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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

Le Pen et la torture : tout commence en Indochine, par Alain Ruscio et Fabrice Riceputi

Avant de s'engager en Algérie, Le Pen le fit en Indochine, en 1954 et 1955. Un épisode très rarement évoqué et pourtant déterminant.

Avant de s’engager chez les parachutistes de la Légion en Algérie, comme d’autres militants ultranationalistes et anticommunistes, Jean-Marie Le Pen l’avait déjà fait en Indochine, en 1954 et 1955. Un épisode très rarement évoqué et sur lequel on dispose de peu de sources le concernant. Voici ce qu’en disent les historiens Fabrice Riceputi et Alain Ruscio.

L’école de la contre-insurrection

En 1953, « pistonné » au ministère de la Défense nationale, Jean-Marie Le Pen entre sur dispense à l’école d’officiers de Saint- Maixent, en vue d’aller combattre « les Rouges » en Indochine. Son zèle et son obsession anticommuniste y indisposent plus d’un élève officier. Il fait par exemple un scandale, car, selon lui, au ciné-club de Saint-Maixent, on projette aux élèves officiers des « films communistes ». Il sort sous-lieutenant de cette formation et est affecté dans la Légion, au 1er bataillon étranger de parachutistes (BEP), dont nombre de sous-officiers sont d’anciens SS, et qu’il rejoint en avril 1954 à Sétif. Il passe son brevet de parachutiste en Algérie. La nouvelle de la chute de Diên Biên Phu lui parvient sur le navire qui le conduit en Indochine, où il arrive en juillet 1954 et qu’il évacuera en août 1955. Que fait-il durant cette année ? À Hanoï, il « participe à des opérations de maintien de l’ordre dans la périphérie et les faubourgs », se signale par ses entorses à la discipline de la Légion et par sa permanente logorrhée nationaliste et anticommuniste. À Saïgon, il est employé à la rédaction de Caravelle, le bulletin d’information et de propagande interne au corps expéditionnaire français. C’est en « Indo » qu’il acquiert les rudiments de la guerre « antisubversive », comme la plupart des officiers qui allèrent ensuite la pratiquer en Algérie sous les ordres du général Salan. Le Pen y noue également de solides complicités politiques avec des officiers parachutistes d’obédience fasciste tels que Roger Degueldre et Pierre Sergent, futurs dirigeants de l’OAS et piliers de l’extrême droite française à partir des années 1950. Ses amis proches, Jacques Peyrat et Jean-Maurice Demarquet, futurs cofondateurs avec lui du Front national en 1972, y sont eux aussi engagés volontaires, avec les mêmes motivations idéologiques. On peut raisonnablement faire l’hypothèse que c’est à cette période qu’il se familiarise – comme beaucoup d’officiers et d’hommes de troupe – avec les procédés de détention et d’interrogatoire qui seront reproduits à grande échelle en Algérie. En particulier, entre autres pratiques qui lui seront reprochées à Alger, on peut citer la « mise au tombeau », c’est-à-dire l’enfermement prolongé des « suspects » en attente d’interrogatoire dans des fosses creusées dans le sol et recouvertes de barbelés. Ainsi que l’emploi d’une technologie tortionnaire déjà pratiquée par la Sûreté indochinoise dans les années 1930 et adoptée par l’armée française en Indochine dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale, la torture moderne à l’électricité, souvent appelée le « téléphone » ou la « gégène ». (Fabrice Riceputi, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, 2024, p. 54-56).


Le Pen et l’Indo : les premières armes

Les diverses notes nécrologiques parues dans la presse au lendemain du décès de Jean-Marie Le Pen n’évoquent que furtivement son (court) séjour en Indochine. Pourtant, il se pourrait bien que, de son propre aveu, cet épisode ait été déterminant dans son évolution politique.

