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Le rapatriement légitime et important en Algérie des restes de résistants du XIXème siècle

La France a restitué à l’Algérie le 3 juillet 2020 les crânes de 24 résistants morts au XIXe siècle en luttant contre la colonisation française. Ci-dessous les articles du quotidien El Watan relatant la cérémonie officielle qui a marqué leur retour et expliquant aussi le combat des citoyens algériens qui, pendant près de dix ans, se sont adressés aux autorités algériennes pour qu'elles demandent cette restitution. Nous reprenons aussi le récit que le professeur Rachid Belhadj, président du Comité chargé de ce rapatriement, a fait au quotidien Liberté, et les réponses de l’historien Gilles Manceron aux questions de Hassina Mechaï, du Middel East Eye, sur le contexte de cette restitution et la nécessité pour la France de reconnaitre son passé colonial.

Enfin !
Un hommage émouvant après une longue bataille contre des actes barbares lors de la colonisation française



Jeudi 2 juillet 2020, un avion militaire algérien a rapatrié les 24 crânes de résistants algériens entreposés pendant plus de 150 ans en France. Ils ont été enterrés le 5 juillet à Alger, au Carré des Martyrs du cimetière d’El Alia.

Ali Farid Belkadi
Ali Farid Belkadi
C’est l’archéologue algérien Ali Farid Belkadi qui a découvert en 2011 les crânes de ces martyrs au cours de ses recherches à Paris dans les collections du Musée de l’homme, dépendant du Muséum national d’histoire naturelle. Il s’en est suivi une longue campagne, qui a mobilisé de nombreux citoyens en Algérie et en France adressée aux autorités algériennes pour qu’elles obtiennent des autorités françaises leur restitution. Belkadi a été à l’initiative d’une première pétition pour alerter les autorités algériennes et leur demander d’exiger de la France leur restitution, qui est restée sans suite, il a travaillé sur cette histoire et il a publié en 2014 aux Editions Thala, à Alger, Boubaghla, le sultan à la mule grise. La résistance des Chorfas, avec une préface de Gilles Manceron.

Depuis le début du XXIe siècle, d’autres restitutions sont intervenues, celle des restes de Saartjie Baartman, dite la Vénus hottentote, qui ont été restitués en 2002 par la France à l’Afrique du Sud, et la restitution par la France en 2014 des restes du chef d’une révolte kanak de Nouvelle-Calédonie, Ataï.

Le 18 mai 2016, devant le silence des autorités algériennes, un universitaire algérien résidant en France, Brahim Senouci, a lancé une nouvelle pétition sur internet, à laquelle notre site a a apporté dès le 20 mai son soutien technique et que les médias algériens et certains médias français ont davantage relayée que la précédente. Ce fut le cas, en France, de l’Humanité, par un article de Rosa Moussaoui paru le 8 juin 2016, et de Médiapart où l’éditeur François Gèze a écrit le 11 juin : « Cette pétition est très importante : elle peut contribuer à faire connaître (et reconnaître) les horreurs perpétrées en Algérie durant 132 ans par les régimes colonialistes français, de la monarchie en 1830 jusqu’au Second Empire et aux Républiques, de la IIe à la Ve. Une réalité largement effacée de l’histoire officielle française et toujours amplement occultée aujourd’hui, malgré les efforts et les nombreuses publications d’historiens et de militants, en Algérie comme en France ». Réagissant le 16 juin 2016 dans une déclaration diffusée par l’APS, le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni, a déclaré que la restitution à l’Algérie des crânes de résistants algériens du début de la colonisation française serait « prise en charge par l’Etat ».

Le 5 juillet 2016, à l’occasion de la célébration de la fête de l’indépendance, les chercheurs en histoire Hassan Remaoun et Mohamed Lahcen Zeghidi, dans une déclaration à l’APS, ont appelé « à continuer à faire pression » sur la France pour reconnaître ses « crimes contre l’humanité » perpétrés durant sa présence en Algérie.

livre.pngLe 10 juillet 2016, une tribune a été publiée dans Le Monde, dont notre site s’est fait aussitôt l’écho, « Les crânes de résistants algériens n’ont rien à faire au Musée de l’homme », signée d’historiens, d’universitaires et d’écrivains reconnus pour leurs travaux sur la colonisation. Ils appelaient à « soutenir les appels de citoyens algériens à rapatrier ces dépouilles dans leur pays, pour leur donner une sépulture digne comme cela fut fait pour les rebelles maori ou les résistants kanak Ataï et ses compagnons (en 2014), ne revient aucunement pour nous à céder à un quelconque tropisme de ‘‘repentance’’ ou d’une supposée ‘‘guerre des mémoires’’, ce qui n’aurait strictement aucun sens. Il s’agit seulement de contribuer à sortir de l’oubli l’une des pages sombres de l’histoire de France, celles dont l’effacement participe aujourd’hui aux dérives xénophobes qui gangrènent la société française. » Aux dires de Brahim Senouci, les signatures de la pétitions venues de France ont été aussi nombreuses que celles venues d’Algérie. Cette demande de restitution a été soutenue en France par la Ligue des droits de l’homme.

Il a fallu quatre ans pour que la restitutions de ces 24 crânes ait lieu. En France, durant ces quatre années, les autorités compétentes n’ont pas communiqué sur cette question, ni le ministère français de la Culture, ni la Direction des Musées nationaux, ni aucune autre autorité de l’Etat.

