Les manifestations de ces dernières semaines pour ou contre les Tibétains traduisent une méconnaissance profonde des réalités tibétaines et chinoises . Elle produit des réactions partisanes, peu étayées, qui ne permettront pas de faire avancer raisonnablement le débat (mais y a-t–il vraiment débat ?) sur la question tibétaine ni sur celle des J.O. qui lui est liée aujourd’hui.
Ainsi s’agit-il une nouvelle fois de désigner le Mal d’une manière toujours caricaturale, comme si nous ne parvenions pas à nous défaire du manichéisme pluriséculaire véhiculé jusqu’à l’écœurement par les Eglises et les idéologies nationalistes ou socialistes.
Il n’est pas juste de sanctifier les Tibétains aujourd’hui et de continuer d’oublier que c’est l’ensemble des populations de Chine qui souffrent de l’absence de libertés fondamentales et de droits sociaux élémentaires.
Il n’est pas juste de dénigrer la lutte des Tibétains au prétexte qu’avant l’intervention militaire chinoise de 1949 le servage existait au Tibet et l’analphabétisme était généralisé dans un territoire arriéré. Ce genre d’arguments sert aujourd’hui aux partisans d’une relecture de l’histoire coloniale de la France par exemple. Or en quoi le fait que les Français aient apporté l’école, le chemin de fer, ou leur conception du droit, aux peuples qu’ils dominaient, change-t-il quoi que ce soit à la tragédie coloniale ?
Il n’est pas juste de rejeter la lutte des Tibétains au prétexte que leur porte-parole est un chef spirituel. C’est ignorer la manière dont peuvent se forger les identités des peuples. C’est aussi croire que spiritualité = religion = fanatisme et théocratie. Depuis vingt ans, la revendication des Tibétains faut-il le rappeler est celle de l’autonomie et de la démocratie.
Il n’est cependant pas juste de faire des Tibétains des apôtres d’une démocratie idéale martyrisés par des Chinois totalitaires. Tout d’abord parce qu’il ne faut pas exclure un certain opportunisme de la part de Tibétains, recherchant des appuis diplomatiques en Occident. Il est possible aussi de se poser des questions sur la montée d’un courant d’opposition radicale au Tibet pouvant déboucher sur un extrémisme politico-religieux peu recommandable. Enfin de quoi parle-t-on en Occident quand on manifeste pour la démocratie ? D’un modèle occidental qui n’en peut plus de patauger dans ses contradictions ? De libertés individuelles menacées dans des sociétés de plus en plus inégalitaires ?
A vrai dire, la question tibétaine devrait être abordée de manière simple et sans passion :
Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, devenu depuis 1918 un pilier du droit international, doit-il s’appliquer au Tibet ? Oui, mais à condition que les Tibétains, dans leur majorité, aient pour objectif politique l’indépendance. Est-ce le cas aujourd’hui ? Il ne semble pas. Et cela pour quantité de raisons : l’histoire du Tibet est étroitement mêlée à celle de la Chine ; les lois chinoises offrent un cadre juridique à une véritable autonomie du Tibet, il y a donc là un enjeu de combat qui ne passe pas forcément par une rupture sino-tibétaine ; la Chine devient une grande puissance et il est probable que le régime politique actuel sera amené à évoluer, deux facteurs qui peuvent être favorables à un Tibet inséré dans une Chine fédérale ; des Chinois, nombreux, vivent au Tibet, rendant la situation plus complexe et une évolution à la Bosniaque ou à la Tchétchène possible en cas de proclamation d’indépendance ; sur le plan géopolitique, un Tibet indépendant serait l’objet d’une lutte d’influence extrêmement dangereuse entre l’Inde et la Chine.
Tout cela ne veut pas dire que l’on doit cultiver l’indifférence par rapport à la situation du Tibet. Il est juste d’y dénoncer la répression massive, de ne jamais perdre de vue le respect de la dignité humaine et des droits fondamentaux de la personne.
Mais je souhaiterais que toutes celles et ceux qui s’émeuvent du sort des Tibétains, signent des pétitions, manifestent dans la rue, portent aussi leur regard sur d’autres violations des droits, ailleurs dans le monde, et qu’ils se mobilisent également en France, quand les autorités discriminent, fichent, expulsent au mépris des droits les plus élémentaires des étrangers et des exclus sociaux par exemple.
Si ce n’est pas le cas, c’est en partie parce que la question tibétaine est liée à celle des J.O. de Pékin. La juxtaposition des Jeux et de la violence politique dérange ; il faudrait que la Chine joue, le temps d’une saison, à ne pas trop montrer qu’elle n’est pas une démocratie. La candeur en ce domaine rejoint l’ignorance. S’agit-il, pour les Occidentaux friands de spiritualité orientale, de se donner un supplément d’âme ? Il aurait fallu une mobilisation des opinions, des gouvernements, du CIO, avant même la désignation de la Chine. Elle n’a pas eu lieu car les J.O. ne sont pas l’affaire des hommes mais celle d’un système.
En 1936, les jeux ont lieu à Berlin, organisés par les nazis, dans une Allemagne totalitaire ayant érigé la discrimination raciale en principe de gouvernement. C’est alors un triomphe pour Hitler. Démonstration est faite que les J.O. ne sont qu’une manifestation politique de la puissance, et d’un rapport de force international.
En 1968, quelques jours avec l’ouverture des jeux de Mexico, l’armée mexicaine fait feu sur les étudiants et laisse 300 morts dans la rue. La fête des jeux a lieu normalement. Démonstration est faite que les J.O. ne sont qu’ une manifestation destinée à légitimer un ordre politique et social.
Aujourd’hui, ni le CIO , ni les gouvernements, ni l’ONU ne sauraient remettre en cause une manifestation qui consacre d’abord la victoire du capitalisme libéral en Chine, offre aux entreprises mondialisées des perspectives de profits gigantesques, légitime un pouvoir qui satisfait les marchés, et colle parfaitement à la trinité nouvelle : marché, sport, communication, autrement dit, fric, fric, fric, ou compétition, compétition, compétition.
En d’autres termes, s’il fallait boycotter les J.O. ce serait bien parce qu’ils se servent de la popularité du sport pour consacrer la déshumanisation du monde.
Les enjeux tibétains ne sauraient donc croiser ceux des Jeux de Pékin. Alors, oui, dénonçons la répression au Tibet , mais au-delà de l’émotion qui passera vite, et des stéréotypes stérilisant, la crise tibétaine peut-être une occasion de penser le monde autrement, notamment de nous demander pourquoi nous sommes capables de projeter nos envies de liberté, d’égalité, de solidarité sur les Tibétains, et dans le même temps incapables de résister à l’effondrement de ces valeurs dans nos propres sociétés.