Trois articles publiés il y a cinq ans
lors de la disparition de François Nadiras
François Nadiras, un site, une œuvre
par Anne Guérin-Castel, publié sur son blog de Mediapart le 29 août 2017.
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François Nadiras vient de mourir. Derrière ce visage discret, il y avait l’inflexible détermination d’un homme qui voulut que, depuis Toulon, où il avait vécu, enseigné, milité, et où le Front national avait remporté les élections municipales de 1995, « soit dite une parole qui corresponde à la vérité ».
C’est ainsi qu’il a conçu puis nourri jour après jour, sans se ménager malgré la maladie incurable dont il était atteint, le site Internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, en faisant par sa rigueur éditoriale un site de référence sur l’Histoire coloniale et postcoloniale, le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, les Roms et les gens du voyage qui reçoit en moyenne 3000 visiteurs par jour depuis le monde entier, véritable bibliothèque à clic ouvert regroupant plus de 4500 pages – articles, documents, archives, témoignages.
Il avait entrepris en février une gigantesque refonte du site en le dédoublant, avec d’un côté, ce qui relève de l’Histoire et de nos sociétés, et de l’autre, ce qui concerne précisément la section de la LDH de Toulon.
De son travail, il en est question sur le site « Dormira jamais » d’Olivier Favier [Ce site n’existe plus. NDLR.]. Et sur celui de Michel Dandelot, qui a retrouvé dans La Marseillaise un article intitulé « François Nadiras, une vie, une œuvre et un engagement sans faille dans la défense des droits humains. Rencontre », dont je me suis inspirée en particulier pour le titre de ce billet, parce que c’est bien une œuvre qu’il a réalisée et qu’il nous laisse.
Je ne l’ai jamais rencontré, mais nous avons souvent communiqué par courriel ou téléphone. Il nous arrivait de travailler de conserve sur les mêmes éléments. Un jour, lors d’un de ces échanges, il me suggéra un sujet qui méritait qu’en soit fait un billet. C’était à propos des restes des résistants algériens conservés au Muséum d’Histoire naturelle de Paris.
Je garde le souvenir de la douceur d’une voix qui jamais ne s’imposait.
Un homme magnifique nous a quittés, François Nadiras
par l’Association nationale des Pieds noirs progressistes et leurs amis (ANPNPA), publié sur son site le 31 août 2017.
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Militant depuis toujours pour les droits humains et contre toutes les formes d’exclusion, François nous a rejoint, comme ami, dès la création de l’ANPNPA. Homme de culture, homme engagé, de conviction, sa modestie ne trompait personne quant à la rigueur, la pertinence et la clairvoyance de ce qu’il nous a apporté.
Le site internet sur l’histoire coloniale et post-coloniale (de l’Algérie en premier ressort), site qu’il a crée au sein de la section de la Ligue des Droits de l‘Homme de Toulon et qu’il a alimenté jusqu’au bout, est une bibliothèque de référence, tant pour les historiens que pour les militants anticolonialistes. Hommage à ce travail, un collectif d’historiens s’est mis en place pour poursuivre son œuvre.
Mathématiques et vérités à dire.
Hommage à François Nadiras et Gérard Tronel
par Gilles Manceron, publié sur Mediapart le 10 septembre 2017,
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Entre François Nadiras et Gérard Tronel, morts à quelques jours l’intervalle, beaucoup de ressemblances. Ces deux mathématiciens et pédagogues étaient attachés à la connaissance du colonialisme et de ses séquelles. Leur œuvre reste à poursuivre.
Le hasard a voulu que le même jour, dans le Carnet du Monde daté du 2 septembre 2017, à côté de l’avis de décès de François Nadiras — l’animateur du site ldh-toulon.net connu au-delà des frontières pour être un espace d’information exceptionnel sur l’histoire coloniale et ses séquelles — est paru celui de Gérard Tronel, cofondateur du prix Maurice Audin, qui n’a cessé de se battre pour que soit enfin reconnu comment, durant la Bataille d’Alger, en 1957, ce jeune chercheur de 25 ans était mort des mains de militaires français.