Rappelons les faits. Lors de la bataille de Dien Bien Phu (20 novembre 1953-7 mai 1954), puis après la chute du camp retranché, l’extrême droite commença un long et habile processus de réimplantation dans la société française. Pour les contemporains restés attachés aux valeurs coloniales, pour bien des anciens d’Indo, la trahison de l’intérieur, le coup de poignard dans le dos, étaient à n’en pas douter la cause première, voire la cause unique, des revers de l’armée française. Un opposant à la guerre, Jean-Marie Domenach, ironisa : « “Nous n’avons pas en face de nous une armée, mais des bandes rebelles“ : tel était le slogan officiel de la guerre d’Indochine. Il faut donc que l’armée ennemie n’ait pas existé ; il faut donc avoir été la victime non pas des canons, ou de l’habileté, ou du courage de l’adversaire, mais de la trahison, la magique trahison qui permet d’être battu en continuant d’avoir raison[1]. »

Des feuilles comme Jeune Nation, Rivarol et Action française reprirent leurs litanies contre la gueuse (lire : la République) et l’anti-France, au premier rang de laquelle figurait le PCF (un cinquième des suffrages à cette époque). Le désenchantement, la rancœur étaient propices à toutes les manœuvres. Claude Bourdet, grand résistant et éminente figure de la « troisième gauche », dénonça « une nouvelle ligue fasciste » en train de se reconstituer[2].

Au cœur actif – activiste – de cette ligue, une Association des anciens du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient et des forces françaises d’Indochine, devenue Association des Combattants de l’Union française (ACUF). Derrière des présidents d’honneur respectables comme le général Fay, ancien commandant en chef de l’armée de l’Air en Indochine, ou l’amiral Auboynneau, qui y commanda la Marine, il y eut bien des baroudeurs revenus d’Extrême-Orient, Indochine ou Corée (Roger Delpey, Yves Gignac), mais aussi des politiciens roués de la mouvance gaulliste (Michel Debré, Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti) des députés de la droite extrême (Pierre André, Jean Legendre) [3], les gros bras de Paix et Liberté de Jean-Paul David, ou du Mouvement Jeune Nation des frères Sidos. Le jeune Jean-Marie Le Pen y fit ses premières armes, avant un court séjour en Indochine, après le cessez-le-feu. Il en tira une leçon : les guerres se perdent « ailleurs que sur les champs de bataille. Je me jurai que si j’en revenais, je consacrerais ma vie à la politique »[4].

Les incidents se multiplièrent. Déjà, le 4 avril, un mois avant la chute du camp, lors d’une cérémonie place de l’Étoile, le président du Conseil, Joseph Laniel, et le ministre de la Défense, René Pleven, avaient été pris à partie, bousculés et même frappés, aux cris de « Vive l’Armée », « Pleven assassin », « Pleven à Dien Bien Phu », par des militants d’extrême droite, mais aussi des militaires en civil, Michel Tauriac, Roger Delpey, Pierre Demarquet et de nouveau Jean-Marie Le Pen[5].

 C’est d’ailleurs par l’intermédiaire d’un des piliers de l’ACUF, Roger Delpey, que Le Pen fit plus tard la connaissance de Pierre Poujade, puis devint, en janvier 1956, le plus jeune député de France. On connaît la suite : il fut élu le 2 janvier 1956 (plus jeune député), avant de repartir sur une autre terre coloniale, l’Algérie, où il commit les exactions que l’on sait.

Alain Ruscio


[1] Jean-Marie Domenach, « L’Affaire qui est derrière l’Affaire », Esprit, mai 1955.

[2] Claude Bourdet, L’Observateur, 20 mai 1954.

[3] Jean-Raymond Tournoux, Secrets d’État, chapitre VI, « La nouvelle Cagoule », Plon, Paris, 1960. Roger Delpey est un personnage lié à divers réseaux gaullistes plus ou moins légaux, ami proche de Jacques Foccart, aux côtés de qui il prit une part active à la prise du pouvoir de De Gaulle. Plus tard, il devint conseiller de Jean-Bedell Bokassa. Son nom fut prononcé lors de l’affaire des diamants de Giscard.

[4] Le Pen, Les Français d’abord, Carrère, Paris, 1984, p. 42.  

[5] Le Monde, 6 avril 1954.

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