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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Le scandale des essais nucléaires français du Sahara

Alors que l’Organisation nationale des moudjahidine vient de sortir de son long silence évoquant, dimanche dernier, 30 000 victimes des essais nucléaires français dans [le Sahara algérien] (1960-1968), les habitants des régions irradiées à In Ekker continuent, cinquante après, de souffrir des retombées de ces catastrophes humaines et écologiques. Un drame que ni l’Algérie ni la France ne semblent vouloir affronter. Reportage. Un dossier publié dans El Watan, le 17 février 20121.

IN EKKER – Le scandale des essais nucléaires continue

Cinquante ans après l’expérimentation des essais nucléaires français d’In Ekker, la région porte toujours de sérieuses séquelles sanitaires et écologiques, et plus cruellement le poids de l’indifférence des responsables français et algériens. Les expériences nucléaires, accomplies dans le sud du pays entre 1960 et 1968, continuent de noircir l’air dans la capitale de l’Ahaggar, en particulier à Aïn M’guel. Dans cette bourgade située à 200 km du chef-lieu de la wilaya, le dossier des essais nucléaires français demeure classé «secret défense». Par ignorance, les habitants en parlent vaguement.

Quant aux autorités locales, elles confirment une fois de plus la sensibilité du dossier. Elles tentent tant bien que mal d’empêcher les journalistes d’accéder au site. Sur place, l’état des lieux «justifie» les craintes des responsables de la wilaya. Site abandonné, sans cadrage ni surveillance. Quant aux barbelés installés en guise de clôture pour la montagne de Tan Affela, lieu de l’explosion, sur un périmètre de 40 km, on ne trouve plus leurs traces, si ce n’est quelques barres de fer jetées ici et là. A l’instar d’In Ekker, à Aïn M’guel les populations souffrent également de l’abandon des auteurs des essais nucléaires dévastateurs et des autorités locales. Malformation, cancers et fausses couches, pour ne citer que ceux-là, font partie des spécificités des communes périphériques d’In Ekker où pas moins de treize expériences officiellement «reconnues» par les Français ont été réalisées.

«Accident» fatal

1er mai 1962. Le tir «Béryl», quatre fois Hiroshima, fait trembler In Ekker. L’explosion provoque l’éjection de roche fondue hors de la montagne. Deux ministres français, Pierre Messmer, ministre des Armées, et Gaston Palewski, ministre de la Recherche scientifique et des Affaires atomiques, sont présents au moment de l’explosion. L’essai prévu était d’une importance fatale, mais les Français persistent à parler d’«accident». Vérité ou leurre, les ouvriers, dont la plupart algériens, n’échappent tout de même pas aux effets radioactifs. Livrés à eux-mêmes, les habitants de Aïn M’guel, ancienne PLO (Population laborieuse des oasis), selon l’appellation coloniale, continuent de compter leurs malades, leurs mort-nés et handicapés.

Faute d’études épidémiologiques et d’infrastructures sanitaires, des pathologies chroniques telles que les maladies cardiovasculaires, prennent de l’ampleur dans la région dans l’indifférence totale des autorités. «Parfois, les malades eux-mêmes ne connaissent pas leur maladie», témoigne un habitant de la commune. Plusieurs familles de Aïn M’guel à Tamanrasset enterrent quotidiennement leurs morts. «Ma mère, ma sœur et mes deux frères sont décédés d’un cancer et les Français trouvent le moyen de rejeter nos dossiers pour les indemnisations. Quatre cancéreux dans une même famille, ça ne peut être un hasard…», déplore Mohamed Dihkel, issu d’une famille nomade, aujourd’hui installé à Tamanrasset.

Loi vicieuse

Certains décrient le lourd dossier exigé par la loi du 5 janvier 2010, relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie française. «La loi française reconnaît seulement 21 maladies radio-induites, alors que les Etats-Unis reconnaissent plus de 45 maladies», avance Ammar Mansouri, chercheur en génie nucléaire. Souffrant de la poliomyélite, Zohra, 28 ans, clouée sur son fauteuil roulant depuis son jeune âge, ne peut espérer percevoir d’indemnisation. «La loi ne reconnaît pas ma maladie, même si mes médecins affirment que la cause de mon état de santé est l’eau de Aïn M’guel, contaminée par les radiations, là où ma famille transhumait», regrette cette diplômée en journalisme au chômage.