Durant ces quatre années, c’est par des déclarations des autorités algériennes que nous avons appris que des discussions avaient lieu entre les deux Etats. C’est le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni, qui en a fait état à des journalistes, notamment en juin 2018. C’est le président du Comité algérien chargé du rapatriement des ossements des martyrs, le professeur Rachid Belhadj, qui nous a appris que la délégation française avec laquelle ils ont travaillé était présidée par le Pr Guiroux. Aucun journal français n’a informé sur la préparation de cette restitution.

Le silence des autorités françaises et des chaînes de télévision

Quant elle est intervenue le 2 juillet, à l’exception de France 24, destinée à un public étranger, qui a relaté l’événement, aucune chaîne française de télévision n’a consacré une séquence de l’un de ses journaux télévisés à cet événement. Quand une journaliste de France 3 a suggéré à sa rédaction qu’il soit traité parmi les actualités, la réponse de celle-ci a été négative. France inter a diffusé un bref interview avec Alain Ruscio. Radio France internationale (RFI), dont la diffusion est essentiellement destinée à l’étranger, en a diffusé un avec Gilles Manceron. Ni le président de la République, ni aucun ministre français n’a fait de déclaration sur cette restitution ni n’a remis solennellement ces restes des résistants algériens aux autorités de la patrie pour laquelle ils avaient combattu.

C’était pourtant l’occasion de faire de la pédagogie vis-à-vis de l’opinion française pour lui parler des actes barbares que la conquête et la colonisation de l’Algérie ont rendus possibles. Comme l’a fait, par exemple, le professeur d’histoire à la Sorbonne, Jacques Frémeaux, en restituant le parcours héroïque de Lalla Fadhma N’soumer. Rien de tel n’a été fait. Cette restitution a été considérée par les autorités françaises comme un acte « destiné à l’exportation » et non pas aux citoyens du pays. Comment s’étonner, dans ces conditions, que la « nostalgie coloniale », fondée sur l’ignorance et base de racisme, soit si forte dans ce pays.

Le 2 juillet, quand la nouvelle de la restitution a été annoncée, l’historienne Malika Rahal, signataire de la tribune parue en juillet 2016 dans Le Monde, a posté sur Facebook ce commentaire : « Encore un morceau de 1962 qui se règle… en 2020. Les morceaux des corps de ceux qui ont combattu la conquête de leur pays rentrent à la maison après leur long, très long séjour dans les cartons du Musée de l’homme, à Paris. Ces corps que l’on va ramener demain, ce ne sont pas des restes archéologiques ou des momies, même s’ils ont été enterrés dans un musée par l’occupant. Ils ont des noms que nous connaissons et des parents qui portent aujourd’hui le même nom et savent comment ils sont reliés à eux, précisément. Il y a une mémoire. Ce sont des morts et ramener les corps manquant des morts fait penser à tous les autres morts dont les corps manquent encore, à tous les disparus, mais ça répare pourtant quelque chose. »

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Espérons que cela augure d’autres avancées sur le dossier des disparus durant la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises.

histoirecoloniale.net


Les 24 héros enterrés au Carré des Martyrs
Un 5 juillet très spécial à El Alia

par Mustapha Benfodil, publié par El Watan, le 6 juillet 2020. Source

el_watan.pngA l’extérieur, une foule est massée sur le trottoir, avec l’espoir de pouvoir à son tour se recueillir sur les tombes des chouhada rapatriés, et qui sont désormais parmi les leurs.

Quelle meilleure date pour inhumer nos 24 héros rapatriés qu’un 5 juillet ! Et c’est ce qui s’est passé hier lors d’une cérémonie solennelle qui s’est déroulée à El Alia. C’est comme une contraction de l’histoire qui s’est opérée, faisant télescoper les dates et les événements.

En ce 58e anniversaire de l’indépendance, ces hommes qui se sont engagés très tôt dans le combat pour la libération de notre pays et y ont laissé leur vie, vont pouvoir désormais goûter au repos des âmes apaisées dans les entrailles de la mère patrie, en compagnie de l’Emir Abdelkader, de Lalla Fadhma N’soumer, de Larbi Ben M’hidi, de Abane Ramdane, de Mohamed Boudiaf, de Ferhat Abbas, de Krim Belkacem… Des générations de combattants qui forment désormais un seul corps, un seul cœur aux contours de l’Algérie

Un enterrement solennel

Il nous a été précisé que nous devions être au cimetière à 8h. Il est 7h45 ce dimanche quand nous arrivons aux abords d’El Alia. Il y avait déjà une foule d’uniformes qui entourait les lieux, et un déploiement impressionnant des services de sécurité, tous corps confondus.

Une fois les formalités d’usage accomplies à l’entrée, nous nous retrouvons devant un carré d’honneur de la Garde républicaine. Très tôt, plusieurs ministres commencent à débarquer les uns après les autres, suivis de contingents de hauts gradés.

Nombre d’hommes politiques et de chefs de partis leur emboîtent le pas : Soufiane Djilali, Abderrezak Makri, Noureddine Bahbouh, Moussa Touati, Abdelkader Bengrina, Lakhdar Benkhellaf, Belkacem Sahli… Tous les présents portaient des masques anti-Covid : ministres, politiques, généraux, journalistes… Si bien qu’il était parfois difficile de savoir qui est qui et de se reconnaître du premier abord.

cimetie_re_el_alia.jpg10h passée. Tout le monde est invité à prendre place sous un chapiteau aménagé au Carré des Martyrs, épicentre de la cérémonie. Des versets coraniques sont diffusés.

