Présentation par les éditions La Découverte :
Psychanalyste, Karima Lazali a mené une singulière enquête sur ce que la colonisation française a fait à la société algérienne, enquête dont elle restitue les résultats dans ce livre étonnant. Car elle a constaté chez ses patient∙e∙s des troubles dont rend mal compte la théorie psychanalytique. Et que seuls les effets profonds du « trauma colonial » permettent de comprendre : plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoire et de parole, en Algérie comme en France.
Elle montre ce que ces « blancs » doivent à l’extrême violence de la colonisation : exterminations de masse dont la mémoire enfouie n’a jamais disparu, falsifications des généalogies à la fin du XIXe siècle, sentiment massif que les individus sont réduits à des corps sans nom… La « colonialité » fut une machine à produire des effacements mémoriels allant jusqu’à falsifier le sens de l’histoire. Et en cherchant à détruire l’univers symbolique de l’« indigène », elle a notamment mis à mal la fonction paternelle : « Leurs colonisateurs ont changé les Algériens en fils de personne » (Mohammed Dib). Mais cet impossible à refouler ressurgit inlassablement. Et c’est l’une des clés, explique l’auteure, de la permanence du « fratricide » dans l’espace politique algérien : les fils frappés d’illégitimité mènent entre frères une guerre terrible, comme l’illustrent le conflit tragique FLN/MNA lors de la guerre d’indépendance ou la guerre intérieure des années 1990, qui fut aussi une terreur d’État.
Une démonstration impressionnante, où l’analyse clinique est constamment étayée par les travaux d’historiens, par les études d’acteurs engagés (comme Frantz Fanon) et, surtout, par une relecture novatrice des œuvres d’écrivains algériens de langue française (Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…).
Que reste-il des traumas liés à la colonisation française en Algérie ?
Entretien réalisé par Louise Hermant, publié le 26 septembre 2018 par Les Inrockuptibles Source.
Plus de 50 ans après la fin de colonisation française en Algérie, les traumas de cet épisode de l’histoire restent profondément ancrés et actuels. Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste à Paris et à Alger s’est penchée sur les effets psychiques et politiques de l’oppression coloniale en Algérie dans son livre « Le trauma colonial ». Dans une longue enquête, celle-ci observe que les descendants subissent les conséquences des mécanismes de déni et de silence imposés par la colonisation. Entretien.
Dans l’introduction de votre livre, vous indiquez que bon nombre de vos patients français souffrent de cet héritage colonial, alors qu’ils venaient consulter à la base pour des symptômes qui n’avaient a priori rien avoir avec l’oppression coloniale en Algérie. Comment ce trauma a-t-il pu s’installer aussi profondément et parfois inconsciemment ?
Karima Lazali – Depuis l’indépendance, il y a eu très peu de possibilités pour les gens de pouvoir s’exprimer. Il y a eu très peu d’espaces pour laisser place à des expressions plurielles. C’est là où réside le problème. Au fur et à mesure des générations, il s’est produit un emmurement dans le silence. C’est cela dont les personnes héritent aujourd’hui. Il reste tabou de parler librement de ce qu’était la colonisation ou des positions des grands-parents et des parents français durant la colonisation. La colonisation française en Algérie a fait l’objet de censure extrêmement claire et qui a persisté dans le temps. Dès que quelque chose touche à ce sujet, tout est mis en place dans le débat public pour que l’on ait pas l’impression que cela s’adresse à la population française, qu’on n’ait pas la sensation que celle-ci ait été concernée par cette partie de l’histoire française. Alors que s’est déjà constituée un profond métissage de la société française tout se passe comme si à chaque fois il n’était question que de reconnaître les crimes et les destructions pour les Algériens, et non pour sa propre population. Cette situation contribue à emmurer les générations dans le silence. Le débat est très vite réduit à “pour ou contre” « bienfaits/méfaits » « glorification/honte ». Il n’existe pas d’espace pour une pluralité représentative de ce que fut la colonialité et le rapport des individus au pouvoir colonial et donc pour un travail de mémoire.
Comment se manifeste le trauma colonial chez les descendants ?
Il se manifeste quand les gens ont l’occasion d’en parler. Pour l’instant, faire passer cela par la parole est difficile. C’est au moment où il y a une occasion possible, dans l’espace public, que les gens se mettent à parler de ce que leurs parents ou grands-parents ont vécu. Ils ont l’impression d’avoir été tenus en dehors de l’histoire. Contrairement à d’autres événements historiques, la colonisation ne fait pas partie pleinement des questions qui sont facilement débattues. Bien sûr, si vous vous intéressez à cette question, vous allez lire des livres d’histoire et il n’en manque pas sur le sujet. Mais cela reste dans une niche, cela ne circule pas. Il n’y a pas assez d’occasions, pour l’instant, aménagées dans l’espace public pour que les gens puissent avoir l’impression que leur histoire, leurs petites histoires à eux, puissent être entendues, reconnues et donc d’entrer dans les mémoires.
