le droit musulman). Un racisme dont la traduction « grand-public » est le lieu commun selon lequel les musulmans seraient « inassimilables ».

Mais si ces différences sont notables, et si elles doivent être prises en considération pour bien comprendre et combattre la régression démocratique à laquelle nous assistons, il reste qu’il y a racisme dans les deux cas, dans la mesure où des groupes de personnes sont homogénéisés et essentialisés avant d’être collectivement et indistinctement stigmatisés et sanctionnés : nombre de prohibitionnistes nous disent aujourd’hui que les filles voilées sont toutes les mêmes, ou du moins que tous les voiles, hier ou aujourd’hui, ici ou ailleurs (à Aubervilliers comme à Kaboul ou à Téhéran), ont la même signification (c’est un « acte de propagande », une « insulte » ou une « menace » adressée à « toutes les autres femmes »), comme tous les Juifs sont les mêmes selon les antisémites.

Il y a aussi racisme dans la mesure où les personnes incriminées sont destituées du rang de sujet humain doué de parole : dans un cas l’on dit, comme Maurice Barrès, que Dreyfus n’a pas à s’expliquer devant un tribunal, que son cas relève de la compétence d’une chaire d’ethnologie comparée et que sa culpabilité se lit sur les traits de son visage ; dans l’autre cas, nombre de partisans de l’exclusion nous disent aujourd’hui que les filles voilées n’ont pas à s’exprimer (ou en tout cas que leur parole ne vaut rien, car par leur bouche c’est le barbu intégriste qui parle), et que leur culpabilité est inscrite sur leur voile – ce dernier n’ayant pas à être décrypté, interprété au cas par cas, en tenant compte du sens particulier que lui donne la personne qui le porte, ou des actes posés par cette personne. En somme, dans un cas c’est un trait physique qui disqualifie d’emblée l’accusé, dans l’autre c’est un signe culturel, mais dans les deux cas c’est la même chose qui leur est déniée : leur présomption d’innocence, leur droit à la défense, et plus profondément leur droit à la parole et à la subjectivité, et leur statut de sujets agissants, devant répondre de leurs actes, mais de leurs actes seulement.

Et de même que c’est l’apparition d’un Juif dans l’Etat Major de l’armée (autrement dit au cœur de l’appareil d’État) qui a déchaîné les passions antisémites, de même, aujourd’hui, c’est la présence d’un Islam visible et décomplexé au sein de l’École, cette autre institution « sacrée », cet autre pilier de la République, qui suscite des manifestations véhémentes de racisme anti-musulman. Le foulard des mères n’a jamais suscité une telle hostilité.

Un parallèle peut aussi être établi sur le plan des conséquences.

C’est en voyant la foule hurler à la mort lors de la destitution de Dreyfus que des gens comme Theodor Herzl ont rompu définitivement avec tout espoir d’ « assimilation » des Juifs en Europe, et ont commencé à concevoir le projet d’un État juif – et comment ne pas le comprendre ? Mais alors, on peut aussi supposer, en le redoutant tout en le comprenant, qu’aujourd’hui, le spectacle du déchaînement de violence verbale et administrative contre les filles voilées risque d’encourager les réactions « sécessionnistes » chez les personnes, croyantes ou non, qui sont issues de l’immigration de tradition musulmane : non pas nécessairement sur le mode du « retour au pays », mais plus probablement sur le mode de la sécession interne, que les médias appellent couramment « repli identitaire » ou « communautaire ».

Le point essentiel : la question du droit.

En tout état de cause, que les motivations soient le racisme ou qu’elles soient autres, dans les deux cas, l’affaire du voile comme l’affaire Dreyfus, nous sommes face à un problème particulier (concernant un seul homme, Dreyfus, ou aujourd’hui quelques jeunes filles), mais qui devient une affaire nationale, et cela non sans raison, dans la mesure où ce problème particulier met en jeu un principe général : dans l’Affaire Dreyfus il s’agit de l’égalité devant la loi, de la présomption d’innocence et du droit de tout homme à un procès équitable ; dans le cas des « affaires de voile », il s’agit du droit à l’éducation pour tous et toutes.

Dans les deux cas, au-delà de la violence qui est faite à des individus, c’est bel et bien le Droit, dans ses fondements, qui est remis en cause – et à chaque fois c’est au nom d’un même « principe supérieur » : l’affirmation de l’autorité de l’État, et la présomption d’infaillibilité de ses représentants (l’État-major et la Justice lors de l’Affaire Dreyfus, le corps enseignant aujourd’hui). Il convient de le rappeler : les conseils de discipline qui prennent la responsabilité d’exclure des élèves au seul motif qu’elles refusent d’enlever leur foulard s’assoient sur les lois en vigueur, comme les Juges qui ont condamné Dreyfus s’étaient assis sur les codes de procédure pénale.

Pour conclure

Aujourd’hui comme au temps de l’affaire Dreyfus, nous ne pouvons pas nous contenter de considérer la « question du voile » comme un « chiffon rouge occultant les vrais problèmes », même si elle joue assurément ce rôle-là aussi – de même que l’engagement dreyfusard a aussi permis à une certaine gauche de redorer son blason après des démissions sur le terrain social. Car aujourd’hui comme naguère, la réciproque est vraie : si la focalisation sur les « affaires de foulard » permet assurément d’entretenir l’aveuglement sur des inégalités et des violences sociales que nos dirigeants ne veulent pas affronter (comme les licenciements, la précarité, le mal-logement, les inégalités scolaires, les discriminations, la violence policière et carcérale…), de son côté le désengagement de certaines forces de gauche sur la « question du foulard » entretient un autre aveuglement, tout aussi funeste et lourd de conséquences : l’aveuglement face au tort spécifique qui est fait à une frange particulière des classes populaires, celle qui est issue de l’immigration, et plus particulièrement de l’immigration post-coloniale et/ou musulmane.

C’est pourquoi, même si nous ne sommes pas religieux, même si nous sommes anticléricaux, il est de notre devoir de soutenir les filles voilées, en prenant modèle sur les quelques militants anti-bourgeois et anti-militaristes qui, il y a un siècle, ont su s’engager pour défendre le militaire et le bourgeois qu’était Dreyfus. Ne soyons pas guesdistes une nouvelle fois.

Et puisque l’on parle beaucoup de « rappeler » ou « réaffirmer » le principe de laïcité, qu’on rappelle réellement ce que sont les lois de 1880, 1882 et 1886 sur la laïcité : l’obligation de neutralité religieuse et politique s’impose aux locaux, aux personnels et aux programmes scolaires, et nullement aux élèves. Qu’on rappelle que l’école laïque n’a toute sa valeur que si tou-te-s les élèves, sans exception, peuvent en bénéficier. Qu’on renonce par conséquent à la tentation de la loi de circonstance, consistant à légaliser a posteriori des exclusions illégales. Rendons aux filles voilées leur statut d’élèves – la démocratie et l’État de droit en sortiront grandis, comme ils sont sortis grandis de la réhabilitation de Dreyfus.

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