En Algérie, l’affaire Maurice Audin ravive le débat mémoriel sur la colonisation française
par Rachida El Azzouzi publié par Mediapart le 28 septembre 2018 Source
La reconnaissance par la France de ses responsabilités dans l’assassinat de la figure anticolonialiste Maurice Audin, ainsi que dans l’instauration d’un système de torture pendant la guerre d’Algérie, a été saluée de l’autre côté de la Méditerranée. Mais son impact reste limité : pour les Algériens, la colonisation et les crimes de la France ne s’épuisent pas dans la seule bataille d’Alger.
« Assassinat de Maurice Audin : La vérité… en Marche ! » (El Watan), « Un crime d’État enfin reconnu » (Liberté Algérie), « Maurice Audin, une figure “consensuelle” pour entamer le travail de repentance » (TSA Algérie), « La France passe aux aveux » (L’Expression)…
La décision historique prise par le président français Emmanuel Macron le 13 septembre de reconnaître enfin, après plus de soixante ans de mensonge, la responsabilité de la France dans l’assassinat du militant communiste Maurice Audin, en juin 1957 en pleine bataille d’Alger, a été abondamment commentée et saluée par les médias algériens. Tout comme l’aveu d’un système de torture légalement institué par la France pendant la guerre d’Algérie.
L’écho, aussi remarquable fut-il pendant plusieurs jours à la une des journaux, des radios, des télévisions publiques et privées, n’a pas emporté la foule algérienne. Il y a bien eu de la joie ici et là, comme cette initiative du conseil municipal d’Alger qui a envoyé une “zorna”, troupe de chanteurs folkloriques, devant la plaque commémorative à la mémoire du mathématicien, sur la place qui porte son nom en plein cœur de la capitale. Mais il n’y a pas eu d’élan populaire. Même la réaction des autorités a été très pesée, sans chaleur diplomatique particulière et guère audible : « C’est une avancée », « un pas positif », ont-elles simplement reconnu, à l’instar du ministre algérien des anciens combattants Tayeb Zitouni.
« Parce que cette reconnaissance est avant tout une affaire franco-française !, s’exclame le journaliste d’El Watan et romancier Adlène Meddi. Pour nous, Algériens, l’affaire Audin est réglée. Quelles que soient les hypothèses entourant les circonstances de sa mort, nous n’avons pas à être convaincus qu’il a été assassiné par l’armée française. Nous en sommes convaincus. »
« La France a fort à faire avec son passé colonial en Algérie, poursuit le journaliste. Macron ne fait là qu’un premier pas. C’est une reconnaissance importante pour la famille Audin, mais la justice ne passera pas. » Et ce, à cause des différentes amnisties et grâces prononcées par les autorités françaises qui se succéderont à partir de 1962, conduisant à l’oubli collectif et juridique des atrocités et des crimes commis pendant la guerre d’Algérie (1954-1962).
« Le geste d’Emmanuel Macron s’adresse aux Français. Il est inédit en cela. Pour la première fois de sa place de chef d’État, il lève le voile sur le fonctionnement de la République française durant la colonisation et reconnaît que des lois antirépublicaines ont été exercées. Que ce soit le président qui rende lisible cela, c’est extraordinaire pour la population française », abonde Karima Lazali. Psychologue, psychanalyste à Paris et à Alger, elle vient de publier aux éditions La Découverte un ouvrage qui fera date, Le Trauma colonial, enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. « Emmanuel Macron a levé un tabou pour la population française, pas pour la population algérienne », insiste Karima Lazali.
« L’affaire Audin est revenue clairement dans l’espace public algérien, mais elle a sans doute été découverte par beaucoup. Comme un nombre important de dirigeants et de militants de la guerre d’indépendance, Maurice Audin reste relativement méconnu par le plus grand nombre et par les plus jeunes des Algériens », avance pour sa part l’historien et sociologue Abdelmadjid Merdaci, spécialiste du mouvement national algérien et de la guerre d’indépendance.