10h40. Un roulement de tambour annonce le début officiel de la cérémonie. Un long cortège avance au rythme des percussions martiales.

Les 24 cercueils drapés de l’emblème national sont portés par des élèves officiers jusqu’à l’espace qui leur a été réservé à l’intérieur du Carré des Martyrs.

Le président Abdelmadjid Tebboune apparaît juste après les derniers cercueils, au milieu de la procession. Il est accompagné du général-major Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’ANP, du ministre des Moudjahidine Tayeb Zitouni, et d’un certain nombre d’officiels et d’officiers supérieurs.

La cérémonie est étrennée par un imam qui a rendu un hommage appuyé, la voix étranglée par l’émotion, à ces premiers chouhada de l’Algérie combattante, avant de réciter la Fatiha à leur mémoire.

Il convient toutefois de souligner, comme nous le précise un membre du staff de communication de la Présidence, qu’« il ne s’agit pas d’une salate el djanaza », rappelant qu’« il n’y a pas d’office de la prière du mort pour les martyrs ».

« Ils sont tombés en martyrs et ont été exilés »

Le président Abdelmadjid Tebboune ne fera pas de discours, laissant le soin à Tayeb Zitouni de prononcer l’éloge funèbre. Le ministre des Moudjahidine a tenu d’emblée à saluer la mémoire de ces «hommes valeureux qui ont tracé un chemin lumineux et ont été un phare et un sémaphore dans les ténèbres de la longue nuit (coloniale). Ils ont laissé leur empreinte sur les champs du sacrifice et son tombés en martyrs».

Il poursuit : « Ces hommes sont nos preux chevaliers, des hommes d’honneur, défenseurs de la liberté, héros de la résistance populaire : Cheikh Bouziane, Cheikh Mohamed Ben Lemjed Ben Abdelmalek dit Cherif Boubaghla, Aïssa El Hammadi, Bouamara Boukadida, Mokhtar Ben Kouider Al-Titraoui, Moussa Ederkaoui, et tous leurs compagnons parmi ceux qui ont combattu la colonisation de notre patrie et ont répondu à l’agression perpétrée contre notre peuple ».

Pour le représentant du gouvernement, ce 5 juillet 2020 revêt forcément un caractère particulier : « C’est un jour éternel que celui dans lequel ces résistants reviennent en grands seigneurs à leur terre pour qu’elle les accueille comme la tendre maman enlace ses enfants ».

« Ils sont tombés en martyrs et ont été exilés », martèle le ministre, avant d’ajouter : « L’entretien de la mémoire est une deuxième vie et nous continuerons à entretenir votre souvenir aussi longtemps que le soleil continuera à se lever ».

Noms des résistants dont les crânes ont été restitués par la France

• Chérif Boubaghla
• Mehanta Aissa El Hammadi compagnon de Boubaghla
• Bouziane, chef de la résistance des Zaâtcha
• Si Moussa, compagnon de Bouziane
• Chérif Boukadida, dénommé Bouamar Ben Kadida
• Mokhtar Ben Kouider El Titraoui
• Said Merabet, dont la tête a été coupée en 1841 à Alger
• Un crâne non identifié d’une tête coupée en 1841 dans la région du Sahel
• Amar Ben Slimane d’Alger
• Mohamed Ben Hadj, âgé de 17 ou 18 ans, issu de la tribu des Beni Menasser
• Belkacem Ben Mohamed El Djandi
• Ali Khlifa Ben Mohamed, âgé de 26 ans et tué à Alger le 31 décembre 1838
• Kaddour Ben Yettou
• Said Ben Dehlis de Beni Slimane à Médéa
• Saadi Ben Saad des environs de Skikda
• El Habib Oueld [nom incomplet], né en 1844 à Oran
• Une tête non identifiée, datant de 1865 qui reste conservée grâce au mercure et au séchage solaire
• En plus de neuf autres crânes que le comité scientifique n’a pas encore identifiés pour l’instant

Et de rappeler toutes les révoltes qui ont jalonné notre histoire, « depuis la résistance de l’Emir Abdelkader, et celle d’Ahmed Bey, et la résistance des Ouled Sidi Cheikh, et celle de Cheikh Amoud et Brahim Ag Bekeda, et celle de Mohamed Ben Toumi Ben Brahim dit Cherif Bouchoucha, et la résistance de Lalla Fadhma N’Soumer, de Cheikh Boubaghla, d’El Mokrani, de Cheikh El Haddad, de Cheikh Bouamama, de Ben Nacer Ben Chohra, de Mohamed Ben Abdallah, et tant d’autres héros qui ont porté l’étendard de la résistance ».

La flamme de Novembre 54, insiste M. Zitouni, n’est pas venue du néant mais s’inscrit fondamentalement dans ce continuum des luttes : « Dans ce sillage, dit-il, se sont forgées les autres résistances à travers le Mouvement national jusqu’à l’éclosion de l’aube de Novembre et sa glorieuse Révolution éternelle qui a montré le chemin du salut, qui a mobilisé les dignes enfants de l’Algérie qui ont bondi comme un seul homme : Mostefa Ben Boulaïd, Mohamed Larbi Ben M’hidi, Amirouche, et Si M’hamed Bouguerra, et Zighoud Youcef, et Didouche Mourad, et Abane Ramdane, et Lotfi, et Si El Haouès… Ils sont les dignes héritiers des ancêtres authentiques parmi les symboles de la résistance populaire ».

