En 1903, le journaliste britannique Edmund Morel entreprend de lancer une campagne européenne internationale contre les abus du « caoutchouc rouge » (sanglant) de l’État indépendant du Congo, le futur Congo belge, alors soumis au pouvoir discrétionnaire du roi des Belges Léopold II. Côté Congo français, les abus sont réputés moins criants. Néanmoins ils existent, et le ministre des Colonies était au courant, qui les étouffa au nom de la raison d’État.
Telle est l’origine de la dernière mission en Afrique de Pierre Savorgnan de Brazza, partie le 5 avril 1905 de Marseille, qui entraîna la mort de l’explorateur, le 14 septembre 1905, à l’escale du retour à Dakar. Le rapport qui fut rédigé par le ministère à partir des archives de la mission, jugé explosif, ne fut pas publié. Il fut oublié et on le crut perdu, jusqu’à ce qu’un exemplaire en soit retrouvé dans les archives d’outremer en 1965. Il est publié ici pour la première fois.
Rappelons brièvement les origines de l’histoire.
La vie de Brazza a été explorée dans les archives, à l’exception de sa dernière mission, pourtant la plus percutante. À partir des années 1875, alors jeune Italien naturalisé devenu officier de la Marine française, il s’était rendu célèbre pour avoir exploré le fleuve Ogooué (dans le futur Gabon) lors de sa première mission, en 1875-1879. Au cours de sa deuxième mission (1880-1882), il explora le bas Congo et fit signer un traité de protectorat, ou plutôt fit apposer sa croix en guise de signature par le « roi » Ilo, Makoko des Batéké. L’expansion coloniale française commençait : le traité fut reconnu comme tel par le parlement ; le « Congo français » – composé en fait de trois territoires : le Gabon, le Moyen-Congo, et l’Oubangui-Chari – devenait colonie. Brazza en prit possession lors de sa troisième mission (1883-1885). En 1886, il fut désigné commissaire général de l’ensemble et le resta jusqu’en 1897.
Explorateur visionnaire, ce fut un piètre administrateur. Cependant, il préconisait une méthode novatrice, faite, autant que possible, d’approches ouvertes et diplomates avec les populations récemment conquises ou encore à conquérir. Ce n’était pas pour autant un militant de la non-violence. Il ordonna parfois la manière forte, mais sans abus notoire, même s’il s’en produisit du temps de son gouvernorat car il était souvent impossible de contrôler l’opération des troupes. Brazza était aussi convaincu de la richesse du territoire qui lui était confié et ne cessa de réclamer des moyens – en hommes et en infrastructure – pour le « mettre en valeur », selon l’expression du temps. Il préconisa de bonne heure la construction d’une ligne de chemin de fer (la ligne Congo-Océan, reliant Brazzaville à Pointe-Noire, qui ne sera entreprise qu’en 1921). Enfin, après avoir favorisé, en 1891-1893, l’idée de compagnies privées à monopole d’exploitation afin d’encourager le commerce français aux dépens des maisons étrangères dominantes, il comprit plus tard le danger de cette politique.
Or le gouvernement et les entreprises coloniales venaient d’instituer un système de concessions territoriales, à l’imitation du territoire voisin qui, depuis la conférence internationale de Berlin (1885), avait été confié sans condition au pouvoir absolu du roi des Belges sous le nom d’État indépendant du Congo. L’attitude peu conciliante de Brazza, qui était un homme de caractère, lui valut d’être remercié par le ministère des Colonies. Il fut mis en disponibilité début 1898 et se retira avec sa famille à Alger (il demanda sa mise à la retraite l’année suivante).
Quand, à la faveur de la campagne de presse d’Edmund Morel, éclata le scandale international de l’État indépendant du Congo, les autorités coloniales françaises entrèrent en alerte. Grâce au boom du caoutchouc de cueillette, l’État indépendant du Congo était devenu rentable dès 1898 ; la France caressait l’espoir d’y prendre pied, espoirs renforcés par les déboires du roi des Belges. Mais toute mise en cause du Congo français risquait de compromettre ses intérêts dans la région, comme le comprit aussitôt le ministère des Affaires étrangères. Or, une affaire qui s’y produisit en 1903 – et dont nous reparlerons – fit elle aussi, en février 1905, l’objet d’une révélation par la presse métropolitaine. Sous le choc, la Chambre des députés décida de lancer une mission d’inspection extraordinaire chargée de démontrer que le Congo français restait irréprochable, mission à laquelle fut alloué un budget de six mois. Parallèlement, le ministre des Colonies Étienne Clémentel, interpellé par les députés Gustave Rouanet et René Le Hérissé, entreprit, pour ne laisser aucun doute sur l’excellence de la gestion française, de s’adresser à un homme dont la réputation d’honnêteté et de pacifisme n’avait fait que grandir. On fit donc appel à Brazza, heureux de reprendre du service dans un pays auquel il était si fort attaché.