Manque de sensibilisation et démantèlement de l’enclos de sécurité de In Ekker – qui n’a toujours pas été réinstallé – permettent l’accès aux nomades qui s’installent des mois durant sur le site abandonné et hautement irradié. «Les gens manquent d’information dans cette région. Certains connaissent Hiroshima et Nagasaki et n’ont pas conscience des effets néfastes des essais radioactifs opérés chez eux ! L’Etat algérien a le devoir d’informer et de sensibiliser les populations locales», dénonce un membre de l’association des victimes des essais nucléaires français, Taourirt. Les nomades ne sont pas seuls à courtiser les lieux. Les «fraudeurs» venant du Mali et du Niger, dont la plupart exploités par des barons algériens, n’hésitent pas à s’introduire à l’intérieur du tunnel de In Ekker pour… piller le cuivre. A ce jour, aucune cartographie des sites des dépôts des déchets radioactifs n’a été fournie par la France afin de situer toutes les zones dangereuses.

L’eau de tous les dangers

Autre conséquence du black-out autour de l’affaire In Ekker : les gens de Aïn M’guel continuent de boire une eau qui, selon les médecins de la région, serait à l’origine de plusieurs maladies. Une eau tirée des puits à ciel ouvert sans avoir jamais fait l’objet d’analyses, en dépit du risque qu’elle présente. Pis encore, l’eau de Aïn M’guel alimentait jusqu’à peu la ville de Tamanrasset, jusqu’à la réalisation du transfert d’eau In Salah-Tamanrasset. En l’absence d’études épidémiologiques et d’études statistiques, le recensement des victimes des essais nucléaires demeure difficile.

D’autant plus que la zone contaminée n’a pas connu de curage, comme l’a toujours certifié l’Etat français. Au train où vont les choses, «les populations feront encore l’objet de contamination permanente provenant des poussières chargées de produits radioactifs transportées par les vents», atteste Ammar Mansouri. Et les conséquences se transmettent de génération en génération, faisant des dégâts incommensurables, rendant la vie des Sahariens dramatique, à l’exemple de celle des Ourzig. Moussa, ancien ouvrier à In EKker, est père de dix enfants dont trois handicapés à 100%. Zainabou, Amoud et Ayoub sont à la merci de 300 DA par mois chacun pour survivre.

Les frais des soins et les couches dépassent largement les revenus de cette modeste famille de touareg, qui a déjà perdu une fille suite à une maladie incurable. Moussa, abattu, portant les traits du désespoir sur son visage ridé, ne cache pas sa déception quant à l’absence de prise en charge des élus de la région. «Les Français font tout pour bloquer nos revendications, mais du côté de l’Algérie, nous n’avons rien vu venir non plus…», soupire-t-il dépité.

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Dr Zina Meloui. Médecin pathologiste à Tamanrasset

Il y a beaucoup d’avortements, des malformations et des infertilités

  • Vous avez mené une étude statistique sur les cancers à Tamanrasset. Quels en sont les résultats ?

J’ai fait une étude statistique sur les cancers à Tamanrasset de fin 2005 à fin 2009. Nous avons enregistré 148 cancers. Il devrait y avoir une incidence annuelle de 100 cancers pour 100 000 habitants. Or, ce n’est pas le cas à Tamanrasset, nous avons enregistré 18 cas pour 100 000 habitants. La raison ? Les malades ne consultent pas. Il y a un manque de sensibilisation dans la région. Et même ceux qui consultent, venant pour la plupart de Tamanrasset, de Reggan et d’Adrar, le font à un stade avancé.

  • Quels sont les types de cancers les plus fréquents ?

En premier lieu vient le cancer du sein, ensuite celui de la peau puis le cancer de la thyroïde. Chez la femme, le premier est le cancer du sein, le deuxième la tyroïde, alors qu’il devrait être classé au dixième rang. Ici, à Tamanrasset, le cancer de la thyroïde apparaît en deuxième position. Le cancer de la prostate fait également des ravages dans la région.

  • Avez-vous présenté votre étude aux autorités locales ?

J’ai fait part des résultats de mon étude, l’an dernier, lors d’un colloque international organisé sous le haut patronage du président de la République. J’ai déjà sollicité la direction de la santé, mais rien n’a été fait pour le moment.

  • A votre avis, pourquoi y a-t-il autant de cas de cancers ?

Les cancers peuvent être en rapport avec les essais nucléaires français, c’est pour cette raison qu’il faudrait effectuer une étude approfondie à Tamanrasset afin de déceler l’origine de la prolifération des maladies en question, en particulier le cancer, tous types confondus. Aussi, une étude sur les radiations dans la région est nécessaire.

  • Y a-t-il un moyen de prouver que ces cancers sont dus aux radiations nucléaires ?

Il n’existe aucun examen biologique jusqu’à l’heure actuelle qui permette de prouver que telle maladie est causée par tel facteur. La seule preuve qui existe est bien l’étude statistique. Pour cela, il faut mettre en place un registre des cancers, ce qui n’existe pas à Tamanrasset. Le registre des cancers est nécessaire et utile, car il permet de donner la fréquence réelle du cancer dans la région, de constater l’augmentation de la fréquence d’un cancer par rapport à un autre. Ceci nous aide à constater l’origine du cancer, par exemple le facteur environnemental.