Mais Maurice Audin n’est pas inconnu en Algérie comme il l’est en France où, hormis pour une génération entrée en politique pendant la guerre d’Algérie, son nom ne parle pas à grand monde. De l’autre côté de la Méditerranée, son nom a été donné à une place en plein centre d’Alger (en 1990, le FIS — Front islamique du salut, qui plongera le pays dans la guerre civile — a envisagé de la débaptiser), mais aussi à un prix de mathématiques, à une station de taxi…
« Selon le témoignage de Mohamed Rebbah, un proche de sa famille, Maurice Audin est un “chahid” — martyr — sur le registre des reconnaissances de l’État algérien, rappelle Abdelmadjid Merdaci. Pour ceux qui se battent pour la connaissance sans mensonges et sans manipulations de l’histoire algérienne, Maurice Audin est doublement un symbole, des disparus de la guerre de libération et du fait que ceux qui s’étaient battus pour la cause algérienne ne s’appelaient pas tous Mohamed. »
Dans les colonnes d’El Watan, le journaliste Hacen Ouali regrette néanmoins que Maurice Audin n’occupe pas plus de place dans la mémoire nationale algérienne. « Si en France, il a été jeté dans l’oubli, en Algérie, il n’a pas été non plus présent. C’est le grand absent. Comme les Iveton, Maillot, Laban, Fanon, Timsit et beaucoup d’autres militants indépendantistes chrétiens et juifs, il n’est pas porté au panthéon national. Le combat de ces Justes n’est pas enseigné dans nos écoles. Des générations entières d’Algériens ont été privées de cette histoire. Sans doute par choix idéologique qui devait imposer une conception étroite et exclusiviste du récit national. »
Hacen Ouali, comme beaucoup d’autres en Algérie, interroge le rapport de l’Algérie à sa propre histoire : « N’eût été l’apport de quelques historiens et de certains acteurs de la Révolution, ces héros bien algériens seraient définitivement effacés, y compris des rares rues qui portent leurs noms, note le journaliste. Le travail de réappropriation de notre mémoire historique doit être également engagé et avec courage en Algérie. C’est la grande leçon d’histoire que doit nous inspirer Maurice Audin. »
Abdou Semmar, rédacteur en chef d’Algérie Part, pose la question de manière plus franche dans Courrier international : « Pourquoi ne nous laisse-t-on pas écrire et filmer cette histoire ? Nous ne sommes plus dans un contexte de décolonisation, le FLN [Front de libération nationale, parti au pouvoir — ndlr] n’a plus de raison d’être. »
« Moi, jeune Algérien, les excuses de la France ne me feront pas avancer, explique le journaliste. Mais ces mots sont essentiels pour l’écriture de l’Histoire, pour que, dans le futur, on sache ce qui s’est passé. L’important est que dans mon pays, je puisse raconter et explorer mon histoire. Nous sommes aussi le fruit de la période qui a suivi l’indépendance, il faut pouvoir le dire. »
La nouvelle génération d’Algériens attend-elle des Français une reconnaissance de leurs crimes et atrocités coloniales ? « C’est un vrai débat, estime la psychanalyste Karima Lazali. Il y a quelques années, j’aurais répondu “oui”. Mais aujourd’hui, la jeunesse algérienne travaille beaucoup plus pour inventer pour elle-même, aller au-delà. Elle cherche moins à s’adresser à la France qu’à fabriquer une adresse algérienne sans autorisation ni validation de la France. On le voit très bien dans le monde de l’édition, du cinéma. »
« Toutes les archives emmenées par les autorités françaises doivent être communiquées aux Algériens »
Cette reconnaissance solennelle par la France d’un petit bout de ses responsabilités en 132 ans d’oppression coloniale arrive dans une Algérie non seulement préoccupée, où les indicateurs à six mois de la présidentielle sont au rouge économiquement, socialement et politiquement, mais aussi en proie à ses démons de la censure.