Au terme de l’oraison funèbre, des salves de tirs ont été exécutées en l’honneur de ces vénérables aïeux. Des sapeurs-pompiers se sont ensuite chargés de creuser les tombes dans l’espace qui leur a été imparti.

Celui-ci est situé exactement au bout de l’allée séparant la rangée où sont enterrés les présidents Ben Bella, Chadli, Ali Kafi, et celle d’en face où reposent l’Emir Abdelkader ainsi que les hautes figures de la Révolution.

Avant la levée de la cérémonie, M.Tebboune a offert les drapeaux qui recouvraient les cercueils des résistants à des éléments des écoles des Cadets de la nation, un geste qui suggère, on l’aura compris, la transmission et le passage de témoin.

11h38. La cérémonie prend fin dans un fracas de portes qui claquent et de véhicules officiels qui démarrent en trombe, suivis par des 4X4 noirs des corps d’élite de la sécurité présidentielle.

A l’extérieur, une foule est massée sur le trottoir, avec l’espoir de pouvoir à son tour se recueillir sur les tombes des chouhada rapatriés, et qui sont désormais parmi les leurs. Un jeune dans les 16 ans agite fièrement le drapeau national. Emouvant…


Brahim Senouci : « Le martyrologe algérien est infini… »

par Idir Nadir, publié dans El Watan le 5 juillet 2020. Source

– Les crânes des résistants algériens viennent d’être rapatriés après une « attente séculaire ». Quel est votre sentiment ?

senouci.pngUn sentiment de joie, évidemment. Comment pourrait-il en être autrement quand un rêve qui a duré plus de quatre années finit par se réaliser au moment où on l’attendait le moins ? Une grande émotion devant ces cercueils dont on sait que leurs occupants s’apprêtent à occuper leurs dernières demeures et y trouver l’éternité de l’âme qui leur a été déniée pendant 170 années entières.

– Pourriez-vous nous rappeler la genèse de cette opération prise à bras-le-corps par vous et par la société civile des deux rives de la Méditerranée ?

Cette opération a été rendue possible par la découverte par Ali Belkadi de ces fameux crânes, qui ont défrayé la chronique. J’ai bénéficié d’un concours de circonstances favorable. Je collaborais de façon irrégulière avec le journal L’Humanité et mon premier billet évoquait le scandale de ces restes humains assignés à demeure dans de vulgaires boîtes à chaussures.

Ce billet n’est pas passé inaperçu. Des historiens l’ont évoqué et se sont interrogés sur la nécessité de creuser cette piste. Des rapprochements se sont opérés. Les télévisions du service public sont venues aux nouvelles. Des radios françaises ont assuré des couvertures importantes. Des échos sont venus du monde entier. BBC, CNN, la télévision turque se sont emparés de l’affaire. La pétition, qui se traînait face au mur des deux mille signataires, a explosé pour atteindre en peu de temps près de 300 000 signataires. Sur le plan quantitatif, la partie était gagnée.

Une tribune publiée dans Le Monde par des historiens et des universitaires de France, en soutien à la pétition, a fini d’assurer son ancrage et sa pérennité… L’expression « société civile des deux rives », longtemps galvaudée, a rarement été aussi bien portée.

– Vous considérez que l’affaire ne doit pas s’arrêter là et que les crimes de la colonisation doivent être « révélés au grand jour ». Vous estimez également que nos compatriotes doivent être conscients de l’ampleur de la tragédie qu’a été la présence française dans notre pays…

Oui, bien sûr que les choses ne doivent pas en rester là. Le martyrologe algérien est infini. Il va falloir parler des enfumades, des tortures, des gouffres de Guelma, de Sétif et de Kherrata dans lesquels ont été précipités des milliers d’Algériens. Nous aspirons au repos après avoir emmagasiné tant de tragédies. Il faut que ces tragédies soient verbalisées, que leurs auteurs soient connus. Notre repos collectif est à ce prix…


Professeur Rachid Belhadj, président du Comité chargé du rapatriement des ossements de martyrs :
« Il reste encore 80 crânes de résistants des Zaâtcha »

Entretien réalisé par : Hanafi H., publié dans Liberté le 9 juillet 2020. Source

Le Pr Rachid Belhadj est chef de service de médecine légale au CHU Mustapha-Pacha. Il a fait partie des scientifiques qui ont été désignés pour procéder à l’identification des crânes de résistants, rapatriés samedi dernier. Dans cet entretien, il revient sur les secrets d’une opération qui a duré 18 mois.

Liberté : Vous avez eu l’honneur de faire partie de la délégation qui a fait le voyage jeudi soir à bord d’un vol militaire pour rapatrier les 24 crânes des résistants algériens entreposés pendant plus de 150 ans en France. Comment avez-vous vécu ce moment historique ?

Pr Rachid Belhadj : Effectivement, j’ai eu l’honneur de faire partie de la délégation qui a été chargée du rapatriement des 24 crânes de nos glorieux résistants.

Le professeur Rachid Belhadj © Louiza Ammi/Liberté
Le professeur Rachid Belhadj © Louiza Ammi/Liberté
J’étais d’ailleurs le seul civil dans l’avion qui a assuré le retour de nos chouhada après plus de 150 ans “de séquestration” au Musée de l’Homme de Paris. Ma participation à cette opération historique de rapatriement se veut pour moi une autre reconnaissance et une récompense pour tous les efforts déployés par le Comité scientifique algérien, tout au long du processus d’expertise et d’identification mené depuis 18 mois. J’étais très ému. Ce voyage historique pour le rapatriement des crânes de nos héros était un moment fort et intense en émotion.