Gérard Tronel est décédé le 25 août, François Nadiras le 28. Entre leurs deux parcours, beaucoup de ressemblances. Tous deux étaient mathématiciens et pédagogues. Y aurait-il un rapport entre l’expertise en mathématiques et la juste mesure des discriminations coloniales et des injustices de ce monde ? Maurice Audin, précisément, est mort avant d’avoir pu soutenir sa thèse de mathématiques ; Mehdi Ben Barka, avant de s’engager pour l’émancipation de son peuple et de tous ceux d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, a enseigné cette matière – y compris au futur roi du Maroc et grand « ami de la France », Hassan II… à l’origine de son assassinat ; ou encore le mathématicien Laurent Schwartz, l’un des maîtres d’Audin, a été aussi une conscience dans maints combats anti-impérialistes.
Il se trouve, en tout cas, que ces deux vigies de toutes les atteintes aux droits de l’homme que furent François Nadiras et Gérard Tronel, qui sont arrivées en même temps au terme d’un même engagement pour la connaissance du colonialisme et de ses séquelles, étaient eux aussi mathématiciens.
La vigie de Toulon
Nadiras habitait Toulon, ville où le passé colonial est très présent. Sur une digue de la rade une plaque rappelle que c’est de Toulon que le 25 mai 1830 est partie l’expédition navale qui a conduit à la prise d’Alger et marqué le début de la conquête de l’Algérie. Elle commémore le départ, sur ordre du roi Charles X, de 103 bâtiments de guerre transportant les 35 000 hommes du corps expéditionnaire aux ordres du général de Bourmont. Devant elle, de temps en temps se rassemblent quelques-uns de ceux qui s’agrippent au mythe d’une Algérie créée par la France et d’une conquête bienfaitrice et se nomment eux-mêmes les « algérianistes ». Toulon a aussi connu en 1995 l’élection d’une municipalité du Front national. Nadiras a été de ceux qui, à ce moment, ont considéré qu’on ne pouvait pas « rester les bras ballants ».
Militant alors à Amnesty international, il a rejoint la section locale de la Ligue des droits de l’homme, et, convaincu de ce que l’idéologie héritée de la colonisation constituait l’un des soubassements essentiels de l’influence de l’extrême droite dans l’opinion, il s’est lancé dans la création d’un site internet, se fixant notamment pour mission de documenter à destination d’une population française à la fois ignorante et abreuvée de mensonges, l’histoire de la colonisation. Il faut dire que, nommé à la Guadeloupe pour son premier poste de jeune agrégé, au milieu des années 1960, sa rencontre avec une société profondément imprégnée de racisme colonial avait provoqué en lui une aversion aussi profonde que durable pour cette idéologie et ses conséquences. Plus tard, quand il a du, pour raisons de santé, arrêter son enseignement de mathématiques en classes préparatoires au Lycée Dumont d’Urville de Toulon, il s’est consacré entièrement au développement du site qu’il avait créé au début des années 2000 et auquel il a décidé de se vouer désormais à plein temps.
En exergue, une phrase de Pierre Vidal-Naquet : « Si l’Histoire sert à quelque chose, c’est à ouvrir les yeux. » Quand deux archivistes ont été sanctionnés pour avoir témoigné avec courage, en février 1999, en faveur de Jean-Luc Einaudi lors du procès en diffamation que lui avait intenté Maurice Papon pour avoir dit sa responsabilité dans le massacre du 17 octobre 1961, il leur a apporté son soutien. Un peu plus tard, son grand combat a été celui contre la loi du 23 février 2005 qui enjoignait aux enseignants de montrer les « aspects positifs de la colonisation ». Prenant l’initiative d’une pétition nationale, publiant de nombreux articles à ce sujet, l’action de ce site internet a été, avec d’autres initiatives issues notamment des milieux universitaires, de celui des professeurs de lycée et des populations des départements d’outre-mer, l’un des facteurs qui ont conduit le président de la République d’alors, Jacques Chirac, à trouver le moyen pour revenir — fait unique dans notre histoire — sur une disposition inscrite dans une loi qu’il avait suscitée, qui avait été pourtant adoptée par le Parlement, signée par lui et publiée au Journal officiel… Plus tard, en 2011, François Nadiras, par la voix de son site, a participé avec la même force à la campagne pour exiger l’abandon de l’idée funeste du président Sarkozy et de son ministre de la Défense de transférer les cendres de Marcel Bigeard aux Invalides, une campagne, elle aussi, couronnée de succès. Plus récemment, il a fait écho à la demande de ce que des restes de résistants algériens du XIXe siècle contre la colonisation ne dorment pas au milieu des collections anthropologiques d’un musée français mais retrouvent, avec une sépulture dans la terre du pays dont ils avaient défendu l’indépendance, les honneurs dus à leur combat.
