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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Une vieille femme venue se plaindre que sa fille a été violée par des militaires français près d'Aumale/Sour el-Ghozlane, en 1961 - Marc Garanger

Le tabou du viol des femmes pendant la guerre d’Algérie commence à être levé

De toutes les exactions commises par l'armée française pendant la guerre d'Algérie, le viol est la plus cachée, la plus obstinément tue depuis quarante ans. Il n'y eut jamais d'ordres explicites de viol, et encore moins d'ordres écrits. Mais, loin d'avoir constitué de simples « dépassements », les viols sur les femmes ont eu un caractère massif en Algérie entre 1954 et 1962.

par Florence Beaugé, publié dans Le Monde, le 11 octobre 2001.

Les anciens appelés interrogés par Le Monde témoignent du caractère massif de l’humiliation des femmes entre 1954 et 1962. Selon l’un d’eux, les détenues subissaient ce sort « en moyenne neuf fois sur dix ». Un homme né en 1960 du viol d’une Algérienne par des soldats français demande aujourd’hui réparation.

De toutes les exactions commises par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, le viol est la plus cachée, la plus obstinément tue depuis quarante ans, par les auteurs autant que par les victimes. Certains commencent pourtant à lever ce tabou, confirmant peu à peu ce que l’écrivain Mouloud Feraoun dénonçait autrefois dans son journal comme étant une pratique courante, du moins en Kabylie. Il apparaît que, loin d’avoir constitué de simples « dépassements », les viols sur les femmes ont eu un caractère massif en Algérie entre 1954 et 1962, dans les villes mais surtout dans les campagnes, et plus encore vers la fin de la guerre, en particulier au cours de « l’opération Challe », menée en 1959 et 1960 sur le territoire algérien pour venir à bout de l’Armée de libération nationale (ALN). L’ouverture de la totalité des archives et la lecture de tous les « journaux de marche » des soldats ne donneraient sans doute qu’une très petite idée de l’ampleur du phénomène, parce qu’il n’y eut jamais d’ordres explicites de viol, et encore moins d’ordres écrits. En outre, rares sont les hommes qui se seront vantés, dans leurs carnets personnels, de tels comportements.

Tous les appelés interrogés le disent : « Tout dépendait du chef ». Si l’officier, ou le sous-officier, affichait des positions morales sans équivoque, il n’y avait ni viol ni torture, quel que soit le sexe des détenus, et quand une « bavure » se produisait la sanction était exemplaire. D’une compagnie à l’autre, on passait donc du « tout au rien ». « Donner l’ordre, comme cela a été fait, de toucher le sexe des femmes pour vérifier leur identité, c’était déjà ouvrir la porte au viol », souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux, pour qui deux facteurs au moins expliquent que ce phénomène ait pris de l’ampleur. D’une part, l’ambiance d’extrême racisme à l’encontre de la population musulmane. D’autre part, le type de guerre que menait l’armée française, confrontée à une guérilla qui l’obligeait à se disperser et à laisser une grande marge de manœuvre aux « petits chefs », lesquels, isolés sur le terrain, pouvaient s’attribuer droit de vie et de mort sur la population.

« Pire que des chiens »

« Dans mon commando, les viols étaient tout à fait courants. Avant les descentes dans les mechtas (maisons en torchis), l’officier nous disait : « Violez, mais faites cela discrètement » », raconte Benoît Rey, appelé comme infirmier dans le Nord constantinois à partir de septembre1959, et qui a relaté son expérience dans un livre, Les Egorgeurs. « Cela faisait partie de nos « avantages » et était considéré en quelque sorte comme un dû. On ne se posait aucune question morale sur ce sujet. La mentalité qui régnait, c’est que, d’abord, il s’agissait de femmes et, ensuite, de femmes arabes, alors vous imaginez… » Sur la centaine d’hommes de son commando, « parmi lesquels des harkis redoutables », précise-t-il, une vingtaine profitait régulièrement des occasions offertes par les opérations de contrôle ou de ratissage. A l’exception de deux ou trois, les autres se taisaient, même si ces violences les mettaient mal à l’aise. La peur d’être accusé de soutenir le Front de libération nationale (FLN) en s’opposant à ces pratiques était si vive que le mutisme était la règle.

Une vieille femme venue se plaindre que sa fille a été violée par des militaires français près d'Aumale/Sour el-Ghozlane, en 1961 - Marc Garanger
Une vieille femme venue se plaindre que sa fille a été violée par des militaires français près d’Aumale/Sour el-Ghozlane, en 1961 – Marc Garanger
« Les prisonniers qu’on torturait dans ma compagnie, c’étaient presque toujours des femmes, raconte de son côté l’ancien sergent Jean Vuillez, appelé en octobre 1960 dans le secteur de Constantine. Les hommes, eux, étaient partis au maquis, ou bien avaient été envoyés dans un camp de regroupement entouré de barbelés électrifiés à El Milia. Vous n’imaginez pas les traitements qui étaient réservés aux femmes. Trois adjudants les « interrogeaient » régulièrement dans leurs chambres. En mars 1961, j’en ai vu quatre agoniser dans une cave pendant huit jours, torturées quotidiennement à l’eau salée et à coups de pioche dans les seins. Les cadavres nus de trois d’entre elles ont ensuite été balancés sur un talus, au bord de la route de Collo. »