La cérémonie nationale d’accueil organisée à l’aéroport Houari-Boumediene m’a beaucoup touché. Cette cérémonie a marqué une nouvelle ère de l’Algérie indépendante. Elle a été vraiment grandiose et à la hauteur du sacrifice suprême de nos glorieux combattants. C’est un cours exceptionnel d’histoire sur la résistance des Algériens. Le voyage de vendredi m’a rappelé le jour où la délégation algérienne a récité la Fatiha à leur mémoire au Musée de l’Homme de Paris. C’était le 18 septembre 2018.

Ce qu’a vécu l’Algérie vendredi dernier est l’aboutissement d’un long processus d’expertise et de recherche scientifique que vous avez eu l’honneur de présider. Racontez-nous les principales étapes de cette longue œuvre historique ?

Ce que nous avons vécu et vu vendredi restera à jamais gravé dans l’histoire de l’humanité. C’est un peu l’étape finale de tout le processus de la mission qui m’a été confiée en septembre 2018 par les hautes autorités du pays. C’était un grand honneur pour moi de présider le Comité scientifique algérien chargé de mener les expertises d’identification des crânes des résistants algériens entreposés en France. Le comité en question était aussi animé par des représentants de différents secteurs et départements ministériels : la Défense nationale, les Moudjahidine, les Archives nationales, la Culture et la Justice.

Après la mise en place, la délégation algérienne s’est déplacée à Paris pour entamer des pourparlers scientifiques par la création d’un comité mixte algéro-français afin d’arrêter un agenda de travail. La partie française était présidée par le Pr Guiroux et par moi du côté algérien. Après la mise en place de cet organe mixte de travail, nous avons demandé à nos homologues français de visiter les lieux où étaient entreposés les crânes des héros algériens. C’était la symbolique. Nous nous sommes rendus au Musée de l’Homme de Paris. Les crânes étaient déposés dans une énorme armoire qui se trouvait dans une salle secrète inaccessible aussi bien au public qu’aux chercheurs. Cette salle secrète compte au total 18 000 pièces osseuses dont des crânes d’Algériens et d’autres nationalités.

Quelle a été la teneur de la feuille de route arrêtée par les hautes autorités du pays pour le Comité scientifique ?

Les autorités politiques nous ont mandatés en fait pour mener des enquêtes scientifiques d’identification d’une liste de 40 crânes de résistants algériens avec un mandat d’une année.

Quelle a été votre réaction à la vue, pour la première fois, des crânes de nos résistants ?
Cela n’a pas été facile. Ce fut un moment d’émotion indescriptible. Quand les chargés de la salle secrète ont ouvert l’armoire, il était extrêmement difficile de se retenir face à ces héros qui ont sacrifié leur vie pour l’Algérie. Nous découvrons pour la première fois alors ces crânes. Ces têtes de chouhada étaient gardées dans des boîtes fabriquées avec des matières spéciales, et ce, pour éviter la décomposition des tissus du crâne. Avant d’entamer quoi que ce soit, nous avons demandé et informé nos homologues français de notre intention de nous recueillir sur la mémoire des héros de l’Algérie résistante. C’était un moment d’émotion très intense. Il y en a même qui ont éclaté en sanglots. Devant la mémoire de nos valeureux combattants tombés au champ d’honneur, nous nous sommes juré de ne ménager aucun effort pour les ramener en Algérie et dans la dignité.

Cette prise de contact vous a vite mis dans le vif du sujet quant à votre mission ?

La visite au Musée suivie du recueillement sur la mémoire de chouhada nous a en quelque sorte revigorés pour faire aboutir notre mission, quels que soient les écueils rencontrés durant notre mission. Nous sommes ainsi passés à une nouvelle étape. Nous avons officialisé avec nos homologues français les différentes phases à suivre durant nos recherches et nos expertises, et ce, en installant une commission spéciale chargée du rapatriement des crânes de nos héros. Après quoi, les missions et les enquêtes se sont succédé. D’ailleurs, nous avons établi d’un commun accord un protocole de travail, une sorte feuille de route pour la suite. Après chaque étape franchie, nous informions les hautes autorités du pays sur les résultats obtenus et ce qui restait à faire.

Que faut-il retenir de ce protocole technique signé avec les Français ?

J’ai précisé aux homologues français que les experts algériens tâcheront de respecter scrupuleusement les règles élémentaires de toute enquête scientifique. Le protocole en question nous a vraiment permis de mener à bien notre mission. En un mot, le protocole prévoit d’accéder à la recherche archivistique et d’accorder des facilitations aux experts nationaux lors de leur déplacement à Marseille ou à Paris ou dans d’autres endroits d’archives historiques traitant des cas algériens.

Comment se déroulaient les opérations d’identification ?