Ce site est devenu une tribune et un espace d’échange pour de nombreux citoyens et chercheurs, d’ici ou d’ailleurs, intéressés par ces questions. Il a noué des liens avec des associations comme les Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) ou l’Association nationale des pieds-noirs progressistes et leurs amis (ANPNPA). Le nombre et la variété des hommages qui ont été exprimés lors de son décès, dans la presse[1] comme sur internet[2], témoignent de l’influence discrète qu’il a exercée. Plutôt que de s’attarder sur les manques et les lacunes de sa propre association dans les domaines qui le préoccupaient, il s’est attaché à prendre lui-même des initiatives publiques, dans la discrétion et la modestie et à l’écart des polémiques inutiles. Patient et opiniâtre, il était réellement heureux quand telle ou telle personnalité connue du milieu des rapatriés d’Algérie entamait avec lui un débat contradictoire mais sincère. C’est le système colonial et ses conséquences sur les esprits qui étaient sa préoccupation, hors de toute animosité contre les personnes dont les idées ont été façonnées par lui. A la fois solitaire dans son combat et entouré de beaucoup d’amis, il revient à tous ceux qui ont travaillé avec lui de poursuivre son combat.
Nombreux ont été les visiteurs qui, venant le voir à Toulon, ont été conduits par lui au monument édifié en juin 1980, à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, porte d’Italie, aux « martyrs de l’Algérie française ». Il leur a expliqué que le bas-relief qui y figure évoque l’un des principaux tueurs de l’OAS, auteur, en 1961 et 1962, de plusieurs tentatives d’attentats contre le président de la République — à propos de l’une desquelles, le 8 septembre 1961, le général de Gaulle avait lancé avec mépris, hochant la tête : « Quels maladroits !… ». C’est ce bas-relief qui a été reproduit ensuite sur les cénotaphes honteux à la « gloire » de ces terroristes, à Perpignan et Marignane. L’un de ses grands regrets aura été de n’être pas parvenu à convaincre les autorités d’au moins accompagner ce monument toulonnais d’un panneau expliquant son origine et son contexte et rétablissant quelques vérités sur la dérive meurtrière de ces jusqu’au-boutistes de la colonisation, qu’il prétend honorer.
Mais l’histoire et la mémoire coloniales n’étaient ses seuls sujets de réflexion. Ce site a consacré nombre d’articles aux « Roms et gens de voyages », à la « peine de mort », et Nadiras était particulièrement attaché à la vigilance face aux différentes formes de fichage et à leurs conséquences possibles (voir ici un entretien en vidéo) ainsi qu’à toutes les formes de racisme, dont l’antisémitisme. La LDH a justement rendu hommage à ce militant auquel aucun droit, aucune liberté n’échappait à la vigilance.
Pendant plus de vingt ans, il a lutté victorieusement contre une maladie dégénérative qui devait, à l’âge de 76 ans, avoir raison de lui. Quand elle a progressé, il a fallu qu’il cherche avec ceux qui l’avaient aidé à alimenter ce site une solution qui en assure la continuité. La décision fut prise de le scinder en deux parties, l’une consacrée au combat pour les droits de l’homme à Toulon et dans la région, confiée à la section locale de la LDH, l’autre vouée plus généralement à la connaissance de la colonisation et de ses séquelles, gérée par une association d’historiens et autres citoyens persuadés comme lui de l’importance de cette question. La réorganisation est en bonne voie et sera menée à terme.
