Pour pouvoir faire retour, la mémoire des grands massacres de Sétif et de Guelma en mai-juin 1945 a profité de l’alignement exceptionnel de plusieurs événements conflagratoires : les débats qui s’amplifient en France autour de la guerre d’Algérie ; la guerre en Irak, et le nouveau questionnement sur la question coloniale née de l’invasion américaine ; la célébration du 60e anniversaire de la fin du cauchemar concentrationnaire nazi avec plus d’éclat que les précédents, parce que grandit ce sentiment de la dernière fois, de «l’ultime rassemblement» des survivants de l’événement. On sait que la mémoire d’un fait historique en forme de catastrophe ne suit pas un cours linéaire, baissant tendanciellement selon le modèle du deuil personnel, individuel. Elle procède différemment, par une succession de seuils, de crises, de ruptures sur la scène publique. Et l’on peut se demander pourquoi la mémoire des massacres, des tueries abominables de mai-juin 1945, dans la région de Sétif et de Guelma, qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts en quelques semaines, est restée si longtemps enfouie, pendant de longues années, dans la société française ; et commémorée avec éclat, mais de façon incomplète, dans la société algérienne. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour comprendre une telle situation mémorielle.
En France : un événement «gênant»
Il faut d’abord prendre en considération que le fait lui-même s’est produit dans une région très particulière d’Algérie, le Constantinois, où le nombre d’Européens était bien plus faible que dans le reste du pays. La région, mis à part la grande ville de Constantine, et dans une moindre mesure Philippeville (Skidda) ou Bône (Annaba) est peu connue par la société française métropolitaine, qui, depuis 1943, a les yeux tournés vers Alger, devenue à partir de cette date, la capitale de la France libre. Le Constantinois reste une région sous-administrée, et les moyens de transport, de communication sont faibles. Cette dimension est essentielle : les massacres de Sétif ont mis du temps à être vraiment connus dans le reste de l’Algérie, et à plus forte raison en métropole. Il faudra attendre l’été 1945 pour que commencent à arriver les premiers échos d’un tel événement, mais il est déjà trop tard pour que s’organise une riposte contre ces actes. Une seconde raison peut être invoquée, qui tient à l’attitude de la classe politique française, issue de la Résistance, en mai 1945. Les gaullistes et les communistes veulent célébrer la fin de l’occupation allemande, et n’entendent pas les voix des colonisés, de ceux qui viendraient troubler une telle «fête». En ce sens, la date du 8 mai 1945 s’est inscrite dans la conscience française comme un moment fondateur d’un consensus vite trouvé, permettant «d’oublier» la sombre période vichyssoise. Les indépendantistes dans les colonies ne peuvent donc venir troubler les retrouvailles de la France avec son histoire, contre une présence étrangère. Ceux qui oseraient déranger un tel moment ne peuvent être que des survivants de l’ancien régime honni, des héritiers de Vichy ou, pire, des «agents hitlériens». Le réflexe des partis de métropole a donc été d’estimer qu’il s’agissait d’un «complot» des nostalgiques de Vichy et de la collaboration. Il faut se rappeler que toutes les forces politiques françaises se réclamaient alors de la Résistance et du combat contre le nazisme. Or, dès avant 1939, la classe politique française et la gauche considéraient déjà les menées nationalistes en Afrique du Nord comme «téléguidées» par les fascistes italiens ou les nazis allemands. On disait par exemple que Messali Hadj, le leader du Parti du peuple algérien (PPA) était proche du PPF de Jacques Doriot. C’était de la désinformation, une calomnie: Messali Hadj avait soutenu le Front populaire en France et la République espagnole. Le réflexe en mai et juin 1945 a donc été, pour la gauche, d’affirmer que les agitateurs qui veulent détacher l’Afrique du Nord de la France sont «objectivement», comme on disait à l’époque, des complices des vaincus du conflit mondial. Le général de Gaulle, lui, poursuivait un objectif