Brazza, informé de la mission d’inspection prévue au même moment, obtint qu’elle fût placée sous ses ordres. La mission fut dotée de pouvoirs étendus. Le ministre ne cachait pas qu’elle serait probablement amenée à faire de durs constats :
Il y a lieu de craindre que l’établissement de la domination française n’ait été marquée quelquefois par des excès […]. Il convient de juger sans indulgence et de déférer à toutes les rigueurs prévues par la loi des faits récents qui se seraient produits en pleine paix, sans l’excuse d’une rébellion armée […] sous prétexte, soit de faire accepter le principe de l’impôt, soit de réquisitionner des porteurs, soit simplement d’appliquer à des coupables des procédés trop expéditifs et barbares de la justice indigène.
Dès avant son départ, Brazza se heurta néanmoins à des manœuvres d’obstruction quand il chercha à enquêter aux ministères des Colonies et de la Guerre sur des plaintes éventuelles de tirailleurs et « laptots » sénégalais1.
Il partit accompagné de plusieurs inspecteurs des colonies, d’un membre du cabinet du ministre des Affaires étrangères, et enfin du jeune agrégé de philosophie Félicien Challaye, professeur au lycée Chaptal détaché par le ministère de l’Instruction publique, et qui avait été recommandé à Brazza par Charles Péguy, fondateur de la revue socialiste les Cahiers de la Quinzaine. Challaye fut le seul qui tint la presse française au courant des progrès de la mission, les autres étant tenus par l’obligation de réserve. Brazza obtint aussi que le journaliste Robert de Jouvenel fût « mis à sa disposition ». Il se fit adjoindre deux officiers mis en congé par le ministre de la Guerre pour assurer son intendance et son secrétariat. Arrivé à la colonie, Savorgnan de Brazza s’était assuré de disposer du vapeur Dolisie pour parcourir le fleuve. Le commissaire général en exercice, Émile Gentil, lui fournit l’administrateur Noufflard (qui allait servir d’informateur au pouvoir en place) et le médecin militaire Trautman. Enfin, furent mis à sa disposition trois secrétaires « indigènes », quatre interprètes, des porteurs et des pagayeurs. Le budget total était de 300 000 francs, dont la moitié affectée au coût du personnel français et le reste adressé au trésorier payeur de Brazzaville. Telle fut l’origine de la mission programmée de mars à août 1905.
Le rapport qui en découla, rédigé par le ministère, effraya le gouvernement qui, sur les injonctions du ministre des Affaires étrangères, refusa sa publication. C’est cet épisode, lourd de conséquence pour la connaissance historique de cette période de la colonisation française, que nous allons éclairer.
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Histoire, mémoire, oubli
On ne sait ce qu’il serait advenu d’un rapport final effectivement rédigé par Savorgnan de Brazza si celui-ci n’était pas mort prématurément, ni quel aurait été son sort au sein de l’establishment… Mais Brazza n’ignorait pas que le message aurait du mal à être entendu, et il avait pris ses précautions en informant plusieurs journalistes : le jour même où les rapports de la mission furent remis au ministère (23 septembre 1905), Paul Bourde fit publier dans Le Temps la lettre que Brazza lui avait adressée dénonçant les manquements de Gentil. Le ministère, qui en avait reçu copie, garda le silence.