Comment expliquer qu’il existe très peu de travaux sur les effets psychiques de la colonisation comme vous le signalez dans votre livre ?
Cela découle des silences et des censures qui ont toujours été partie intégrante du fait colonial. Le projet colonial s’est construit sur ces mécanismes très précis et aussi sur l’effacement. Il s’est également basé sur l’impression que le monde colonial est un monde binaire, un monde divisé entre eux et nous, qu’il n’y a pas de place pour autre chose que cette réduction entre deux parties qui se font la guerre. Ces mécanismes-là de la colonialité continuent à se transmettre.
En dehors des travaux de Frantz Fanon, il n’y a, à ma connaissance, pas de travaux qui traitent des spécificités des traumatismes liés à la colonisation. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai écrit ce livre. Alors qu’en France, nous sommes à la troisième génération de descendants de migrants, c’est quand même impressionnant de se dire que dans une société où il y autant d’enfants héritiers de l’immigration et donc de l’histoire franco-algérienne, il n’y ait pas de travaux qui traitent des traumatismes psychiques de la colonisation. Beaucoup de choses sont mises en place pour maintenir l’injonction du silence et de l’effacement. Le crime colonial était à effacer en permanence.
Comment parvenir à se défaire de ces mécanismes ?
Il faut d’abord admettre qu’il y a un énorme chantier à entamer. Et que ce chantier ne concerne pas uniquement les historiens, il faut tenir compte de leurs travaux pour que dans plusieurs disciplines cette question puisse avoir droit au chapitre. Ensuite, il faut ouvrir des lieux dans l’espace public où les individus ont l’impression que leur histoire peut exister et qu’elle n’est pas à éliminer des débats consensuels.
Comment la question de la colonisation est-elle abordée en Algérie par rapport à la France ?
Il existe des traitements qui sont similaires mais aussi des choses qui sont à l’exact inverse. En Algérie, la colonisation semble centrale, au niveau des discours, au niveau des prises de positions, on a l’impression que tout est mis en place pour ne pas oublier l’histoire coloniale. En même temps, rien n’est mis en place pour que cette histoire coloniale puisse être abordée pleinement dans une diversité et dans un régime non binaire, du style « Eux » et « Nous ». C’est là-dessus que la France et l’Algérie se rejoignent. Cette binarité qui fabrique de l’élimination et de l’exclusion est un phénomène spécifique de la colonialité et persiste jusqu’à ce jour. La colonialité est bien incrustée au niveau de ce que nous pouvons nommer les « mentalités ». Elle tisse les préjugés et les soubassements de la vie politique des deux pays.
Vous vous basez tout au long de votre livre sur des extraits de littérature algérienne. Quelle est la portée et l’importance de ces textes sur le travail de mémoire ?
Il est très difficile d’entrer dans le travail de mémoire à partir des individus. Pour qu’un trauma fasse trace, il faut le reconnaître. Si vous ne reconnaissez pas qu’un événement ait été traumatique, il ne peut pas faire trace et reste incrusté à l’intérieur de soi comme un bloc. Dans ce cas-ci, il s’est incrusté par quelque chose qui n’a pas encore fait trace par défaut d’une réception dans l’espace public suffisante, aussi bien en Algérie qu’en France, bien que pas de la même façon. En Algérie, la colonisation a plutôt tendance à faire une sorte de bouchon pour éviter la diversité. En France, les crimes et autres destructions coloniales oscillent entre le désaveu et le déni.
Toute la question est de comment fabriquer de la trace. Comment reconnaître quelque chose qui s’est inscrit en blanc relève d’un événement très précis de l’histoire avec des déterminations politiques, sociales, linguistiques…. Il fallait que je trouve le moyen de reconstituer l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. Pour cela, il me fallait du texte, que je trouve les mots qui correspondent à ce blanc tel qu’il s’est transmis. J’ai été les chercher chez les écrivains algériens. La littérature algérienne, essentiellement de langue française sur laquelle je me suis basée, est une littérature du refus de l’asservissement envers toute forme de projet totalitaire. Il y a eu une sorte de concomitance historique entre l’émergence des plus grands textes littéraires algériens et l’extrême violence de la colonisation. Ce qui a amené à ce que les hommes laissent des traces, à ce que les écrivains soient pris dans la nécessité de fabriquer des traces qui n’arrivaient pas à s’inscrire pour cause de politique d’effacement.
Le 13 septembre dernier, Emmanuel Macron a reconnu l’existence d’un système de torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie et la responsabilité de l’Etat français dans le meurtre de Maurice Audin en 1957. Quel impact cette déclaration peut-elle avoir sur les Algériens et les Français ?
