Sur l’exposition de Kader Attia, « Les racines poussent aussi dans le béton », au MAC/Val, à Vitry-sur-Seine1
Kader Attia : la banlieue, le bled et le monde
par Abdourahman Waberi Le Monde, le 3 août 2018 Source
Courez vite au MAC/Val, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, sis à Vitry-sur-Marne. Allez admirer l’imposante exposition personnelle de Kader Attia, figure de proue de l’art contemporain en France et lauréat du prix Marcel-Duchamp en 2016. Visible jusqu’au 16 septembre, « Les racines poussent aussi dans le béton » est davantage qu’une exposition à la sobre mise en scène. C’est un monde dans le monde. Un univers en mouvement, fragile, déroutant et complexe à la fois.
Réflexions, émotions, sensations, palanquées de photos, collages, installations, scénographie ou « mythographie », l’artiste multiple les angles de vue, passant avec bonheur d’une époque à l’autre, d’une interrogation à l’autre. Au bout de ce parcours initiatique, vos pupilles, vos neurones et vos papilles éprouveront un frémissement profond et inattendu. Regard intense et sourire doux, Kader Attia déploie depuis plus de vingt ans un art expansif, inventif et impliqué. Son œuvre épouse les soubresauts de notre monde d’hier et d’aujourd’hui. Généreuse, elle est partout chez elle. Rien qu’au cours de ce semestre, on la retrouve, en solo ou en dialogue avec d’autres créations, à Paris, Palerme et New York mais aussi en Lituanie, en Corée ou à Taïwan.
« Retour à la maison »
Né en 1970, Kader Attia a grandi en banlieue parisienne au sein d’une famille originaire du massif algérien des Aurès. Il a vécu un temps au Congo, parcouru le vaste monde avant de s’installer à Berlin. Mais c’est à Paris qu’il a donné corps à son engagement citoyen en créant La Colonie, un « lieu de “savoir-vivre” et de “faire-savoir” », festif et politique, dont la programmation nous invite à un effort de « décolonisation » des connaissances et des pouvoirs à travers débats, discussions, expositions et colloques.
Cette exposition opère, selon les mots de l’artiste, un « retour à la maison ». Au MAC/Val, Kader Attia joue à domicile tout en jetant un coup d’œil dans le courant vif de l’autrefois pas si lointain, un passé intime et universel : « Etre au MAC/Val, c’est […] questionner mon histoire, celle d’un jeune qui a grandi entre l’Algérie et la France, les douars et la banlieue de Garges-lès-Gonesse. J’ai eu envie de redonner de la visibilité à l’univers dans lequel j’ai grandi, qui continue d’exister, celui des subalternes dans les quartiers, à travers différentes formes et à travers des critères personnels ». Son questionnement esthétique n’est jamais surplombant ni autoritaire. Il se fait familier, aussi proche qu’une sorte de « conversation intime avec le public » pour, ensemble, « sonder les maux et les joies qui articulent la vie dans les cités ».
Paradoxe
Qu’il s’agisse des grands projets urbains de l’après-guerre, des figures spectrales du chibani et du transsexuel dans l’espace public, de l’errance du personnage de Jean Gabin dans le cinéma d’hier, des architectures en terre du Mzab aux portes du Sahara, des violences policières dans les cités, de la prégnance des épices dans nos vies ou des innombrables illusions du capitalisme tardif, tout fait, par la magie de Kader Attia, résonance, sens, trace et rhizome. La mémoire se joue de nous, des échos entre les choses, et des événements oubliés resurgissent. Le membre fantôme hante toujours les amputés. C’est dire que « Les racines poussent aussi dans le béton » chatouille notre psyché.
