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Le passé franco-algérien : manœuvres politiciennes ou regard lucide ?

Sur le passé franco-algérien, on a assisté fin novembre et au début de décembre 2023, d'une part, à une tentative remise en cause du traité signé entre les deux pays en 1968 qui a heureusement échoué, et, d'autre part, à la première rencontre des membres de la commission binationale constituée dans la suite du rapport Stora.

A l’Assemblée nationale, lors de la tentative de remise en cause, au début de décembre 2023, du traité franco-algérien de 1968, c’est l’opposition de l’ensemble des députés de gauche et de la majorité des députés macronistes qui a fait obstacle à une manœuvre des députés LR et de la droite macroniste soutenue par le RN.

Quant à la commission bi-nationale sur l’histoire de la colonisation française et de la guerre d’indépendance, ses dix membres se sont rencontrés pour la première fois à Constantine du 21 au 24 novembre, avec quelques avancées qui demanderont à être confirmées, une réunion dont, à l’exception du Monde, la presse française n’a pratiquement pas fait écho.


Le passé franco-algérien : instrumentalisation ou regard lucide ?

par Gilles Manceron, publié dans Mediapart le 10 décembre 2023.

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Alors que le projet de loi Darmanin vise à restreindre l’immigration et à rendre de plus en plus difficile le sort des personnes étrangères résidant en France, notamment d’origine algérienne, par des atteintes croissantes à leurs droits aux soins, au travail et à la liberté de circulation, une manœuvre de la droite et d’une partie de la macronie qui cherche à se rapprocher de la droite extrême pour trouver une majorité au Parlement, a voulu remettre en cause le traité franco-algérien de 1968.


Jeudi 7 décembre 2023, les députés LR et ceux de la droite macroniste ont essayé, avec le soutien du RN, de faire adopter une proposition de résolution visant à remettre en cause ce traité afin de réduire l’immigration des Algériens en France et de faciliter les expulsions : « C’est bien la dénonciation unilatérale de cet accord, par les autorités françaises, que nous préconisons ». Le projet a été présenté par Michèle Tabarot, députée des Alpes-Maritimes, fille de l’ancien responsable de l’OAS[1] Robert Tabarot, qui a déclaré dans son intervention : « je suis fière de mon histoire familiale ». La première ministre, Elisabeth Borne, a même tenté d’encourager cette manœuvre en dépit de ses engagements antérieurs. Comme l’a expliqué un article de Mediapart, les macronistes et la gauche ont fait échouer cette offensive.

Un traité justifié par l’histoire

Ce traité du du 27 décembre 1968 relatif à l’accueil des ressortissants algériens en France a fait à ces derniers des conditions légèrement différentes des autres candidats à l’immigration. L’idée d’y mettre fin avait été lancée par Edouard Philippe en juin 2023 dans un article de l’hebdomadaire L’Express. Elle a été réactivée le 7 décembre, en profitant d’une « niche parlementaire » à l’Assemblée nationale, par le groupe LR, soutenue par le groupe Horizon et, sans surprise, par celui du RN. Plus surprenante a été la bienveillance à son égard d’Élisabeth Borne qui, dans une recherche désespérée d’appuis parlementaires, a déclaré dans un entretien au Figaro le 7 décembre que l’idée de renégocier ce traité international était « à l’ordre du jour ».

Triste épisode d’un feuilleton politique franco-français qui s’inscrit dans les efforts du gouvernement de rassembler une majorité pour faire passer ses mesures régressives sans recourir au « 49-3 » ; et qui a probablement aussi un rapport avec le positionnement d’Edouard Philippe dans la perspective des prochaines élections présidentielles. Mais son idée n’a aucune justification au regard de l’histoire car ce traité a répondu à la nécessité de prendre en compte, dans le contexte où la France et l’Algérie étaient devenues en 1962 deux pays indépendants, l’existence d’un passé franco-algérien de cent trente-deux ans qui avait eu, puisque le statut de l’Algérie avait été différent de celui des deux pays voisins du Maghreb, des conséquences multiples dans la vie de nombreux habitants de l’Algérie considérés comme français. Ce long passé a été l’occasion de nombreux mouvements migratoires pour des raisons économiques ou liées aux recrutements lors des deux guerres mondiales qui ont eu des conséquences sur la vie familiale d’un grand nombre de personnes. Cela exigeait après l’indépendance de l’Algérie que soit prises des dispositions particulières pour le déplacement et le séjour de personnes jusque-là françaises et devenues d’une nationalité différente, dispositions qui sont restées nécessaires pour les générations suivantes.