Ce mathématicien qui exigeait la vérité
Né en 1934, Gérard Tronel appartenait à la génération qui a été marquée profondément par la guerre d’Algérie. Avant de mourir, le 25 août, à l’hôpital d’Ussel, en Corrèze, au terme de plusieurs années de lutte contre le cancer, il a voulu que ses cendres soient dispersées là où il a passé son enfance, à Montvernier, en Savoie. Peut-être par volonté de revenir à un temps béni qui pour lui n’avait pas encore été troublé par les horreurs de cette guerre. Il a tenu à rédiger lui-même l’épitaphe de son faire-part de décès : « Il a tant aimé les mathématiques. Il s’est battu jusqu’au bout pour connaître la vérité sur la mort de Maurice Audin ».
Episode emblématique : lorsqu’il enseignait les mathématiques à l’université Paris-6, l’un de ses étudiants, né en Algérie, particulièrement attentif, avait une particularité, il avait contracté à la naissance une maladie infectieuse des yeux qui, mal soignée en raison du sous-équipement de l’Algérie en ophtalmologie des nourrissons, l’avait rendu aveugle. Tronel a eu le sentiment que, dans un pays longtemps frappé par l’injustice coloniale, il avait été victime d’une injustice particulière ; et après les cours il lui avait consacré bénévolement des séances particulières. L’étudiant a brillamment réussi ses examens. Après une maîtrise de mathématiques et une belle carrière dans la banque, il s’est consacré à des activités associatives pour l’amélioration de la prise en compte des handicapés. Quelques années plus tard, Gérard Tronel l’a retrouvé maire adjoint de la ville de Paris au côté de Bertrand Delanoë en charge de la démocratie locale et de la vie associative.
En 1969, Gérard Tronel est entré au Laboratoire d’analyse numérique créé par Jacques-Louis Lions et où il a poursuivi sa carrière comme maître de conférences de mathématiques, assurant pendant de nombreuses années le secrétariat du séminaire hebdomadaire du laboratoire. En 2000, il a beaucoup œuvré à l’année mondiale des mathématiques. Son travail a été récompensé en 2002 par le prix d’Alembert et il a participé à l’organisation du cycle « Un texte, un mathématicien » à la Bibliothèque nationale de France. Surtout, en 2004, il a été le principal artisan de la renaissance du prix Maurice Audin de mathématiques.
On sait que dans la nuit du 10 au 11 juin 1957, en pleine bataille d’Alger, Maurice Audin, jeune assistant de mathématiques à l’université d’Alger, membre du parti communiste algérien et fervent militant de l’indépendance, a été arraché à son foyer par les parachutistes du général Massu, chargé du « maintien de l’ordre » dans la ville. Torturé, il est mort, probablement le 21 juin. Aussitôt alertés par Josette Audin, son épouse, des intellectuels français autour de Pierre Vidal-Naquet ont créé le Comité Audin pour rechercher la vérité sur sa disparition. En 1958, peu après la soutenance dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne de la thèse de doctorat in abstentia de Maurice Audin, qui fut en même temps une manifestation solennelle de protestation de l’université française contre les pratiques de l’armée en Algérie, Laurent Schwartz avait pris l’initiative de créer un prix de mathématiques.
Entre 1958 et 1963, ce prix Audin a été décerné à de jeunes mathématiciens, dont certains sont devenus célèbres comme, précisément, Jacques-Louis Lions, futur président du Centre national d’études spatiales (CNES) et de l’Académie des sciences, ou encore Jean-Pierre Kahane, André Néron ou Marcel Berger. Au sortir de la guerre d’Algérie et au moment où la guerre américaine au Viêt Nam a commencé à accaparer les esprits, le prix ne s’est pas maintenu. Mais, au début des années 2000, lorsque la Mairie de Paris a envisagé de donner le nom de Maurice Audin à une rue ou une place à Paris — la « place Maurice-Audin » sera inaugurée le 26 mai 2004 —, Gérard Tronel a été contacté par Pierre Mansat, alors adjoint au maire. Un comité s’est mis en place dont faisait partie Laurent Schwartz, à qui Tronel a fait part de son idée de relancer ce prix. Et, peu de temps avant sa mort en juillet 2002, Laurent Schwartz a soutenu son projet de recréer un prix Audin de mathématiques. Le but était de faire reparler de l’affaire Audin tout en prenant une initiative symbolique pour œuvrer à la réconciliation entre l’Algérie et la France.