Affecté comme appelé en 1961 à la villa Sesini (nommée aussi par erreur Susini), Henri Pouillot révèle avoir assisté à une centaine de viols en l’espace de dix mois, dans ce qui était le plus célèbre des centres d’interrogatoire et de torture de l’armée française à Alger. De ses souvenirs, il vient de faire un livre douloureux mais au ton juste, La Villa Susini (Ed. Tirésias). « Les femmes étaient violées en moyenne neuf fois sur dix, en fonction de leur âge et de leur physique, raconte-t-il. On s’arrangeait, lors des rafles dans Alger, pour en capturer une ou deux uniquement pour les besoins de la troupe. Elles pouvaient rester un, deux, ou trois jours, parfois plus ». Pour Henri Pouillot, il y avait deux catégories de viols : « Ceux qui étaient destinés à faire parler, et les viols « de confort », de défoulement, les plus nombreux, qui avaient lieu en général dans les chambrées, pour des raisons de commodité ». Il se souvient que la quinzaine d’hommes affectés à la villa Sesini avait « une liberté totale » dans ce domaine. « Il n’y avait aucun interdit. Les viols étaient une torture comme une autre, c’était juste un complément qu’offraient les femmes, à la différence des hommes. »

« Un anéantissement »

Mesuraient-ils alors la gravité de leurs actes ? La plupart n’ont pas de réponse très tranchée. « On savait que ce que nous faisions n’était pas bien, mais nous n’avions pas conscience que nous détruisions psychologiquement ces femmes pour la vie, résume l’un d’eux. Il faut bien vous remettre dans le contexte de l’époque : nous avions dans les vingt ans. Les Algériens étaient considérés comme des sous-hommes, et les femmes tombaient dans la catégorie encore en dessous, pire que des chiens… Outre le racisme ambiant, il y avait l’isolement, l’ennui à devenir fou, les beuveries et l’effet de groupe. » Certains ne se sont jamais remis d’avoir commis ou laissé faire ce qu’ils qualifient avec le recul de « summum de l’horreur ». La psychologue Marie-Odile Godard en a écouté quatorze pour faire une thèse de doctorat sur les traumatismes psychiques de guerre. « Ils m’ont parlé des viols comme quelque chose de systématique dans les mechtas, et c’est souvent à l’occasion de telles scènes d’extrême violence que leur équilibre psychique a basculé », raconte-t-elle.

L’avocate Gisèle Halimi, l’une des premières à avoir dénoncé, pendant la guerre d’Algérie, les multiples viols en cours – en particulier dans un livre écrit avec Simone de Beauvoir, Djamila Boupacha -, estime elle aussi que neuf femmes sur dix étaient violées quand elles étaient interrogées par l’armée française. Dans les campagnes, dit-elle, les viols avaient pour objectif principal « le défoulement de la soldatesque ». Mais, lors des interrogatoires au siège des compagnies, c’est surtout l’anéantissement de la personne qui était visé. L’avocate rejoint ainsi l’idée exprimée par l’historienne Raphaëlle Branche, dans son livre La Torture et l’armée (Gallimard), à savoir que la torture avait moins pour objet de faire parler que de faire entendre qui avait le pouvoir. « Ça commençait par des insultes et des obscénités : « Salope, putain, ça te fait jouir d’aller dans le maquis avec tes moudjahidins ? », rapporte-t-elle. Et puis ça continuait par la gégène, et la baignoire, et là, quand la femme était ruisselante, hagarde, anéantie, on la violait avec un objet, une bouteille par exemple, tandis que se poursuivait le torrent d’injures. Après ce premier stade d’excitation et de défoulement, les tortionnaires passaient au second : le viol partouze, chacun son tour. »

Contrairement à l’idée répandue, les viols ne se sont presque jamais limités aux objets, ce qui achève de détruire l’argument selon lequel les sévices sexuels visaient à faire parler les suspectes. Gisèle Halimi révèle aujourd’hui que, neuf fois sur dix, les femmes qu’elle a interrogées avaient subi successivement tous les types de viols, jusqu’aux plus « classiques », mais que leur honte était telle qu’elles l’avaient suppliée de cacher la vérité : « Avouer une pénétration avec une bouteille, c’était déjà pour elles un anéantissement, mais reconnaître qu’il y avait eu ensuite un ou plusieurs hommes, cela revenait à dire qu’elles étaient bonnes pour la poubelle. »

Saura-t-on un jour combien de viols ont eu lieu ? Combien de suicides ces drames ont provoqués ? Combien d’autres victimes, souvent encore des enfants, ont subi des agressions sexuelles (fellations, masturbations, etc.) devant leurs proches pour augmenter encore le traumatisme des uns et des autres ? Il faudra aussi se pencher sur la question des « Français par le crime », comme se définit Mohamed Garne, né d’un viol collectif de sa mère, Khéira, par des soldats français, alors qu’elle était âgée de quinze ans. Il reste de nombreuses pistes à explorer, et tout d’abord à écouter la parole qui se libère d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée. « Il faudrait aussi travailler sur l’imaginaire des anciens d’Algérie, souffle l’historien Benjamin Stora. Ils ont écrit plus de trois cents romans, où presque tous « se lâchent » et relatent des scènes de viols terrifiantes. C’est alors qu’on prend la mesure de ce qu’a dû être l’horreur. »

Mohamed Garne


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