En 1962, les accords d’Evian qui définissaient les conditions de l’indépendance du pays prévoyaient une libre circulation des ressortissants des deux pays. En 1968, l’Algérie et la France présidée par le général de Gaulle se sont entendues sur le sujet de l’immigration entre les deux pays par cet accord relatif « à la circulation, à l’emploi et au séjour en France des ressortissants algériens et de leurs familles », dont le texte est accessible sur le site du ministère de l’Intérieur, qui concerne notamment les modalités du regroupement familial.

Modifiés par trois avenants depuis 1968, ces droits de circulation ont été réduits. Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) écrit sur son site : « Si le troisième avenant à l’accord, signé le 11 juillet 2001 (et entré en vigueur le 1er janvier 2003), a aligné pour l’essentiel le régime des Algériens sur le droit applicable aux autres étrangers, les lois restrictives adoptées depuis (les 26 novembre 2003, 24 juillet 2006, 20 novembre 2007 et 16 juin 2011) ne les concernent pas. Si bien que la situation des ressortissants algériens est aujourd’hui, en droit, un peu moins défavorable que celle des autres populations étrangères ».

Cet accord se justifie donc par l’histoire, et, même s’il a fait l’objet par la suite d’amendements acceptés par les deux Etats, il serait absurde de vouloir le gommer d’un trait de plume.

C’est au moment où un énième projet de loi sur l’immigration est en cours d’examen parlementaire et débattu à partir de lundi 11 décembre à l’Assemblée nationale que les députés Horizons et LR ont soutenu un texte demandant la dénonciation de cet accord franco-algérien : « nous voulons en finir avec cette exception juridique qui facilite l’immigration des ressortissants algériens vers notre pays ». Leur tentative de remise en cause a été repoussée par 151 voix contre et 114 pour, grâce aux votes des député(e)s de Renaissance et des partis de la Nupes. Elle s’inscrivait dans ce même affichage de « fermeté » face à l’immigration, c’est-à-dire de repli nationaliste et xénophobe, qui se retrouve dans le projet de loi porté par Gérald Darmanin.

Il s’agit bien d’une affaire politique française, qui s’inscrit dans les tentatives de rapprochement de la droite macroniste avec la droite LR et l’extrême droite sur la question sensible de l’Algérie. A l’opposé de ce qu’a déclaré Emmanuel Macron qui a désavoué sa première ministre en déclarant : « Je n’avais pas compris que la politique étrangère de la France était définie au Parlement ».

La commission franco-algérienne issue du rapport Stora s’est mise au travail

Reste que le président de la République a émis des signaux contradictoires sur la question de la reconnaissance du passé franco-algérien. Candidat à sa première élection, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » de « vraie barbarie ». Une fois élu, il avait reconnu en septembre 2018 la pratique systématique de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie et dit à Josette Audin, la veuve du jeune mathématiciens Maurice Audin, que celui-ci avait été assassiné par les militaires français qui le détenaient. Et il a demandé à l’historien Benjamin Stora un rapport sur cette question du passé franco-algérien.

Une commission binationale a fini par être mise en place pour travailler sur l’histoire et la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Cette commission binationale franco-algérienne issue du rapport Stora s’est réunie physiquement pour la première fois à Constantine du 21 au 24 novembre (après deux réunions à distance). L’autonomie de cette commission par rapport aux pouvoirs politiques des deux pays est loin d’être acquise. Il n’appartient pas aux responsables politiques d’écrire l’histoire et de définir des sujets autorisés et d’autres à ne pas aborder. Les historiens des deux pays n’ont pas attendu une décision des autorités politiques pour travailler ensemble, avec aussi des historiens d’autres pays. Ils ont souvent organisé des rencontres scientifiques. Des livres ont été codirigés, dès les années 1980, par Mohammed Harbi et Benjamin Stora ainsi que par d’autres[2].

Il reste beaucoup de travail à faire dans les deux pays pour une ouverture des archives qui soit réelle. En France, il faut combattre la tradition de fermeture qui se fonde sur l’idée de « secret défense » invoquée pour cacher des faits historiques. Les recherches sur les « sections de grottes » créées en 1956 par l’armée française pour asphyxier les combattants algériens ou les civils réfugiés dans des grottes, ne doivent pas se heurter à des obstacles dressés par certains milieux de l’armée et de la haute administration. Il faudrait faciliter également les déplacements des chercheurs algériens pour des séjours de travail en France et éviter qu’un petit nombre d’experts désignés par les responsables politiques aient le monopole de l’accès aux archives, en excluant les étudiants en histoire, les journalistes et les autres chercheurs. Les décisions à cet égard de la première réunion de la commission binationale franco-algérienne telles que rapportées par Le Monde paraissent encourageantes mais elles comportent des risques et leur mise en œuvre sera à suivre de près.