Vide, sauts, réparation, amnésie ou réappropriation, l’art de Kader Attia convoque allégrement l’histoire, l’anthropologie, la géopolitique, l’architecture, l’urbanisme autant que la psychanalyse ou la sapience culinaire de… sa mère. « Les racines poussent aussi dans le béton » est aussi la confession d’un petit gars de chez nous, son art poétique : « J’ai passé mon enfance à Garges-lès-Gonesse, où l’amour de ma famille et des habitants du quartier ne suffisait pas à contenir mon ennui. Un environnement architectural dont l’esthétique carcérale me força au paradoxe d’échapper à mes racines et d’y revenir au quotidien : plus tu avances et plus tu dois aller vite pour t’enfuir, partir, toujours partir pour revenir à tes racines qui ont poussé dans le béton. »
Il y a mille surprises sensorielles et autant de trésors à chiner dans cette exposition au titre poétique, et l’espace me fait défaut pour lui rendre justice. Courez donc au MAC/Val, déambulez dans ses couloirs et parcourez aussi le catalogue qui fait la part belle à la collection photographique de Kader Attia.
Abdourahman Waberi
Abdourahman Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).
Exposition pour un corps
par Alexia Fabre, conservatrice en chef du Mac Val
extrait
L’architecture moderniste, ici sujet de l’exposition, a été emplie d’espoirs fonctionnels et hygiénistes, elle a été inventée pour pallier, créée pour répondre ; elle est aujourd’hui revue et corrigée. En effet, des décennies de vies ont démontré combien ces grands ensembles ont fabriqué ruptures et déceptions. Leur dégradation liée aux ans et à l’usure est aujourd’hui le prétexte à une remise en cause qui conduit souvent à leur destruction. Peu à peu, les municipalités revoient et réorientent leur politique urbaine, remplaçant ces cités par des îlots plus petits, « plus humains ».
Et souvent, à un premier déracinement succède un second : les liens qui se sont créés sont défaits, les personnes séparées. Malgré tout, les racines ont poussé ; dans le béton, elles ont pris.
Est-ce une question de seule fertilité, ou de désir d’appartenance, d’ancrage ? Peut-on fabriquer des racines qui s’enfouissent dans un territoire plus vaste, celles-ci peuvent-elles prendre à la fois dans plusieurs terres, de nature différentes ? Le titre et les œuvres de l’exposition semblent témoigner d’une nécessité, de l’impossibilité pour l’humain à errer, comme longtemps le peuple mozabite a dû le faire avant de trouver la terre d’accueil sur laquelle certains voient, à Ghardaïa, l’invention d’une architecture aux origines du modernisme.
S’approprier la ville en décolonisant son espace
par Françoise Vergès, titulaire de la chaire « Global South(s) » à la Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris.
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Paris est aussi une ville coloniale qui porte la mémoire et l’histoire de l’empire colonial dans les noms de ses rues, ses monuments, son organisation radicalisée. […]
La division entre espace public, masculin et espace privé féminin, qui organise la présence des femmes dans la ville, touche particulièrement les femmes racistes. Elles doivent rester invisibles. Elles n’ont pas droit de cité. L’opprobre jeté sur les femmes voilées qui légitime les insultes publiques, les interdits non dits ou clairement exprimés, les remarques sur la manière dont les femmes noires occupent l’espace public dans certains quartiers, l’hystérie d’extrême droite sur les prières de rue, sur la construction de mosquées, redessinent une circulation racialisée dans la ville. Ces interdits s’ajoutent à la politique d’invisibilisation du travail des femmes racistes, ces milliers de femmes qui nettoient les bâtiments publics et privés — crèches, hôpitaux, gares, bureaux, écoles —, qui prennent soin des enfants et des personnes âgées d’une société cherchant à les maintenir en marge, dans des emplois sous-payés et sous-qualifiés.
Les photos de Kader Attia déchirent le voile qui masque leur présence. Elles montrent des femmes racisées occupant la ville, marchant dans ses rues, perdues dans leurs pensées, téléphonant, attendant. Dans un tissu urbain postcolonial qui ne leur est pourtant pas favorable, elles se meuvent, belles et tranquilles. Paris est aussi à elles, elles se l’approprient et décolonisent l’espace en affirmant leur présence. Personne ne les chassera d’une ville qu’elles ont faite leur.