  • – Y a-t-il d’autres maladies qui prennent de l’ampleur dans la région, hormis les cancers ?

J’ai constaté qu’il y a beaucoup d’avortements, des malformations et des infertilités chez l’homme. Concernant les cancers, lorsque les altérations génétiques sont transmises aux cellules germinales, dans ce cas-là, elles seront systématiquement transmises à la descendance.

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Association Taourirt, seul espoir pour les victimes :

Depuis les années 1990, l’association Taourirt recueille les témoignages des anciens ouvriers algériens ayant travaillé sur les sites des essais nucléaires français. Le constat que fait l’association est sans appel : impossible de recenser toutes les victimes des radiations, sachant que bon nombre d’entre elles sont décédées.

Le curage d’In Ekker et l’indemnisation des victimes et de leurs ayant droits sont les principales revendications de Taourirt que préside Hadj El Ouaer. «Nous avons commencé à travailler sur le dossier des victimes des radiations avant même l’entrée en vigueur de la loi Morin. Les anciens travailleurs de In Ekker correspondaient avec leurs employeurs français uniquement pour obtenir la pension de retraite.

Aujourd’hui, ils réclament réparation des préjudices physique et moral», précise le président de l’association. Avec l’aide d’écrivains publics, les gens écrivaient à la Sécurité sociale française, mais pour certains, la mort les a emportés avant même de percevoir leur dû. En plus de l’enregistrement des victimes, l’association Taourirt envisage de présenter des statistiques aux autorités locales et organiser une conférence afin de dénoncer les contraintes imposées par la loi Morin.

Autre mission de l’association – qui a obtenu son agrément en septembre 2011 –, faire appel à des experts afin de mesurer la contamination de la région de Tamanrasset et lancer un appel aux Français afin d’ouvrir les archives et permettre aux Algériens de situer les points noirs méconnus jusqu’à ce jour.

Contact :

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Patrice Bouveret. Président de l’Observatoire des armements et coprésident du comité Vérité Justice
Du côté français comme du côté algérien, il n’y a pas de volonté politique de voir ce dossier aboutir

  • Où en est le dossier des indemnisations des victimes des essais nucléaires français ?

A ce jour, aucune information précise n’a été rendue publique quant aux travaux de la commission mixte mise en place en 2007. Tant du côté des responsables français que de ceux du côté algérien, il n’y a pas de volonté politique de voir ce dossier aboutir… Donc, les experts ont peut-être remis aux autorités leur rapport, mais ensuite reste la question de quelles recommandations proposer pour réhabiliter – autant que faire se peut – les sites des essais atmosphériques et des essais souterrains au Sahara et organiser un suivi sanitaire des populations présentes dans cette région…

  • Le nombre des victimes algériennes des essais nucléaires est-il connu ?

Nous ne disposons à ce jour que des chiffres fournis par le secrétariat du Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) en date du 14 octobre et remis lors de la première réunion de la Commission de suivi, prévue dans le cadre de la loi Morin, qui s’est déroulée le 20 octobre 2011. La deuxième réunion de ce Comité de suivi – regroupant des responsables militaires, des représentants de la Polynésie, des parlementaires et des représentants associatifs – doit avoir lieu le 21 février… Espérons que de nouveaux chiffres seront communiqués quant au nombre de dossiers déposés et traités, mais aussi – et surtout – au nombre d’indemnisations accordées. Car à ce jour, je vous le rappelle, nous sommes toujours – plus de deux ans après l’entrée en vigueur de la loi d’indemnisation – à seulement deux victimes qui ont été indemnisées, et encore a minima !

  • D’après vous, pourquoi les dossiers n’avancent pas ?

Tout simplement parce qu’il n’y a pas de volonté politique de la part des pouvoirs publics. Et cette absence de volonté politique, en fait, pose la question de la place du nucléaire en France. En effet, l’Etat français – et les gouvernements successifs – est sans aucun doute un des Etats qui a le plus investi dans le nucléaire, le plus misé sur le nucléaire – tant civil que militaire – comme outil de son développement économique et industriel et de sa place dans le monde. Reconnaître que le nucléaire pose des problèmes – notamment au niveau des populations en termes de conséquences sanitaires et environnementales – reviendrait, selon eux, déjà à admettre qu’ils ont eu tort et qu’ils ont mis en danger leur propre population, et de plus remettrait en cause tout le modèle mis en place… En quelque sorte une incapacité pour l’Etat d’accepter une remise en cause des choix qu’il a faits… D’où cette «loi Morin» qui, d’un côté, reconnaît, de manière plus que timide, qu’il peut y avoir des victimes des essais nucléaires, mais surtout qui, dans le même temps, est verrouillée avec une telle fermeté qu’aucune victime – à l’exception de deux personnes à ce jour – ne peut bénéficier de la loi !

Lamia Tagzout

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