politique: rétablir la position de la France parmi les grandes nations, figurer parmi les vainqueurs. Il avait besoin de l’empire colonial pour cela. Son obsession était donc, depuis 1943, de rétablir l’autorité de la France sur ses colonies. De son côté, le Parti communiste, très influent au sortir de la guerre, avait abandonné sa tradition anticoloniale au profit de la lutte antifasciste. Le PCF s’était violemment séparé des nationalistes de l’Etoile nord-africaine et du Parti du peuple algérien (PPA) en 1934-1935. Il voyait dans le PPA des adversaires, et pour lui tout ce qui relevait de l’indépendantisme était «téléguidé», les colonisés dans cette conception, n’étant jamais acteurs de leur propre histoire. Pour les militants communistes, un soulèvement le jour de la victoire contre les nazis ne pouvait être que l’œuvre de fascistes. Dans la société française, les mentalités à l’égard du fait colonial ont peu évolué. Une semaine après l’événement, dans l’édition du 15 mai, parait enfin un article dans le grand quotidien le Monde, un tant soit peu explicite, curieusement titré, comme pour annoncer des détails sur des faits déjà rapportés : «L’émeute sanglante de Sétif.» La première phrase est un morceau d’anthologie de la littérature coloniale de l’époque : «Bien qu’il soit encore trop tôt pour établir un véritable bilan des graves incidents qui viennent d’ensanglanter la région de Sétif, on peut préciser que le principal foyer d’agitation s’est trouvé situé entre Sétif et la mer, c’est-à-dire dans les montagnes sauvages et grandioses de la Petite Kabylie peuplée de tribus berbères incultes et misérables, où existent seuls de petits centres de colonisation.» Du côté des Européens d’Algérie, la répression a d’abord créé une illusion: celle que le mouvement nationaliste avait été décapité et que cela permettait d’assurer le statu quo colonial en Algérie pour des décennies. Dans ce soulagement de la classe politique française, pourtant un officier, le général Duval, avait prévenu qu’il ne s’agissait que d’un répit de dix ans. Il avait raison.
Du côté algérien
Du côté des nationalistes algériens, les vieilles méthodes politiques apparaissent comme dépassées. Une nouvelle génération nationaliste émerge après Sétif et impose la lutte armée comme principe politique central. En 1947, le PPA crée une branche secrète, l’Organisation spéciale (OS), dirigée par Mohamed Belouizdad, puis Hocine Aït Ahmed, enfin par Ahmed Ben Bella jusqu’au moment de son démantèlement par la police française en 1950. Elle regroupe un millier de militants. Deux ans après Sétif, l’insurrection se prépare déjà. Les conséquences de ce qu’on appellera désormais en Algérie «les massacres de Sétif» seront évidemment majeures. Cette période noire laissera des traces indélébiles dans l’esprit de tous les Algériens et, plus particulièrement, de tous les nationalistes convaincus. Au point de susciter certainement beaucoup de vocation de combattants pour l’indépendance. L’adolescent Mohamed Boukharouba, le futur Houari Boumedienne, qui va en 1945 sur ses 13 ou 14 ans, dira, à propos du 8 mai, que «ce jour-là, le monde a basculé» et que, de ce fait, «j’ai vieilli prématurément». Il dira aussi que les enfants eux-mêmes ont alors «compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres». Hocine Aït Ahmed est tout simplement entré, après les évènements tragiques, dans une clandestinité dont il ne ressortira que quelques jours … pour passer avec succès la première partie du baccalauréat, avant de sacrifier ses études pour se consacrer à la cause de l’indépendance. Et toutes les familles du Constantinois et de Kabylie -les deux régions qui seront les plus actives lors de la guerre d’indépendance algérienne-, sont à cette époque, à un titre ou un autre, touchées, pleurant à cette occasion bien souvent leurs premiers martyrs patriotiques, morts ou disparus. Quant à l’écrivain Kateb Yacine, arrêté en mai 1945 en compagnie de très nombreux raflés, il dira qu’il est sorti de sa captivité «transformé, déterminé à consacrer le reste de sa vie à aider ces hommes», autrement dit le peuple algérien, qu’il venait «de découvrir en prison».