Sortir la corvée de bois
par Pierre Amrouche, poète et photographe, vit entre Lomé, Oran et Paris.
extrait
Les bateaux sont repartis
Tu ne sais plus d’où tu viens
Tu ne sais plus où tu vas
Bordj ! Batna ! Blida ! Mosta !
Oran ! Kabylie ! Oasis !
Peut-être ? Ou Dakar ?
Icheriden sur Seine, Mokrani revient ?
A Paris octobre c’est tous les jours
Sous le pont Mirabeau coule, Quoi ?
Coule la Haine.
Ancien combattant-harki-fellouze-tirailleur ?
C’est toi c’est moi, je te reconnais, je me reconnais.
[…]
Sur le boulevard en rang face au mur
Les bras levés au-dessus de la tête
C’est toi et c’est moi je le sais
Ton saroual poche lamentablement triste
Plein de malheur subi, plein de l’Oubli.
Maintenant l’histoire frappe à ta porte.
Elle revient te chercher.
Géopolitique de l’espace
par Jacinto Lageira, professeur en esthétique et en philosophie de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique d’art.
extrait
Kader Attia porte son attention sur la forme et la plasticité de ces constructions et à ce qu’elles induisent et produisent inévitablement sur les corps. Lorsqu’il réalise des installations, ou, plus exactement, des scénographie se référant, souvent avec humour, à la l’architecture — tels Bridges (2006), Skyline (2007), Kasbah (2008), Rochers carrés (2008) —, les jeux d’échelles, de réagencements, les métaphores, les substitutions improbables de matériaux — la semoule au lieu de terre et de pierre dans Ghardaïa (2009) — sont finalement des transpositions, avec les moyens du bord, avec ce que l’on trouve sous la main, de représentations d’impressions, de ressentis, d’images mentales et de souvenirs, plus qu’ils ne marquent la volonté d’être fidèle, même très partiellement, à telle construction ou à tel site. Les collages réalisés par Kader Attia sont précisément cela : des montages et des assemblages de bribes de mémoires, de vécus, de choses vues, tout cela distribué de manière apparemment disparate, et dont l’image générale forme une représentation possible de ce que les architectures ou les espaces dont on a fait l’expérience laissèrent comme des traces mnésiques et corporelles, donc des empreintes psychophysiologiques, auxquelles on prête généralement peu d’attention.
L’émission « Par les temps qui courent » de Marie Richeux, sur France culture, lui a été consacrée le 24 avril 2018.
Kader Attia : « L’Algérie coloniale a été le laboratoire des banlieues »
(59 minutes)
Un bruit de bétonneuse, l’odeur du clou de girofle, le bruit du travail ouvrier, l’odeur de l’exil, ravivée. Le bruit et l’odeur : deux perceptions invisibles pour parler des familles, de ceux qui vivent dans des grands ensembles, en banlieue des grandes villes. Voilà aussi quelque chose que l’artiste retourne et questionne, à la fois : l’invisibilisation des corps, la dissolution parfois, dans la haine de soi, la violence architecturale, voire quasi carcérale de certains grands ensembles d’immeubles qui rajoute du déracinement à la perte de son pays. Une violence dont il fait l’hypothèse avec d’autres qu’elle est très directement rattachée à la violence impériale, coloniale et esclavagiste. Pour autant, Kader Attia signe avec un titre de résistance, appelant son exposition comme le livre qui l’accompagne « Les racines poussent aussi dans le béton ». Un ouvrage publié par le Mac Val, dans lequel Françoise Vergès, Jalil Bennani, Olivier Marboeuf, Pierre Amrouche, Alexia Fabre, Richard Klein, Marion Von Osten, Jacinto Lageira et Chiara Palermo font entendre leur parole.