Pour réussir l’opération d’expertise d’un seul crâne, la délégation était tenue de vérifier les moindres informations et détails liés aux résistants. Nous avons repris les dates d’emprisonnement, les numéros de cellule, les noms des prisons, les registres d’écrou. En fait, il fallait remonter au CV de nos héros, d’autant que toutes les informations concernant ces pièces osseuses rangées dans le Musée de l’Homme étaient archivées. Il fallait aussi authentifier ces documents et ces archives vu qu’il y avait beaucoup d’écrits autour de ces héros algériens.Nous devions aussi nous mettre d’accord sur l’originalité des informations contenues dans les documents que nous allions utiliser durant l’expertise. Lors de nos recherches, nous sommes même tombés sur le premier résistant décapité aux premières années du colonialisme français. Le premier Algérien avait été décapité un vendredi en 1832 à la rue Bab-Azzoun. Ce jeune Algérien s’était révolté contre l’ordre des choses imposé par le colonisateur français. Le crâne de ce jeune a fait partie de cette première vague de rapatriement.

Qu’est-ce qui a incité le colonisateur français à récupérer et à conserver les crânes d’Algériens en France ?

Scientifiquement parlant, il importe de savoir que l’ère de récupération de ces crânes d’Algériens décapités a coïncidé avec l’ère de la naissance de l’anthropologie et de la phrénologie. Et la France disposait déjà de son Musée de l’Homme. Ces crânes avaient été récupérés pour des raisons liées aux recherches anthropologiques humaines. En fait, la chair des Algériens leur servait d’échantillonnage. Ces scientifiques profitaient de l’époque de la colonisation, de la domination, de l’exploitation inhumaine pour faire des études sur les victimes algériennes. Ce que faisaient ces anthropologues n’était pas du tout éthique et était même contraire à la science. Il ne faut surtout pas perdre de vue que les militaires français de l’époque recouraient à cette atrocité inégalée pour terroriser la population et encourager la chasse aux têtes prisées des résistants.

Qu’en est-il des récits qui ont traité par exemple de Mohamed Lemjad Ben Abdelmalek, dit Cherif Boubaghla ?

S’agissant de Cherif Boubaghla, nous avons retrouvé beaucoup de récits qui relataient les faits d’armes et les circonstances de la décapitation de ce héros de la résistance en Kabylie. Après sa décapitation, sa tête a été exposée au marché de Sour El-Ghozlane pendant 3 jours. On a aussi vérifié toutes les informations répertoriées concernant Cherif Boubaghla. Nous avons trouvé après une enquête minutieuse que Boubaghla était grièvement blessé à l’œil droit lors d’une bataille avant d’être décapité plus tard. La tête de Boubaghla était très prisée.

Que sont les autres hauts faits révélés dans vos investigations ?

Les investigations menées nous ont permis d’exhumer des écrits qui ont repris dans le détail les épisodes sombres du colonialisme français. Nous sommes même parvenus à identifier le bateau qui a transporté ces crânes à Marseille. Nous avons identifié au cours de nos investigations deux chirurgiens militaires, dont le Dr Vittal, qui s’intéressaient de près à l’exploration anthropologique humaine des têtes. Il les a d’abord momifiées. Le Dr Vittal avait gardé, chez lui, à Constantine les crânes des résistants pendant 30 ans. Après la mort de ce dernier, son frère en a fait don au Musée de l’Homme. Nous avons pu aussi retrouver les références d’enregistrement dans le musée. Malgré toutes ces données archivées, nous avons préféré mener notre propre expertise et enquête scientifique avant de nous prononcer sur l’identité et l’appartenance d’un crâne. Pour tous les 24 résistants, nous avons fait des vérifications en utilisant des techniques modernes.

Vos enquêtes scientifiques n’ont, au final, abouti à identifier que 24 crânes sur les 40 prévus dans le protocole signé entre les deux parties…

En effet, nous avons été mandatés pour enquêter et effectuer des recherches sur 40 héros de la résistance algérienne. Au final, l’étude menée jusque-là a confirmé l’appartenance et l’origine algérienne de 24 crânes seulement après 18 mois de labeur. Neuf autres crânes feront encore l’objet de nouveaux examens techniques très poussées avant de nous prononcer. Pour le reste, les résultats des enquêtes ont infirmé leur appartenance à l’Algérie, mais à d’autres pays dont je tairai le nom. Il faut savoir aussi qu’au cours de nos recherches, nous sommes tombés sur les crânes des résistants de la bataille historique de Zaâtcha. Il s’agit de pas moins de 80 crânes.

Cette dernière découverte suppose-t-elle la poursuite de cette mission, malgré l’expiration du mandat ?

Pour dire vrai, cela dépendra des hautes autorités du pays. Mais lors de la remise du rapport de mission, j’ai relevé dans la conclusion la nécessité de poursuivre notre tâche pour rapatrier d’autres crânes de héros de la résistance algérienne. J’ai même exprimé le souhait de poursuivre cette œuvre, comme un devoir national. Parce que nous étions justement en phase de négociations pour le reste des crânes, mais l’avènement de la Covid a quelque peu bousculé l’ordre de l’agenda. Cela dit, nous avons pu mener jusqu’au bout notre tâche et remettre le rapport final sur les 24 crânes au président de la République.


Gilles Manceron : « Les archives sur la guerre d’Algérie peuvent recéler des choses inavouables »

par Hassina Mechaï, publié par Middel East Eye le 7 juillet 2020. Source

th-2.jpgVendredi 3 juillet 2020, la France a rendu à l’Algérie les restes de 24 résistants algériens tués au XIXe siècle pendant la colonisation française, qui se trouvaient au Musée de l’homme à Paris depuis 1880. Cette restitution intervient alors que le président algérien Abdelmadjid Tebboune a déclaré attendre des excuses de la France pour la colonisation de l’Algérie, tout en ajoutant qu’Emmanuel Macron était « quelqu’un de très honnête » et qu’il pourrait aider à instaurer un climat d’apaisement. Gilles Manceron est un historien français, spécialiste du colonialisme français. Il a été, aux côtés des historiens Benjamin Stora ou Olivier Le Cour Grandmaison, signataire d’une pétition qui, dès 2016, réclamait le retour de ces ossements humains. Il éclaire le contexte dans lequel cette décision a été prise et les enjeux de la reconnaissance du passé colonial.