Seize professionnels algériens du cinéma ont dénoncé lundi 24 septembre, dans une tribune publiée par El Watan, la « censure » exercée en Algérie et « les limites à la liberté d’expression », après l’interdiction de diffusion de plusieurs films dans le pays. Parmi ces films, le biopic de Bachir Derrais sur le héros de la révolution algérienne Mohamed Larbi Ben M’Hidi, chef politico-militaire du FLN pour la région d’Alger en 1957. Début septembre, le ministère des anciens combattants a exigé des « modifications » pour autoriser sa sortie en salles, en invoquant la loi qui soumet à l’autorisation préalable du gouvernement « les films relatifs à la guerre de libération nationale ». Le pouvoir algérien ne supporte pas que ce film mette en lumière les dissensions entre chefs du FLN.
« Les réactions, les articles de presse provoqués par la censure du film de Derrais ont opportunément élargi le débat sur le rapport de la société algérienne à son passé. La censure en Algérie n’est pas celle de conjoncture, mais celle qui conserve sous les boisseaux les archives algériennes et empêchent un véritable travail de recherche académique », réagit l’historien Abdelmadjid Merdaci. Il attend par ailleurs de la France qu’elle reconnaisse sa responsabilité dans l’assassinat de Larbi Ben M’Hidi, de même que la sœur de ce dernier, Drifa Ben M’Hidi, qui dans une lettre appelle le président Macron « à faire preuve de courage et à reconnaître le crime d’État ». Torturé puis exécuté par pendaison le 3 mars 1957 sur instruction du ministre de la justice François Mitterrand et sous les ordres du tortionnaire Paul Aussaresses, le Jean Moulin algérien, fondateur du FLN, s’est selon la version française suicidé dans sa cellule…
Le mérite d’Emmanuel Macron est d’avoir nommé le « système de torture institué par la France » durant la guerre d’Algérie, ce qu’aucun président avant lui — de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande — n’a jamais eu le cran de faire, pour diverses raisons. Mais la colonisation et ses crimes ne s’épuisent pas dans la seule bataille d’Alger.
Comment alors solder les massacres collectifs de mai 1945 ou d’août 1955 ? Comment solder les assassinats, les viols, les tortures en masse ? Comment solder 132 ans d’injustice, de brutalité, de falsification généalogique et d’effacement de tout un peuple, de son identité, de son histoire, de sa culture ? Les Algériens attendent un élargissement de la reconnaissance à tous les disparus de la bataille d’Alger, qui se chiffrent en milliers, mais aussi à toutes les victimes de la colonisation, pas seulement de la guerre.
Le 23 septembre, le ministre des anciens combattants Tayeb Zitouni a annoncé une nouvelle opération de recensement des crimes exercés contre les Algériens entre 1830 et 1962. « Nous sommes en train de recenser ce que les Algériens ont subi, et nous avons entamé cette opération avec le centre des études et des recherches sur le Mouvement national et la Révolution. » En parallèle, a-t-il annoncé, une autre équipe se penche sur « les crimes commis après 1962, à cause des fers barbelés et les (sic) mines antipersonnel enfouies sur les lignes Challe et Morice ».
Alors qu’il était interrogé sur le geste d’équilibrage des mémoires du président français qui a décoré, une semaine après son geste envers la famille Audin, vingt « harkis » (supplétifs de l’armée française) de la Légion d’honneur et débloqué un plan de 40 millions d’euros, il a affirmé que les harkis étaient « une question franco-française ». « Ce n’est pas notre problème », a-t-il ajouté.