Ce prix a récompensé chaque année, de 2004 à 2012, deux jeunes mathématiciens, l’un en France, l’autre en Algérie, sous le patronage la Société mathématique de France et de la Société de mathématiques appliquées et industrielle. Le 21 juin 2007, pour marquer le cinquantième anniversaire de la mort de Maurice Audin, Gérard Tronel a organisé la remise des prix 2006 et 2007 à la Bibliothèque nationale de France, en présence de son président, et de Pierre-Louis Lions, président du jury, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des sciences. Le prix 2006 est revenu notamment à la jeune mathématicienne algérienne Nadja El Saadi et celui de l’année suivante, à Dalila Azzam Laouir et Abdelfatah Bouziani. Une table ronde a réuni ensuite des acteurs de l’affaire Audin et des historiens. En 2009, c’est le Palais de la Découverte qui a accueilli, le 15 décembre, la remise, toujours par Gérard Tronel et Pierre-Louis Lions, en présence de Josette Audin, veuve de Maurice Audin, à la fois des prix 2008 — à Mouffak Benchohra, de l’Université de Sidi-Bel-Abès, et Vincent Guedj, de l’Université d’Aix-en-Provence — et 2009 — à Abdessalam Boucif, de l’Université de Mascara, et Raphaël Danchin, de l’Université de Créteil.
Pour l’occasion, l’un des anciens élèves de Maurice Audin, qui, en 1954, avait reçu à son domicile les leçons particulières du jeune enseignant puis était devenu son ami, Mohamed Rebah, était venu d’Algérie pour apporter son témoignage. Une cérémonie identique s’est déroulée ensuite à Alger, avec le soutien de la Direction générale de la Recherche scientifique et du développement technologique, à laquelle était présent l’un des fils du disparu, Pierre Audin, lui-même mathématicien, responsable du département de mathématiques au Palais de la Découverte. En 2010, c’est à l’Hôtel de ville de Paris que les prix ont été remis, à Boumediene Abdellaoui, maître de conférences à l’université de Tlemcen, et Emmanuel Trélat, professeur à l’Université d’Orléans, elle-même engagée dans une coopération avec celle de Tizi-Ouzou. L’année des cinquante ans de l’indépendance algérienne, le 22 juin 2012, en présence de Josette Audin, Gérard Tronel a organisé une nouvelle remise marquante de ce prix — à Tarik Touaoula, de l’Université de Tlemcen, et Djalil Chafaï, de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée — à la Bibliothèque nationale de France, puisqu’elle a été suivie d’un colloque où sont notamment intervenus Henri Alleg, Raphaëlle Branche, Jean-Luc Einaudi, Nathalie Funès, Mohammed Harbi, Roland Rappaport et Benjamin Stora.
L’appel lancé en 2014 par 171 signataires
Quand, en mars 2014, après la parution en janvier d’un livre faisant état des confidences du général Aussaresses avant sa mort disant qu’un ordre d’assassinat d’Audin avait été donné par le général Massu, Gérard Tronel comme François Nadiras ont fait partie des 171 signataires d’un appel renouvelant la demande de vérité sur son sort. Et Gérard Tronel était présent à la soirée organisée sur ce thème par Mediapart et l’Humanité (lire là), avec l’aide active de Michel Broué, lui aussi mathématicien et président de la Société des amis de Mediapart, le 24 mars, dans un théâtre parisien (écouter : ici la première partie ; là la deuxième partie). Mais, en juin, son état de santé ne lui a pas permis de participer à la remise du prix — à Kaoutar Ghomari, de l’Université d’Oran Es-Senia, et San Vu-Ngoc, de Rennes I. Elle a eu lieu cette fois à l’Institut Henri Poincaré, le jury étant présidé par Cédric Villani. Il n’a pas pu être présent non plus à la remise en février 2016, à l’Université Kasdi Merbah de Ouargla, en présence de Josette et de Pierre Audin, du prix désormais biennal, à Bakir Farhi, de l’Université de Béjaïa. Le président du jury, Cédric Villani, a prononcé à cette occasion un important discours.