D’une manière générale, les travaux de cette commission binationale seront à suivre avec attention. Le Monde signale des échos contradictoires dans la presse algérienne. Dans un interview donné à RFI, Benjamin Stora a expliqué ses travaux, le calendrier qu’elle a prévu et évoqué la restitution symbolique par la France à l’Algérie d’objets ayant appartenu à l’Emir Abd El-Kader. Dans un quasi silence de la presse française, à quelques exceptions près dont Le Monde, c’est dans un article d’un journal algérien, L’Expression, qu’on trouve le plus de renseignements sur son programme. Il annonce qu’une prochaine réunion en janvier 2024 s’attachera à établir une chronologie des faits militaires, politiques, économiques, sociaux et culturels survenus entre 1830 et 1962 ; à la fondation d’une bibliothèque commune de recherche et de sources imprimées ou manuscrites sur le XIXe siècle ; et à la création d’un portail numérique consacré aux sources imprimées, aux archives numérisées, aux thèmes et aux travaux de recherche, à la cartographie et aux ressources iconographiques, sonores et filmiques. Il est aussi question de l’identification des cimetières, tombes, et détenus algériens décédés en France au XIXe siècle et de la numérisation des registres d’état-civil et des cimetières de la période coloniale en Algérie. A suivre.

La persistance des traces de cette histoire

La particularité du passé franco-algérien est de n’être pas seulement une question d’histoire mais aussi un enjeu essentiel pour notre présent. Faire reculer le racisme dans la société française, s’opposer à l’arrivée au pouvoir de la droite extrême, impliquent de regarder en face notre histoire coloniale dont la colonisation et la guerre d’Algérie sont des éléments essentiels. L’incapacité des institutions et des forces politiques à se livrer à la déconstruction du discours justifiant la colonisation porté durant près d’un siècle par la République a ouvert un boulevard à la l’essor de l’extrême droite. Le racisme anti-arabe n’a fait que croître. Dans l’institution policière, il induit des violences récurrentes. Dans le pays et surtout dans l’espace politique, il se traduit par une insuffisance d’indignation choquante face au sort subi par certains de nos jeunes concitoyens ou par celui des Palestiniens.

[1] « Organisation armée secrète », organisation terroriste qui a fait des milliers de morts en Algérie et quelque 70 sur le territoire métropolitain, et qui a tenté à plusieurs reprises d’assassiner le Président de la République française.

[2] Tel l’ouvrage collectif paru en 2012, Histoire de l’Algérie à la période coloniale, dirigé par deux auteurs algériens, Abderrahmane Bouchène et Ouanassa Siari Tengour, et l’historienne et l’historien français, Sylvie Thénault et Jean-Pierre Peyroulou, publié en France et en Algérie. Ou D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire, de Gilles Manceron et Hassan Remaoun, préface d’Edgard Pisani et postface de Mohammed Harbi, Syros, 1993.


Historiens français et algériens relancent le dialogue mémoriel à Constantine

par Frédéric Bobin, publié dans Le Monde du 23 novembre 2023.

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La troisième réunion de la commission franco-algérienne concernant la mémoire de la colonisation s’est accordée sur la restitution à l’Algérie de « biens symboliques » de l’émir Abdelkader et l’approfondissement d’un travail historiographique.

Le fantôme de l’émir Abdelkader, héros de la résistance algérienne à la conquête française, promet de s’inviter ces prochains mois dans l’agenda diplomatique. La commission mixte d’historiens français et algériens, qui a tenu mercredi 22 novembre, à Constantine, sa troisième réunion depuis sa formation en avril, s’est accordée sur l’objectif d’une « restitution à l’Algérie des biens symboliques, comme ceux ayant appartenu à l’émir Abdelkader ou à d’autres personnalités algériennes ».

Si le communiqué final publié à la suite de la réunion n’entre pas dans le détail, l’épée, le burnous et un exemplaire du Coran ayant appartenu au chef politico-spirituel algérien figurent parmi ces « biens symboliques » voués à être rendus à Alger. L’émir Abdelkader avait vécu de 1848 à 1852 en captivité au château royal d’Amboise (Indre-et-Loire) après avoir mené la résistance des tribus de l’Ouest algérien à la conquête française commencée en 1830.