« La question n’est pas celle d’une repentance mais d’une reconnaissance, assure l’historien Abdelmadjid Merdaci. La France a été une puissance impériale et pas seulement en Algérie. Au prix de violences récurrentes et insoutenables, de massacres impunis, de discriminations raciales et religieuses, et tout cela longtemps glorifié dans l’espace public, les publications et même les créations de l’esprit. La France peut différer le moment où elle doit regarder son passé en face, mais elle ne pourra l’éviter indéfiniment. Il convient bien de rappeler que les crimes coloniaux ne touchèrent pas que l’Algérie et qu’ils ne furent pas l’apanage de la seule France. »
Un site — lancé par l’association Maurice-Audin et histoirecoloniale.net — ambitionne de recenser les victimes du « système de torture » pointé par Macron. Intitulé « Enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française. Alger 1957 – des Maurice Audin par milliers », il héberge un fichier inestimable, plus de mille fiches de renseignements émises de mars à août 1957, en pleine « bataille d’Alger », sur des personnes enlevées et séquestrées, dont les proches ont cherché à avoir des nouvelles et dont certaines ne sont jamais réapparues. « C’est un appel à témoignages, notamment vers une mémoire familiale qui est encore vive », explique à El Watan l’historien français Gilles Manceron.
Pour ce spécialiste de l’histoire coloniale et membre de l’association Maurice-Audin, il faut surveiller que la promesse du président Macron d’ouvrir les archives dites sensibles soit bien suivie d’effet, y compris celles relatives aux essais d’armes nucléaires et chimiques dans le Sahara, ou encore celles concernant l’emploi du napalm et des armes antipersonnel, qui ont continué à faire des victimes pendant des décennies après l’indépendance de l’Algérie.
« Toutes les archives emmenées par les autorités françaises en 1962 doivent être communiquées aux Algériens, insiste-t-il, car elles concernent une page de l’histoire de leur pays, qu’il s’agisse des originaux ou bien, puisqu’elles concernent aussi une page d’histoire de la France, des copies établies sous le contrôle d’une commission bipartite. L’essentiel est que, dans les deux pays, les archives soient accessibles aux historiens et aux citoyens. »
Rachida El Azzouzi
Le site 1000autres.org : premier bilan, un mois après la mise en ligne
par Fabrice Riceputi
Depuis son lancement, le 15 septembre 2018, le site 1000autres.org a suscité de nombreux échos dans les médias en France et en Algérie.
En France, La Croix, Politis, L’Humanité, Le Monde, RFI, France inter, notamment, lui ont consacré des articles, de même que Le Soir (Belgique) et Jeune Afrique. Mediapart a signalé la création du site et son objectif et des blogs de ce journal ont fait écho à son travail. Une journaliste de France 3 et une autre d’Al Jazira ont prévu un reportage. Quasi mutisme en France de la « fachosphère » et des divers « nostalgériques » (pour le moment ?).
En Algérie, outre un dossier dans El Watan, des articles lui ont été consacrés dans Liberté-Algérie, le site Le Quotidien d’Algérie et de nombreux autres sites d’information, en français et en arabe. Une bonne diffusion de son travail a été faite sur les réseaux sociaux. Beaucoup de félicitations et de remerciements ont été adressés par des Algériens à cette initiative.
L’audience du site et l’abondance de messages reçus ont surpris même ses initiateurs. Plus de 1 500 « sessions » par jour durant la première semaine, puis une baisse régulière jusqu’à une centaine par jour cinq semaines plus tard. Environ une moitié de ces « sessions » viennent d’Algérie (une fois sur deux sur un téléphone portable). 40 % de France. Le site a reçu une centaine de messages de commentaires portant sur une notice individuelle publiée ou apportant des éléments sur d’autres cas. Ils viennent en majorité d’enfants de disparus ainsi que de petits-enfants. Beaucoup sont très émouvants.
Les témoignages ont été nombreux (3 ou 4 par jour) dans les trois premières semaines. Deux messages sont en arabe, deux en allemand. Certains messages disent simplement « C’est mon grand-père ! », sans plus. Certaines notices individuelles ont été consultées des dizaines de fois, sans pour autant qu’un commentaire soit jamais posté. Une dizaine signalent une disparition hors d’Alger, ou bien avant ou après 1957. Il leur a été répondu qu’ils dépassent l’objet de ce site, mais que nous réfléchissons à leur usage.