Le 17 juin 2014, Josette Audin avait été reçue à l’Élysée et François Hollande a publié le lendemain, le jour de la remise du prix, un communiqué totalement différent de ce que contenaient les quelques copies d’archives remises l’année précédente à la famille — dernière tentative d’« enfumage » dans une affaire qui en compte beaucoup ?… — Ce communiqué contredit la version d’une soi-disant évasion répétée depuis 1957 par les autorités françaises comme vérité officielle. Il a déclaré cette fois que « les documents et les témoignages dont nous disposons aujourd’hui sont suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l’évasion qui avait été avancée à l’époque. M. Audin ne s’est pas évadé. Il est mort durant sa détention. » Mais, depuis, les documents et témoignages « nombreux et concordants » évoqués par ce communiqué et qui permettraient d’établir les faits n’ont pas été révélés. Le mensonge a été reconnu mais la vérité n’a pas été dite. François Hollande n’a pas levé durant son quinquennat le secret d’Etat sur cet assassinat.
Au lendemain de l’élection du président Macron, une lettre lui a été adressée, le 27 mai 2017, soixante ans après la disparition d’Audin, que Gérard Tronel a signée. Le président de la République a téléphoné le 11 juin à Josette Audin pour lui assurer qu’il y répondrait. Depuis, Emmanuel Macron n’a rien fait sur ce sujet. Ni Gérard Tronel, ni François Nadiras, ni non plus Roland Rappaport — qui avait été l’avocat pendant soixante de la famille Audin et est décédé le 26 juin 2017 —, n’ont pu entendre la réponse promise.
Une œuvre à poursuivre
Outre l’affaire Audin, François Nadiras comme Gérard Tronel étaient tous deux attachés à d’autres combats emblématiques comme ceux pour la reconnaissance par la France des massacres occultés du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois et de la répression sanglante en plein Paris du 17 octobre 1961. Ils ont participé à plusieurs rassemblements commémoratifs du 17 octobre au Pont Saint-Michel. On reconnaît, par exemple, Gérard Tronel dans un petit film tourné lors de celui de 2010.
Disparus en même temps, ces deux hommes étaient discrets, modestes, mais ils n’ont pas hésité à prendre eux-mêmes, assez seuls dans un premier temps, les initiatives qu’ils jugeaient nécessaires. Leur engagement ne les a pas conduits, ni à l’époque de la guerre d’Algérie, ni par la suite, à adhérer à un parti politique. Mais, au fil de leur vie, ils ont été tous deux de plus en plus habités par une exigence de vérités à dire, par un besoin civique d’informer leur société sur son passé colonial et de demander aux autorités de faire œuvre de vérité à son sujet. Avec opiniâtreté, ils ont mis en œuvre des moyens pour aller vers ces objectifs. S’ils n’ont pas pu poursuivre plus longtemps leur combat, il revient à d’autres de le continuer.
[1] L’Humanité, Var matin, Mediapart. En Algérie, le quotidien El Watan du 11 septembre 2017.
[2] Voir les nombreuses réactions sur Youtube, ou, par exemple, le blog de Michel Dandelot.
Intervention prononcée, au nom de la Ligue des droits de l’Homme, par Gilles Manceron,
lors des obsèques de François Nadiras,
le 1er septembre 2017, au crématorium de Cuers
Une œuvre que nous te promettons de continuer
Avec la mort de François, la Ligue des droits de l’homme perd un militant dont la fermeté dans les convictions s’ajoutait à une patience et une convivialité qui avaient quelque chose de rare. Dans un monde où les engagements peuvent parfois dériver vers des emportements ou des exclusives, son calme et son goût du dialogue étaient frappants.