Le recouvrement et le retour de l’événement
La guerre d’Algérie va recouvrir le souvenir des massacres de Sétif. Pour deux raisons. En France, il fallait oublier Sétif si l’on voulait croire que l’insurrection de novembre 1954 était apparue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Si l’on ignore Sétif, le début de la guerre, son origine, deviennent alors incompréhensibles. Il faudra attendre le retour du débat sur la guerre d’Algérie en France, à la fin des années 1990, pour que l’on se pose la question du pourquoi, des origines de cette guerre. Et que l’on remonte à Sétif. L’autre raison tient à la mémoire nationale française. Au fil des années, et surtout depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, le 8 mai 1945 s’est imposé comme une date fédératrice, fondatrice, une célébration consensuelle permettant de construire la mythologie résistancialiste de la France gaulliste. Comment alors les massacres de Sétif pouvaient-ils trouver leur place ? Il faut ajouter le fait que pour les nouvelles générations, en France et en Algérie, c’est sur le visible que porte en grande partie l’enjeu de la transmission. Ce qui est visible sur les lieux, et surtout sur les images. Or, les traces photographiques ou filmiques des massacres, exécutions sommaires, fusillades de masse, sont très faibles, fragiles. Elles sont observées essentiellement dans le documentaire de Mehdi Lalaoui sur «l’autre 8 mai 1945». On y voit le rassemblement d’hommes et d’enfants, les bras, les yeux dans le vide. Les rares plans viennent à l’écran comme des zones lointaines, entourés d’un halo sombre. Déficit d’images, déficit de récits : le plus étrange dans cette absence c’est qu’elle intervient dans une période historique où il est devenu possible pour chacun de compiler, et consulter, toute la mémoire du monde par Internet. L’absence d’un fait douloureux qui a touché la mémoire des siens devient alors intolérable, encore plus difficile à accepter. Le 27 février 2005, le gouvernement français, par la voix de son ambassadeur a reconnu la réalité des massacres, en parlant d’une «tragédie inexcusable». Le geste de l’ambassadeur français est très important. C’est la première fois, à ma connaissance, que la France reconnaît un massacre colonial. Mais cela n’empêchera pas de remonter plus haut encore. Jusqu’aux origines de la conquête de l’Algérie. Certains épisodes, comme la prise de Constantine en 1837 ont été épouvantables. Mais la connaissance de cette histoire coloniale progresse très vite, elle commence à être enseignée aux jeunes. Des manuels scolaires ont été remaniés en France, sous l’effet d’une poussée citoyenne. En Algérie, «Sétif» est officiellement commémoré chaque année depuis l’indépendance. Une célébration de plus en plus active d’autant qu’il y a de moins en moins de «mémoire vive», d’acteurs ayant vécu l’événement. Mais l’épisode est longtemps demeuré difficile d’accès pour les Algériens. Car au centre des événements de mai-juin 1945, se trouvent deux figures : Messali Hadj, le leader nationaliste radical, partisan de l’indépendance, et Ferhat Abbas, élu de Sétif, nationaliste modéré, voulant un statut d’autonomie de l’Algérie liée à la France. Ces deux personnages disparaissent de l’histoire officielle, éliminés politiquement, pendant et après la guerre d’Algérie à la suite de différentes crises affectant le nationalisme algérien. Il faudra la sombre tragédie des années 1990, pour que les deux personnages reviennent sur le devant de la scène mémorielle algérienne. Les massacres de Sétif peuvent prendre tout leur sens. Ils ne sont pas une simple répression aveugle contre des victimes naïves ou manipulées, mais le point de départ d’une lutte politique consciente, déterminée, pour l’indépendance de l’Algérie.
B. S.