Un mois après le lancement du site, les messages reçus ont permis l’identification de 68 personnes, dont 51 figuraient dans notre liste de départ et 17 portent sur des personnes qui y ont été ajoutées. Parmi ces 68 personnes, 59 ont disparu définitivement, neuf, dont deux européens, ont été torturées et ont survécu.
L’intérêt pour le site pourrait être entretenu par de nouveaux articles ou reportages. Peut-être des rencontres à Alger, tant pour susciter d’autres témoignages que pour documenter davantage les témoignages existants. Nous devons réfléchir aussi à l’usage qui doit être fait, au-delà du site, de ce matériau historique et mémoriel : livre, film…
Voici un exemple de message reçu. Il concerne Lahcène Yacef, 32 ans, fleuriste, enlevé le 15 avril 1957 à Leveilley, Hussein Dey. La fiche du SLNA reproduite ci-dessous indique qu’il n’y avait pas, en octobre 1957, de réponse de l’armée aux demandes de renseignements de la famille. Il n’est jamais réapparu. Ci-dessous, le témoignage de sa fille et de son épouse qui nous ont communiqué sa photographie.
Son sort illustre parfaitement le fait que les militaires français se jouaient aisément de la réglementation pourtant censée limiter leurs exactions. Il a été détenu durant plusieurs dizaines de jours dans deux « centres d’interrogatoire » (une caserne et une villa), puis interné dans un « centre de tri et de transit » officiel où sa trace a été définitivement perdue. Il a disparu sans qu’on sache la cause exacte de sa mort et sans qu’aucune enquête n’ait lieu.
Si dans ce cas et contrairement à d’autres, la famille a été informée officiellement de son sort — après une année —, c’est probablement parce qu’il avait été officiellement assigné à résidence, vraisemblablement lors de son transfert à Ben Aknoun. Ben Aknoun est alors un « Centre de tri et de transit ». En théorie, selon un arrêté du 15 avril 1957, le « suspect » qui y est interné doit avoir été assigné à résidence par la préfecture d’Alger, sur demande des militaires, « dans les 24 heures » suivant son arrestation. En théorie toujours, au terme d’un mois au maximum, il doit être libéré, remis à la justice ou interné dans un « centre d’hébergement », cette fois pour une durée illimitée. Lahcène Yacef a probablement été officiellement assigné à résidence par Paul Teitgen (voir la Lettre de Paul Teitgen à Robert Lacoste). Si la famille a été informée c’est probablement parce qu’en 1958 il existe une commission mixte de suivi des assignations à résidence qui contraint quelque peu les militaires à faire connaître le sort des internés dans les différents camps, surtout quand les familles multiplient les démarches et interpellations.
reçu par le site 1000autres.org le 20 octobre 2018
Je suis Yacef Mounira fille du martyr Yacef Lahcene. Né le 09/05/1925 à Ain Legradj, wilaya de Sétif. Fleuriste à Hussein-Dey. Déclaré décédé le 05/05/1957 suivant le jugement du tribunal civil en date du 21/01/1964.
Enlevé le 05/04/1957 (Cf fiche de renseignements) à son domicile au 11 rue Courley, Hussein-Dey, par les bérets rouges .
Soupçonné de cacher des armes au milieu des fleurs qu’il importait de Nice. D’ailleurs cela m’a été confirmé (il y a une dizaine d’années) par le fils du gardien du vieux cimetière de « Boubsila » (actuellement Bourouba). Ce dernier m’a indiqué la tombe dans laquelle, avec la complicité de son père, les armes étaient dissimulées.
Marié avec Brahimi Khedra (27 ans). Quatre enfants : Djamel Eddine (6 ans, décédé), Azzedine (4 ans), Mounira (2 ans), Farida (15 jours) à l’époque de son arrestation.
Soixante et un an plus tard, une page très douloureuse s’ouvre enfin, grâce à vous. Pour cette raison vous avez toute notre gratitude… à jamais ! Des milliers de vies brisées et de quelle manière ! Des familles « cassées », que rien ne pourra « réparer »… Etre orphelin d’un père « disparu » c’est grandir autrement, différemment… Massu et sa soldatesque barbare nous ont privés du privilège d’enterrer nos morts. Comme c’est ignoble et cruel ! Maintenant il faut affronter les démons du passé. C’est difficile ! Cela m’est doublement difficile car je dois affronter le regard triste de ma mère… Ouvrir une vieille plaie qui va encore saigner et une mémoire qui est toujours là.