L’impact le plus fort est sur la population française. Le nom de Maurice Audin est un nom très connu en Algérie, il n’est pas sûr que cela soit le cas en France, alors qu’il était Français. C’est là que l’on voit que le traitement de la question coloniale n’est pas le même dans les deux pays. A Alger, il existe une place Maurice Audin, sa mémoire est inscrite dans l’espace public, ce n’est pas le cas en France. Le geste d’Emmanuel Macron est très important pour la population française. Il s’agit d’un geste d’autorisation, il lève les censures. Ce qu’Emmanuel Macron dit en reconnaissant le crime d’Etat sur Maurice Audin est qu’il y a eu crime d’Etat sur un Français et non sur un indigène. Cela change tout puisque la République est censée protégée ses citoyens. Là on voit bien que parce que cet homme avait des positions républicaines anticoloniales il a été traité de la même manière qu’un Algérien.
Ce geste permet de sortir du raisonnement binaire, du “eux” et du “nous”. La question n’est pas Algérien ou Français, elle est comment est ce que la colonisation divise la population entre ce qui relève du pacte républicain et ce qui relève de son refus dans la colonisation.
Comment créer une histoire commune entre la France et l’Algérie autrement que par la guerre ?
Cette histoire est possible par des gestes de reconnaissance, d’abord le travail des historiens. Si le politique se met à tenir compte de leurs travaux cela avancerait les choses. Ce n’est pas le cas pour le moment. C’est notamment pour cette raison que la France a mis tant de temps à reconnaître l’assassinat de Maurice Audin, alors que les faits étaient avérés.
De plus en plus, des écrivains et cinéastes algériens sont invités en France. Comme s’il y avait une soif de connaitre cette nouvelle génération, porteuse d’une autre voix. Celle-ci cherche à inventer une nouvelle histoire à partir des arts et des créations artistiques diverses. C’est donc par l’invention artistique et la recherche scientifique qu’une troisième voie peut être en train de se négocier en ce moment.
Les traumatismes psychiques de la colonisation pourront-ils encore se faire sentir dans les générations futures ? Les descendants des descendants subiront-ils toujours les conséquences d’une certaine manière ?
Il faut arrêter cette transmission-là qui dure déjà depuis longtemps et fait bien des ravages. Cela doit passer par des actes politiques. Sans cela, cette transmission du trauma pourra perdurer. Seulement, on voit que des différences commencent à émerger parmi les générations. La troisième génération ne ressemble pas à la deuxième, et la deuxième génération pas à la première. Il y a un besoin de savoir, même si le politique continue à être divisé. De plus en plus de travaux et de productions artistiques sont menés par des personnes en Algérie et en France qui n’ont vécu ni la colonisation ni la guerre. Ils donnent un nouveau tempo au débat. Ils sont pris par la quête d’une sortie possible à l’endroit de la guerre et de la catastrophe. Par contre, la question de l’héritage et de responsabilité est épineuse et urgente.
Propos recueillis par Louise Hermant.
On lira également dans le Huffpost Mahreb une recension de ce livre :
Le trauma colonial ou la peur de disparaître
par Ghania Mouffok
Si vous voulez comprendre ce qui se joue autour de la manière dont les dirigeants algériens se succèdent en s’entretuent physiquement et symboliquement, d’hier à aujourd’hui, si vous voulez répondre à cette question obsédante, “qui est qui ?” et si en plus vous êtes algériens et que la situation actuelle vous angoisse parce que vous ne comprenez pas cette invisibilité qui fait peur et paralyse, alors il faut absolument lire Le trauma colonial, de Karima Lazali, et suivre son incroyable enquête sur les “effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie”. lire la suite
Mediapart a également consacré un numéro de son magazine Maghreb Express à un entretien avec Karima Lazali, réalisé par Rachida El Azzouzi. Son titre : « Le colonisé est d’abord et avant tout un possédé » (33 mn).
Programme de soirées-débats avec Karima Lazali :
– Le 7 novembre, à 19 h 30, Librairie Le Merle moqueur, 75020, en présence de Sophie Mendelsohn (psychanalyste), Emmanuel Blanchard (historien) et Laurent Bazin (anthropologue),
– Le 17 novembre, à 17 h, Librairie Le Divan, 75015, en présence d’Olivier Le Cour Grandmaison (politologue) et Laurent Bazin (anthropologue),
– Le 28 novembre, à 18 h 30, Librairie de la BNF/Tschann, 75013,
– Le 11 décembre, à 19 h, Librairie Gallimard, 75006, en présence de Benjamin Stora (historien) et Ghyslain Lévy (psychanalyste),
– Le 16 décembre, à 18 h, Espace La Colonie, débat avec Sylvie Thénault (historienne), Catherine Brun (professeure de littérature), Alain Vanier et Fethi Benslama (psychanalystes).