Quand l’inacceptable était intervenu aux élections municipales de Toulon en 1995, il avait considéré qu’on ne pouvait pas « rester les bras ballants » et rejoint cette association dont il a ensuite partagé tous les combats et animé avec ardeur une section locale. Mais ça ne l’empêchait pas de garder une totale indépendance d’esprit.
Si j’essaie de dire quelques mots personnels sur ce militant que j’ai d’abord rencontré brièvement, à la fin des années 1990, lors de congrès, et mieux connu ensuite, au début des années 2000, autour de la défense d’archivistes à qui on faisait payer leur témoignage courageux contre l’odieux Papon pour défendre un chercheur rigoureux, je dirais qu’il était un curieux mélange de fidélité à l’organisation dont il était membre et de totale indépendance d’esprit. Il ne bougeait pas d’un iota quand, par exemple, il se trouvait face à une historienne qu’il admirait mais qui, pour lui, ne défendait pas suffisamment ces archivistes.
A Toulon, François avait vite perçu combien l’idéologie héritée de la colonisation était l’un des soubassements majeurs des influences funestes. Il amenait ses visiteurs voir cette plaque posée là d’où est partie en 1830 une expédition de conquête dont les conséquences persistent encore aujourd’hui. Il faut dire que, nommé à la Guadeloupe, au milieu des années 1960, pour son premier poste d’agrégé, sa rencontre avec une société profondément imprégnée de racisme colonial avait provoqué en lui une aversion durable pour cette idéologie et ses conséquences. D’où son idée de créer un site internet pour documenter et pour combattre patiamment l’ignorance et les mythes. Il s’y est consacré entièrement quand il a du arrêter son enseignement.
Quand a été votée la loi du 23 février 2005 qui enjoignait aux enseignants de montrer les « aspects positifs de la colonisation », le fait qu’il ait déploré que son association n’agissait pas avec davantage de force pour la dénoncer n’a pas débouché sur des protestations mais sur la volonté de prendre ses propres responsabilités. Il a pris l’initiative d’une pétition nationale, publié sur son site de nombreux articles, qui ont contribué, parmi d’autres initiatives, à ce que les plus hautes autorités de la République aient du revenir sur elle.
Plutôt que de s’attarder sur les manques de sa propre association dans les domaines qui le préoccupaient, il s’est attaché à prendre lui-même des initiatives, dans la discrétion et la modestie, et en se tenant à l’écart des polémiques inutiles. Le nombre des hommages exprimés lors de son décès témoignent de l’influence discrète qu’il a exercée. Toujours mesuré et respectueux des personnes, il était heureux quand, par exemple, telle ou telle personnalité du monde des rapatriés d’Algérie entamait avec lui un débat contradictoire mais sincère.
L’histoire et la mémoire coloniales n’étaient pas ses seuls sujets de mobilisation. La LDH a rendu hommage à ce militant auquel aucun droit, aucune liberté n’échappait à la vigilance. Solitaire dans ses efforts, il était aussi entouré de beaucoup d’amis. Il revient à tous ceux qui ont travaillé avec lui de poursuivre son combat. Quand sa maladie a progressé, il a fallu qu’il cherche avec ceux qui l’avaient aidé à faire vivre son site une solution qui en assure la continuité. Il a voulu que la partie vouée à la connaissance de la colonisation et de ses séquelles soit gérée par une association d’historiens et de citoyens persuadés comme lui de l’importance de cette question.
François, ton combat, nous te promettons de le continuer.
Les cinq ans de la disparition de François Nadiras ont été l’occasion de nouveaux hommages de la part de ceux qui appréciaient son travail, comme l’ancien appelé en Algérie Michel Dandelot sur son blog.
Le contexte politique actuel de la France montre que ce travail d’information sur le passé colonial et ses traces aujourd’hui est plus indispensable que jamais. Pour le continuer, le site histoirecoloniale.net a besoin de l’aide de ses lecteurs et leur lance un appel pressant pour lui faire un don ou lui apporter une contribution régulière via le lien ci-après . Merci de votre soutien.