Première arrestation.
Mon père a été arrêté une première fois (deux ou trois mois avant son enlèvement). Des hommes en civil se sont présentés à la maison vers 17h et l’ont conduit au « Génie » (c’est une caserne à Hussein-Dey), où il a subi un interrogatoire. Il a été relâché le lendemain.
Enlèvement.
Le 5 avril 1957 vers minuit (d’après la fiche de renseignements) et en plein mois de Ramadhan (carême) toute la maison a été ébranlée par des coups de crosse portés sur la porte d’entrée. Toute la famille s’est réveillée, horrifiée. Mon père a ouvert ; soudain une horde de bérets rouges a fait irruption dans la maison et l’a mise sans dessus dessous. Leur chef probablement, un « trapu », s’est mis à interroger mon père sans attendre.
Tout d’abord, il lui a demandé l’objet de son voyage à Nice et ensuite l’identité de la personne qui l’attendait à son arrivée. A la première question mon père a répondu que c’était pour son commerce et à la deuxième que cette personne était le mandataire.
La réponse n’a pas plu du tout au « para » et c’est à ce moment là qu’il est devenu violent. Ma mère et ma grand mère étaient présentes alors que les autres membres de la famille étaient enfermés dans les chambres. Avant de procéder à l’enlèvement de mon père, ce sinistre personnage s’est retourné vers ma mère et lui a dit : « Regarde bien ton mari, c’est la dernière fois que tu le vois ! »
Il avait raison, c’était la dernière fois…
Les circonstances qui nous ont permis de « tracer » les lieux de sa séquestration :
Plus de vingt jours plus tard, un vieux qui travaillait comme jardinier dans une villa à « Saint-Raphaël » (El Biar), se présente chez mes grands parents maternels muni d’une lettre que mon père a jeté de la fenêtre de sa cellule.
Dans celle ci nous avons pu avoir les informations suivantes :
• Premier lieu de détention : « La Farge » (caserne à Hussein-Dey) où mon père a été incarcéré pendant 20 jours.
• Deuxième lieu : La villa de « Saint-Raphaël » à El Biar.
Par ailleurs il demandait des nouvelles de sa famille, mais aussi des vivres et des bougies qu’on devait remettre exclusivement au jardinier. Mes jeunes oncles n’ont pas respecté les consignes. Ils se sont rendus immédiatement à la villa que le vieux leur avait indiquée. Malheureusement ils ont été repérés, emprisonnés, tabassés puis relâchés le lendemain.
• Troisième lieu : Quelques jours plus tard, et par un concours de circonstances extraordinaire un de mes oncles qui se trouvait à El Biar, a vu un camion militaire dans lequel il a reconnu mon père. Il l’a suivi avec sa voiture jusqu’à son arrivée à la caserne de « Ben Aknoun ».
La porte s’est refermée et depuis plus rien…
Mon grand-père a entrepris plusieurs démarches infructueuses. Un an plus tard il a été convoqué au commissariat d’El Biar où il lui a été notifié le décès de mon père.
A l’indépendance mon père a été reconnu Chahid (martyr). D’ailleurs la partie haute de la rue Courley à Hussein-Dey porte son nom. Celui-ci est gravé aussi sur une stèle à Beni Hafed dans la commune de Beni Ourtilane, berceau de sa famille, avec d’autres « Chouhadas » tombés tous au champ d’honneur.
Maintenant il est temps qu’on sache la vérité : les vraies circonstances de la mort de nos valeureux martyrs disparus, ainsi que la localisation éventuelle de leurs corps. La réponse à ce questionnement nous permettra de nous libérer et de faire enfin notre deuil.
Gloire à nos martyrs !