Il y eut quelques remous jusqu’en 1907, puis plus rien, ou presque. Seul le journal L’Humanité s’attarda encore quelques années sur la question. Tout se passe comme si on avait affaire à un cas d’amnésie collective, ou plutôt à une volonté collective de ne pas savoir, de ne pas se souvenir. Les gens de l’époque n’étaient guère préparés à entendre la sévérité du diagnostic. Ils eurent donc vite fait de faire écho à d’autres actualités coloniales : au même moment éclatait l’« incident de Tanger » (31 mars 1905) où l’empereur Guillaume II proclama dans un discours retentissant son soutien au sultan du Maroc, Moulay Abd al-Aziz, à qui la France voulait imposer son protectorat. L’affaire, qui provoqua la chute du ministre Delcassé le 6 juin 1906, fut
soldée momentanément, la même année, à Algésiras, puis seulement en 1911 à la suite du « coup d’Agadir »2.
Pourtant, des mises en garde récurrentes sur les scandales du Congo intervinrent entre les deux guerres, après la refonte précipitée des sociétés concessionnaires (1911) : on a déjà cité le Voyage au Congo d’André Gide en 1927 et Terre d’ébène. La traite des Noirs d’Albert Londres en 1929 ; mentionnons aussi l’interpellation communiste à la Chambre en 1929 sur les massacres de la vaste révolte des Baya dans la même région et pour les mêmes raisons. Rien d’étonnant à ce que la zone connaisse une révolte généralisée des populations de culture baya poussées à bout. Elle toucha, durant quatre ans, non seulement l’Oubangui-Chari, mais aussi les confins du Cameroun, du Moyen-Congo et du Tchad. C’est que, depuis 1905, rien n’avait changé : en sus de l’exigence du portage épuisant sur l’interfluve séparant le bassin du Congo du bassin du Chari et du Tchad, les Baya devaient fournir un latex acheté au plus bas pour payer l’impôt. Cette guerre, aussi dure que celle du Rif vers la même époque, passa à nouveau quasi inaperçue. Pourquoi ?
C’est que l’oubli de la mission Brazza, la première à avoir donné l’alerte, tout comme celui du scandale révélé par Guibet, furent durables et répétés. Pendant des décennies, ce n’est pas qu’on oubliât Pierre Savorgnan de Brazza lui-même – on le célèbre encore aujourd’hui –, mais on ne s’intéressa pas à son ultime rapport. Pire, on se convainquit qu’il était désormais impossible d’en prendre connaissance. Lorsqu’il était cité, c’était bien souvent pour déplorer son absence ou sa disparition. On supposa en outre qu’il ne présentait pas d’intérêt, puisqu’il avait été établi par une commission coloniale peu transparente.
En définitive, personne ne semble avoir eu l’idée toute simple d’aller le chercher là où d’évidence il se trouvait : dans les archives du ministère des Colonies d’une part, ouvertes jusqu’en 1920 dès la deuxième moitié du XXe siècle, et dans celles du Quai d’Orsay d’autre part. Ce manque de curiosité, ou plutôt ce désir, inconscient ou non, de ne pas inventorier le passé colonial, dure encore aujourd’hui. En témoignent, notamment, les polémiques de ce début de XXIe siècle, à l’occasion de lois dites « mémorielles » : la loi Taubira de 2001 sur l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, d’une part, et la tentative d’adjoindre à la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » un article sur les « effets positifs » de la colonisation, d’autre part. En témoigne aussi, sur le cas particulier de la Centrafrique, l’ignorance de son passé martyrisé, entre l’Est ravagé par trois sultans esclavagistes dont le dernier fut toléré par le pouvoir colonial jusqu’en 1940, et l’Ouest où presque rien ne changea puisque rien ou presque ne fut reconnu. C’est comme si l’omerta survenue lors de la mission Brazza se poursuivait. Elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui, puisque personne en France ne connaissant ce passé, on continue de faire comme si la Centrafrique n’existait que depuis 1960. Or, sur place, les traces sont multiples et les souvenirs demeurent.
La raison d’être de la présente édition est, sur des faits précis, d’établir aussi fidèlement que possible le savoir tel que nous l’ont transmis des documents originaux, inédits, abondants et librement consultables, seule façon de prendre sereinement connaissance de la totalité du passé.
- Laptot : employé de l’administration coloniale en Afrique.
- Envoi par l’empereur, le 1er juillet 1911, d’une canonnière au large du Maroc pour s’opposer aux Français. L’affaire, qui secoua l’opinion bien davantage que le rapport Brazza désormais passé aux oubliettes, se solda en 1912 par le protectorat français sur le Maroc […].