Le gouvernement algérien a toujours fait de la récupération de ses biens restés en France une affaire d’honneur national. Une telle opération de restitution devra surmonter nombre d’obstacles juridiques – certains de ces biens ayant fait l’objet d’acquisitions privées –, mais Paris semble s’être résolu à avancer sur ce dossier, en particulier sous l’insistance de l’historien Benjamin Stora, coprésident de la commission mixte

« Remise en perspective historique dans la durée »

Cette instance conjointe, composée à parité de cinq historiens français et cinq historiens algériens – nommés par les chefs d’Etat des deux pays –, est la cheville ouvrière du travail de dialogue mémoriel dans lequel se sont engagés les présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune. L’idée d’une telle commission avait été suggérée, en juin 2022, par le président algérien lors d’une rencontre à Alger avec M. Stora, auteur d’un rapport sur la réconciliation des mémoires franco-algériennes commandé par M. Macron. A l’issue de la visite du chef d’Etat français à Alger quelques semaines plus tard, on s’était engagé à assurer « une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire », dans le but d’« appréhender l’avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays ».

Outre la restitution des « biens symboliques » de figures historiques, tel l’émir Abdelkader, la commission réunie à Constantine a convenu d’approfondir le chantier de l’historiographie. Il s’agira en particulier d’« élaborer une chronologie » des épisodes marquants de la période coloniale et une « bibliographie commune des recherches et des sources en Algérie et en France sur le XIXe siècle ». L’accent mis sur ce dernier répond au souhait des Algériens de remonter le fil des violences ayant accompagné la conquête, un aspect de l’histoire qui avait été à leurs yeux insuffisamment exploré dans le rapport Stora.

L’historien français, devenu de facto l’inspirateur de la politique mémorielle de M. Macron concernant l’Algérie, convient aujourd’hui qu’il est nécessaire de combler cette lacune. « Il faut un travail de remise en perspective historique dans la durée, confie M. Stora au Monde. Sinon, on commence toujours cette histoire par la fin. On ne comprend rien à la cruauté de la guerre d’Algérie si on ne travaille pas sur la colonisation de peuplement, sur la colonisation tout court. »

La commission mixte suggère, en outre, le « lancement » d’un « programme d’échange et de coopération » en vertu duquel quinze doctorants et chercheurs algériens viendraient travailler sur les archives françaises, tandis que quinze de leurs pairs français iraient se pencher sur les archives algériennes. Les deux pays sont invités à offrir « toutes les facilités d’accès aux fonds ». Enfin, la commission appelle de ses vœux « l’identification des cimetières et des tombes » de détenus algériens enterrés en France et la « valorisation de ces lieux de mémoire »

Dépendance à l’égard des impératifs d’Etat

Ce travail conjoint « ne vise pas à écrire un récit commun » à l’image du manuel d’histoire franco-allemand, selon M. Stora, mais à encourager « les circulations, les échanges et les confrontations de sources ». Les bonnes intentions énoncées par la commission seront vraisemblablement sujettes à bien des écueils, voire à des obstructions. L’ouverture des archives aux chercheurs demeure sans aucun doute la question la plus sensible, notamment dans une Algérie très verrouillée, où domine une vision mythologique de l’histoire. De son côté, si la France a consenti bien des avancées ces deux dernières années, elle n’est pas non plus exempte de tout reproche de la part des chercheurs, en particulier à propos des dossiers (essais nucléaires, armes chimiques, etc.) couverts par le secret-défense.

Mais la principale limite de cette commission est sa dépendance à l’égard des impératifs d’Etat de la relation diplomatique entre Paris et Alger. Les vicissitudes qui ont émaillé ses premières réunions ont illustré à quel point elle constitue un baromètre politique : les réunions se tiennent quand le lien est fluide entre les deux capitales, elles sont ajournées quand la situation se tend. Ainsi, la perspective d’une visite d’Etat de M. Tebboune en France – déjà annoncée en 2022 avant d’être ajournée – crée une atmosphère plutôt studieuse, la commission offrant de la substance à de futures annonces officielles.

Une autre source de fragilité est que l’appareil algérien n’est apparemment pas unanime quant à ce dossier mémoriel, la bonne volonté affichée par M. Tebboune étant souvent contredite par une tonalité plus négative émanant de certains cercles du régime. La couverture de la réunion de Constantine par le quotidien de langue arabe El Khabar l’a bien illustré. « L’approche des historiens français : pas de cession des biens des chefs de la résistance populaire ! », a titré le journal en faisant fi du communiqué final qui évoquait l’émir Abdelkader. Un avertissement concernant d’éventuelles difficultés à venir.

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