Middle East Eye : Que sont ces ossements et crânes et quelle est leur histoire ?

Gilles Manceron : Ce sont des crânes qui ont été conservés par des officiers français lors de la conquête et des guerres qui ont émaillé le XIXe siècle en Algérie pendant la colonisation française [1830-1962]. Certains, à la suite de combats, se sont emparés des corps des ennemis et parfois les ont exposés avec une volonté de les désigner comme vaincus, puis se sont appropriés les restes, souvent les crânes.

Ces ossements se sont retrouvés dans des collections de médecins militaires puis, à leur décès, dans les collections du Musée d’histoire naturelle qui dépend du Musée de l’homme. C’est cette institution qui les a gardés pendant longtemps sans les exposer.

MEE : Ces crânes sont-ils clairement identifiés ?

G. M. : Oui, certains l’étaient. Les collectionneurs ont inscrit l’identité des personnes. Mais certains de ces ossements ne sont pas identifiés et ont été conservés dans une optique anthropologique.

Parmi ceux qui ont été restitués, certains sont identifiés de façon précise. Se trouve le crâne de Chérif Boubaghla, qui était un des chefs de la résistance déclenchée en Kabylie dans les années 1860, après la défaite du [chef religieux et militaire] Abdelkader dans l’Ouest algérien, à la frontière avec le Maroc.

Ces révoltes dans l’Est sont moins connues et reposaient sur des réseaux de confréries différentes. Celle de Kabylie a longtemps été victorieuse. S’y était illustré le personnage devenu légendaire de Lalla Fatma N’Soumer, une femme à la tête d’une révolte militaire.

Boubaghla, dont le nom de guerre signifie « l’homme à la mule », était l’un des chefs militaires capturés et tués et dont le crâne a été conservé comme un trophée. Les ossements de ses principaux lieutenants font également partie de la restitution.

Chérif Boubaghla et Lalla Fatma N’Soumer conduisant l’armée révolutionnaire, représentés par le peintre français Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, en 1866.
Chérif Boubaghla et Lalla Fatma N’Soumer conduisant l’armée révolutionnaire, représentés par le peintre français Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, en 1866.

MEE : Cette conservation au Musée de l’homme entre-t-elle dans cette tradition de taxonomie de l’espèce humaine caractéristique de la conquête coloniale ?

GM : L’époque du XIXe siècle était celle de la craniologie, de la mesure des angles faciaux pour mesurer, croyait-on, l’intelligence, dans une vision de la hiérarchie des races.

Ces médecins militaires ou ces anthropologues racialistes de la fin du XIXe s’intéressaient aux études anthropométriques. Mais cela se passait dans un contexte de conquête militaire et certains des crânes étaient plutôt considérés comme des trophées des militaires vainqueurs.

MEE : Vous avez été l’un des historiens signataires d’une pétition demandant dès 2016 la restitution de ces restes humains. Comment cette pétition a-t-elle été reçue en France et en Algérie ?

G. M. : Cette pétition n’a pas suscité d’écho clair auprès des autorités françaises. On nous a fait simplement savoir que cela allait être restitué. Mais cette pétition date de 2016, il a donc fallu quatre ans pour que cela arrive. Cette pétition avait été suscitée par un universitaire algérien qui enseignait dans une université française, Brahim Senouci. Les institutions muséales françaises n’ont absolument pas communiqué sur cette question.

La découverte de ces restes avait d’abord été faite par un archéologue algérien [Ali Farid Belkadi] vivant en France. Il avait aussi lancé une pétition antérieure à la nôtre, mais sans trouver grand écho auprès des autorités algériennes.

Quand on dit « L’Algérie a obtenu [les crânes] », qu’est-ce que l’Algérie dans ce cas ? Est-ce les autorités ou est-ce les citoyens ? Tout est parti de citoyens algériens qui ont sollicité le soutien d’universitaires et autres citoyens français et d’associations comme la Ligue des droits de l’homme.

MEE : Pourquoi cette restitution intervient-elle maintenant ?

G. M. : La décision est française. C’est le président de la République [Emmanuel Macron] qui a décidé de procéder maintenant à cette restitution. Il a dû considérer que c’était le moment de faire un geste.

Dans le domaine de la politique algérienne de la France et de la reconnaissance de son passé colonial, les autorités françaises ont un peu soufflé le chaud et le froid. On se souvient de la déclaration d’Emmanuel Macron à une chaine de télévision algérienne en février 2017, donc à la veille de sa campagne électorale. Il avait parlé de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité. Mais ces mots n’ont pas été confirmés pour d’autres événements comme [les répressions sanglantes du] 8 mai 1945 ou [du] 17 octobre 1961.

Il y a eu un geste en 2018, quand le président s’est rendu en septembre auprès de Josette Audin, veuve de Maurice Audin, afin de s’excuser au nom de la France. Il reconnaissait que le jeune mathématicien avait été tué par les militaires français qui le détenaient et que cela avait été rendu possible par un système de détention, torture et disparitions forcées.

Mais depuis ce geste, il s’est produit au contraire une fermeture des archives, qui a suscité la protestation des historiens.

MEE : Pourquoi cette fermeture ?

G. M. : La protestation des historiens contre la fermeture des archives est intervenue à la fin de l’année 2019. Cette fermeture faisait suite à ces annonces d’Emmanuel Macron, comme si certains dans les sphères du pouvoir ne souhaitaient pas que se réalise ce que le président de la République lui-même avait annoncé en 2018.

Il faut interroger la responsabilité du SGDSN [Secrétariat général de la défense et sécurité nationale], qui semble être un organisme discret mais décisionnel sur ces questions considérées comme un enjeu de sécurité nationale.

MEE : En quoi la mémoire de cette guerre serait-elle un enjeu de sécurité intérieure en France ?

G. M. : En rien. La consultation de ces archives découle d’une loi votée en 2008 qui fixe un délai de 50 ans : d’après ce délai, ce qui est antérieur à 1970 est consultable en 2020. Donc légalement, toutes les archives de la guerre d’Algérie sont accessibles.

Or, ont été mis en place des règlements qui obligent les archivistes à demander à l’administration versante — l’armée ou le ministère de l’Intérieur le plus souvent — l’autorisation avant toute consultation quand les documents ont été tamponnés « secret ». Or, beaucoup de pièces des archives militaires françaises concernant la guerre d’Algérie ont été pourvues de tampons « secret ».

Le SGDGN et certains éléments de l’armée peuvent avoir des réserves à ce qu’elles soient librement consultables, malgré les déclarations d’Emmanuel Macron au moment de sa visite à Josette Audin.

MEE : Au-delà, ces archives peuvent-elles révéler des choses inavouables sur ce passé en Algérie ?

G. M. : Oui, ces archives peuvent recéler des choses inavouables comme des ordres de pratiquer la torture de la part du commandement militaire, mais la plupart de ces faits sont connus grâce aux travaux des historiens. Cela viendrait les confirmer de manière indiscutable. Les choses émergent de plus en plus. Il est difficile désormais de les nier.

MEE : Le cérémonial entourant le retour de ces ossements a été très marqué côté algérien. Cette restitution alimente-t-elle la « rente mémorielle » dont jouent aussi les autorités algériennes ?

G. M. : Oui. Il faut se rappeler des déclarations du président algérien Abdelmadjid Tebboune le 8 mai souhaitant faire de cette date une journée de commémoration nationale. Cette déclaration a été suivie par le vote d’une loi instaurant officiellement cette journée et créant une indemnisation des victimes du 8 mai 1945.

Or, le pouvoir n’avait jusque-là jamais inclus les martyrs du 8 mai dans la mémoire nationale, qui était limitée aux combattant de la période [de la guerre d’Algérie] de 1954 à 1962. Les autorités algériennes ont négligé les combats qui ont eu lieu hors de cette période.

Cette décision peut aussi être comprise comme une récupération par le pouvoir algérien de cet événement et une tentative de régenter les recherches historiques.

Pour dire cela, je me réfère aux déclarations du conseiller à la mémoire et à l’histoire du président Tebboune, Abdelmadjid Chikhi, également directeur général du Centre des archives nationales. Il avait, juste avant la déclaration du président Tebboune sur le 8 mai 45, déploré que les historiens algériens s’inspirent trop, selon lui, des travaux en langues étrangères. Il les accusait aussi de ne pas écrire assez une histoire nationale.

MEE : Y-a-t-il un effet générationnel avec Emmanuel Macron qui permet de solder ce passif de la guerre d’Algérie ?

G. M. : Oui, cela a été noté. Mais notons aussi que François Hollande et Nicolas Sarkozy n’étaient pas de la génération qui a fait la guerre d’Algérie. Nicolas Sarkozy était dans une tradition politique conservatrice qui ne voulait pas revenir sur cette époque. Et François Hollande, dans celle des ambiguïtés du Parti socialiste, n’a pas été clair. Il a fait des petits gestes, au compte-gouttes.

C’est Emmanuel Macron qui est allé le plus loin. J’y vois l’influence de Paul Ricœur dans sa formation. Ce philosophe avait posé le devoir de vérité. Il y a peut-être aussi la volonté de faire un geste dans le cadre des relations franco-algériennes.

Mais je pense qu’il y a également la volonté de faire un petit signe dans le contexte du mouvement mondial du Black Lives Latter et l’affaire Traoré, où la société française s’interroge sur ce passé colonial.

MEE : Il resterait 18 000 ossements dans ce musée. Y-a-t-il d’autres ossements qui concerneraient d’autres anciennes colonies ou toujours l’Algérie ?

G. M. : La vingtaine de crânes qui ont été restitués n’est pas l’ensemble des crânes conservés dans cette collection du Musée de l’homme beaucoup plus importante. Il y a eu des restitutions antérieures de restes de révoltés canaques à la Nouvelle-Calédonie. Un peu sur le modèle de Saartjie Baartman, dite la Vénus hottentote, dont les restes avaient été restitués par la France à l’Afrique du Sud.

Pour ces autres ossements toujours conservés, nous n’avons pas d’informations. Certains ne sont pas identifiés. Mais si ces restes sont identifiés, cela pourrait donner lieu à d’autres restitutions.


Ci-contre : détail de la toile du peintre français Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, de 1866, représentant Chérif Boubaghla et Lalla Fatma N’Soumer à la tête de l’armée qu’ils avaient levée en Kabylie contre la colonisation française.

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